Kepel, le djihadisme, la crise de l’islamologie et « l’humanisme bourgeois tardif ».

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islamophobie_01Juste après la révolte des banlieues de l’automne 2005, la direction de l’EHESS organisait les «   états-généraux   » de la recherche en sciences sociales pour dresser un bilan. Mais ce qui restait de l’islamologie n’a pas participé à ce début d’examen de conscience collectif. Ni les représentants de l’islamologie «   politisée   », ni les sociologues de l’ISSMM ne se sentirent concernés. Les islamo-politistes étaient en train d’essentialiser les problèmes de l’Islam politique. Et, au nom d’une singulière conception des relations entre «   le savant et le politique   », l’ISSMM, avait repris allègrement à son compte l’optimisme, sur l’Islam et sur l’intégration, du président du Haut Conseil de l’Intégration, un ancien ministre pour lequel la direction de cet institut manifestait une révérence obséquieuse. La révolte des banlieues de l’automne 2005 sonnait comme un démenti cinglant au discours «   politiquement correct   » et «   islamiquement correct   » de l’ISSMM, qui avait plus plus à voir avec les échéances électorales qu’avec l’impartialité du chercheur.
L’islamologie «   politisée   », qui s’obstinait à ignorer les difficultés grandissantes d’intégration signalées par la sociologie de l’immigration, ne se sentait pas plus concernée, surtout après l’échec des nombreuses tentatives d’   «   islamiser   » à tout prix la révolte des banlieues.
Cette tentative de prendre en charge scientifiquement les difficultés d’intégration n’a pas eu les résultats escomptés parce qu’elle n’a pas été encouragée en haut lieu. Mais elle aura eu le mérite d’aider à apprécier à sa juste valeur la «   théorie   » de Finkielkrault qui dénie le droit aux jeunes musulmans des banlieues d’être perçus à travers les acquis de la recherche en sciences sociales. Le médiatique philosophe expliquait tout par le « djihad » que les jeunes d’origine musulmane aurait dans leur l’ADN.
Puis les responsabilités des islamo-politistes furent soulignées après la chute des dictatures de Ben Ali et de Moubarak. En faisant croire que «   la dictature est un rempart contre l’intégrisme   », certains islamo-politistes avaient égaré les esprits
Il aura fallu les attentats de janvier et ceux de novembre 2015 pour conduire à de plus sérieux examens de conscience.
Les chercheurs refusant les visions réductionnistes, qui vont souvent de pair avec les présupposés idéologiques, conclurent à la nécessité de prendre à bras le corps et sérieusement cette fois-ci tous les problèmes liés aux «   3I   » (Immigration-Intégration-Islam).
Mais après le 7 janvier, ces voix restèrent inaudibles, les médias préférant inviter les apprentis-réformateurs de l’Islam prescrivant de «   changer de théologie   », voire de «   modifier le Coran   ».
Après le 13 novembre 2015, il a été question de changement de politique étrangère plutôt que de «   changer le Coran   ». Cela a conduit à un changement de ministre des Affaires Etrangères, après que  Valls eut parlé  d’   «   apartheid social   », et Macron de «   terreau  du terrorisme ».
Il en est résulté un net progrès dans les débats qui avaient été très confus à cause de la part d’irrationnel qui marque encore tout discours laïcisant sur l’Islam, même quand son auteur est de bonne foi. Il est apparu qu’une prévention des radicalisations ne saurait ignorer l’éducation musulmane en France. «   L’Islam familial   », apolitique, éthique et pacifique, a besoin d’être relayé par des connaissances islamiques plus élaborées qui ne peuvent être produites que dans un «   espaces d’expression intellectuelle et scientifique de l’islam garanti par l’Etat laïque   », pour permettre l’intelligence de la foi et l’encadrement des jeunes, dont aucune religion, dans aucune société ne peut se passer. La proposition de l’ouverture d’un tel espace avait été faite à plusieurs reprises par le regretté Mohammed Arkoun a un moment où les études islamiques n’arrêtaient pas de décliner. Arkoun proposait entre autres, un laboratoire d’études sur le Coran et une Université ouverte pour instruire le grand public. L’ISSMM, né du détournement de l’Ecole des Hautes Etudes de l’Islam, présenté par Chevènement, renonça à l’Université ouverte et jugea inutile la rénovation des études sur le Coran. On voit, depuis que le sang a coulé, à quel point la révision en baisse du projet d’EHEI, après son détournement, relevait de l’irresponsabilité.
Gilles Kepel est celui qui s’exprime le plus souvent sur ces graves questions dans les médias. L’article qu’il a cosigné dans Libération du 15. 3. 2016 (« Radicalisations » et « islamophobie »: le roi est nu   »), résume ses véhémentes chicayas. Il indispose par son ton de donneur de leçons tous azimuts, ainsi que par sa démarche tendant à s’assurer un monopole dans tout ce qui touche sinon à tout l’islam, du moins au «   djihadisme   ». Il s’entête à nier, contre l’évidence, l’existence de l’islamophobie qui ne serait, selon lui, qu’une invention des plus machiavéliques parmi les  islamistes eux-mêmes. Ce faux concept (à ses yeux) empêcherait toute critique des islamistes, par « tétanisation » des chercheurs craignant de faire de l’islamophobie…
Kepel veut aussi écarter tous les non-arabisants de l’étude du djihadisme dont il serait le seul à  connaître la quintessence. On aimerait savoir pourquoi un pareil interdit linguistique ne s’appliquerait pas à lui?  Car, sans connaître le berbère, il a publié  un volume sur  sa «   passion kabyle   », paru après un bref  séjour  sur le Djurdjura. Et si la langue arabe comptait tant pour lui pourquoi ne lui connaît-on aucune participation aux dénonciations des freins mis à l’enseignement de cette langue en France, à commencer par la suspension régulière du CAPES d’arabe?
Cela dit, et abstraction faite de ses contradictions assumées, Kepel a raison de déplorer le «   démantèlement   » des études islamiques. Mais il n’illustre son propos que par un seul et unique exemple, sa propre éviction de Sciences Po après la suppression en décembre 2010 du programme «   Monde arabe   ». On sait maintenant que ce n’était pas les études arabes qui étaient visées, mais celui qui en avait la charge. Il lui était reproché quelques écarts avec l’orthodoxie financière. Il a été jusqu’à solliciter des financements séoudiens, après avoir demandé, vainement, à rencontrer le PDG de la …Sonatrach algérienne. Plus récemment, à chaque visite en Algérie, il se fait inviter le journal Liberté qu’il préfère à tous les autres parce qu’il le croit en mesure de l’introduire chez le milliardaire Issaad Rabrab.  Par ses préférences pour les milieux industriels et financiers, et sans chercher à établir des relations avec les chercheurs de ces pays, Kepel confirme le jugement de Berque sur des Anglo-saxons pour qui « les Arabes ne seraient que les accessoires humains des puits de pétrole… ».
En outre, le «   démantèlement   » était visible depuis un quart de siècle. Il suffit de rappeler la suppression pure et simple de la chaire de droit musulman de Paris   I qui conduit encore au départ des dizaines d’étudiants orientaux en Grande Bretagne et au Canada pour y suivre des études juridiques qu’ils auraient voulu faire chez les successeurs de Berger-Vachon. Après le départ à la retraite de Roger Arnaldez, sa chaire de philosophie musulmane de Paris IV fut transformée en chaire de…philosophie allemande   ! C’était l’un des rares endroits où l’on pouvait étudier l’éthique musulmane dont on nous dit, à juste raison, que son enseignement servirait à prévenir les radicalisations. On peut citer, entre autres exemples de démantèlement, le sort du Centre d’Etudes de l’Orient Contemporain dont le décret de création avait été rédigé par le général De Gaulle lui-même, qui recommandera de porter à plus de vingt par an le nombre d’agrégés d’arabe. Le déclin des études islamiques des trente dernières années a été béni par un arabisant qui savait naviguer dans les eaux du pouvoir et dont le jeune Kepel bénéficia des protections.  Il y aurait à examiner les fluctuations de Kepel, dans le cadre d’une enquête sur cet enquêteur, qui l’amenèrent à se poser en spécialiste de toutes les religions sur les cinq continents (ce qui supposait la connaissances d’au moins une demi-douzaine de langues), puis à renoncer au modèle égyptien pour voir l’islamisme mondial à travers le modèle algérien, sous l’effet de la fascination pour les généraux algériens. C’est cette fascination pour les « janviéristes » algériens qui fut l’origine de l’audace de son islamo-futurologie qui l’amené à annoncer, doctement, la fin de l’islamisme dans « Djihad ». Après la multiplication des démentis (comme un certain 11 septembre 2001) apportés à cette imprudente islamo-futurologie, le Figaro, où l’on croyait à sa prescience, n’arrêta pas d’ironiser sur “l’imam Kepel”…
Si Kepel avait le souci de la maintenance de la tradition islamologique française il n’aurait pas transformé cette question en un simple prétexte à sa propre victimisation. Il se serait soucié surtout de la mise en échec systématiques des projets destinés à la rénovation de l’enseignement musulman lui-même,   dont l’utilité dans la prévention des radicalisations est autrement plus grande que la multiplication des budgétivores enquêtes sur les musulmans qui se trouvent suspectés en permanence pour les besoins de l’accompagnement, plus ou moins savant, de la politique du tout-sécuritaire.
Non seulement Kepel n’avait pas manifesté un grand intérêt pour les projets pouvant avoir des effets bénéfiques sur l’éducation musulmane, mais il lui est arrivé de participer à leur sabotage. Jospin et Allègre participèrent au sabotage de deux projets présentés par Arkoun. La première fois, ils refusèrent en 1992 de le recevoir au ministère de l’Education pour entériner l’acceptation par l’Ecole Pratique des Hautes Etudes d’un Centre National des Etudes sur l’Islam. La deuxième fois, ils bénirent, en 1999, le détournement du projet d’Ecole des Hautes Etudes sur l’Islam en tolérant un vrai copinage au profit d’une candidate malheureuse à la présidence de l’EHESS. Entre ces deux fâcheux épisodes, André Trocmé soumit, fin 1996, un projet réalisant un compromis entre le premier projet de Faculté de Théologie musulmane à Strasbourg et le CNEI. Dès que ce nouveau projet est revenu aux oreilles du chroniqueur religieux du Monde (alors très proche du cardinal Lustiger), le journal du soir s’est empressé de publier, en janvier 1997, une interview de Kepel qui accusa Trocmé de contrevenir à la laïcité et de mettre en péril «   la neutralité axiologique de l’université   » en lui reprochant de vouloir «   former les imams   » dans un établissement public ! Mais cette alliance objective entre un cléricalisme et un corporatisme laïciste reposait une accusation gratuite. Car rédaction du Monde a vérifié que le projet de Trocmé précisait explicitement qu’il n’a jamais été question de «   formation d’imams   » à l’université Marc Bloch. Il convient de signaler que l’accusation de former des imams à l’université continue d’être adressée à Arkoun par les directions successives de l’ISSMM pour atténuer l’embarras dans lequel les met toute allusion au détournement du projet d’EHEI.
Kepel critique aussi, et à juste titre encore, les chercheurs sur l’Islam qui se contentent des descriptions servant surtout à rédiger des fiches signalétiques de police. Mais cette critique sonne comme un désaveu d’une bonne partie de son œuvre. Car qu’est-ce que «   les banlieues de l’islam   » sinon un ensemble de «   fiches signalétiques   » fournies par un service sécuritaire, et auxquelles il a ajouté ses propres légendes. Pour les besoins de son échange de bons procédés avec cette administration sécuritaire, il s’est attribué une bonne connaissance de deux parmi les nombreux grands intellectuels de l’Islam en France   : Malek Bennabi (1905-1973) présenté comme «   maître à penser d’une génération d’activistes   »(sic), et Muhammad Hamidullah (1908-2002) rangé d’autorité dans «   la mouvance de pensée des Frères Musulmans   »(re-sic). Bennabi avait eu, pour son livre «   Vocation de l’Islam   » (Seuil, 1954) , des comptes rendus extrêmement élogieux de Roger Le Tourneau, de Georges Balandier, de Régis Blachère, de Jacques Berque, d’Hubert Juin, de Jacques Robert, de Jean-Marie Domenach…Et son œuvre est à présent étudiée en Inde par des chercheurs non musulmans intéressés par ses hommages récurrents à la non violence de Gandhi. Cela suffit à montrer que Kepel ne craint pas le ridicule dès lors qu’il veut conforter ses présupposés idéologiques même par la désinformation.
Quant à Hamidullah, il n’est pas difficile de savoir qu’il a fait toute sa carrière au CNRS où son recrutement avait été chaudement recommandé par Maurice Gaudefroy-Demonbynes et Louis Massignon. Ou bien Kepel ne le savait pas, et il a montré son ignorance. Ou bien il le sait et il évite soigneusement de l’écrire juste pouvoir trouver au salafiste moyen un maître à penser… imaginaire.
Hélas, les fiches signalétiques de Kepel furent prises très au sérieux par certains services français et leurs homologues tunisiens du temps de Ben Ali. Cela valut à Hamidullah de sérieux ennuis avec un service de police en France et à un ancien étudiant de l’AEIF(association des étudiants islamiques en France), qui lui était proche une peine de cinq ans de prison   !. Quand j’ai raconté cela au regretté Jacques Berque, qui connaissait très bien Hamidullah et l’avait convaincu de participer à la mise en place de l’émission islamique dominicale, il s’exclama en arabe égyptien    : «   yakhrab bithoum    ! »
Dans son article de Libération, Kepel reste fidèle à ses amalgames. Il décrète l’islamisation de la révolte des banlieues de 2005, et range les «   Indigènes de la République   » parmi les radicaux. Alors que les animateurs de ce mouvement ne sont même pas pratiquants et, sur l’Algérie, ils partagent les vues des éradicateurs. Est-ce leur dénonciation de l’agressivité israélienne qui en fait des « radicaux » ? Il n’a jamais condamné cette agressivité sans doute pour se démarquer des arabisants français jugés par lui, sur la LCP, peu objectifs en raison de leur solidarité avec le peuple palestinien.
Nul doute que Kepel voudrait jouer un rôle majeur dans la lutte anti-djihadiste. Un souci d’efficacité dans ce domaine devrait pourtant l’amener à impliquer le maximum de musulmans en France qui subissent la double peine   : leur excommunication par Daech et leur suspicion par les laïcistes comme lui.
Mais le ton et la démarche de Kepel enveniment ses relations avec les musulmans et le  condamnent à n’avoir de relations qu’avec des «   informateurs indigènes   » dont le carriérisme étouffe les convictions; C’est ce qui rend quasi-impossible d’envisager avec lui «   une coopération entre camarades de travail intellectuel   »(Massignon)  comme celle qui permit aux animateurs du Centre Culturel Islamique(Haïdar Bammate, Hamidullah, Eva de Vitray, Osman Yahia, Khaldoun Kinany, Nedjemeddine Bammate…), créé à Paris en 1952, d’avoir une concertation exemplaire avec des orientalistes probes et érudits comme Massignon, Massé, Laoust,  Berque et Marthelot pour animer, et avec des moyens très modestes, une Université Ouverte sur l’Islam à la Sorbonne afin de répondre à l’importante demande de connaissances sur l’Islam, suscitée par la guerre d’Algérie.
Il ne faut cependant pas “insulter l’avenir”. Car une évolution satisfaisante de Kepel reste possible, ne serait-ce qu’à la faveur de «   l’humanisme bourgeois tardif   » cher à Edward Saïd …
Sadek SELLAM
Historien de l’Islam contemporain. Auteur de plusieurs ouvrages dont «   la France et ses Musulmans. Un siècle de politique musulmane (1895-2005)   ». Fayard. 2006.
Editeur de livres sur l’Islam, avec présentations commentées, chez Alam al Afkar (Alger), dont   :
Lothrop Stoddard   : le Nouveau Monde de l’Islam
Eugène Jung   : l’Islam se défend; Nasreddine-Etienne Dinet   ; l’Orient vu de l’Occident
Christian Cherfils   ; l’islamisme du point de vue social; Mohand Tazerout   : Histoire politique de l’Afrique du Nord; Jacques Carret   ; l’Association des Oulama algériens musulmans
Malek Bennabi   : Témoignages sur la guerre de libération; Maurice Vaïsse   : Vers la Paix en Algérie   ; minutes des négociations d’Evian; Robert Fernier   : le Dr Grenier, député musulman de Pontarlier (en 1896)…
 

5 Commentaires

  1. Depuis 30 ans, Kepel va au-delà de « l’humanisme bourgeois… » quand il y a intérêt. C’est ainsi qu’il n’avait pas hésité à baiser la main du regretté Arkoun qu’il a été voir à Casablanca pour lui faire signer une recommandation pour sa candidature à la présidence de l’IRMC, qu’il trouvera néanmoins le moyen de rater…

  2. Kepel rêvait d’une carrière à la Kissinger qui était passé de Harvard au State Department; mais la France ce n’est pas les USA….

  3. Ceux qui se souviennent des nombreuses visites de kepel en Algérie ont remarqué que ses contacts se limitent aux milieux sécuritaires et/ou d’affaires; alors que l’Algérie a 50 universités et des chercheurs de niveau international, il ne s’est jamais avisé de nouer des relations avec eux. Il en résulte que seuls l’argent et les enquêtes policières l’intéressent.

  4. En pratiquant l’exclusion systématique de de tous ses concurrents, Kepel prétend pouvoir terrasser Daech tout seul; il sait très bien que c’est impossible, mais seuls l’intéressent l’argent (arabe) et la notoriété médiatique, à défaut des nombreux postes demandés et ratés.

  5. Kepel a raté tous les postes bureaucratiques qu’il avait convoités (IRMC de Rabat, CEDEJ du Caire, Présidence de l’Institut du Monde Arabe,…), et cela l’a rendu irascible, orgueilleux, exclusif et agressif; une retraite dans une zaouia le pousserait à plus d’humilité.

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