La Démo(crassie)

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1952

 
démocratie1En lisant aux frontons de leurs mairies l’expression «  par le peuple et pour le peuple », la plupart des Algériens ignorent qu’il s’agit là d’un extrait d’une phrase du discours prononcé, par le Président Américain Abraham Lincoln, le 19 novembre 1863 à Gettysburg. En affirmant que la démocratie est : « Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », l’illustre Président ne faisait, ce jour-là,  que revivifier et actualiser, un concept vieux de plus de vingt-cinq siècles, un concept cher à Périclès, le père de la Démocratie Athénienne. La définition d’Abraham Lincoln fut déclamée sur le champ encore fumant de la dernière bataille de la guerre de sécession  qui laissa plus de 50 000 morts sur le  carreau et permit aux forces de l’Union  (nordistes) de remporter une victoire décisive sur  les confédérés (sudistes). La victoire des nordistes sur les sudistes, en proclamant la fin à l’esclavagisme, permit ainsi au processus démocratique d’émerger et de s’installer progressivement en tant que mode de gouvernance même s’il a fallu attendre juillet 1964 pour voir, avec la signature du « civil rights acte », l’abolition de la ségrégation raciale. Un siècle après Gettysburg, dans une Algérie indépendante, à l’issue de huit ans de guerre et des centaines de milliers de martyrs, l’initiative de l’autorité Algérienne de faire sienne cette formulation et de l’inscrire sous forme de divise au fronton des mairies, ne pouvait qu’être louable. Elle traduisait l’aspiration d’un peuple colonisé, des siècles durant, à jouir de sa liberté à l’instar de celui à qui s’adressait le discours d’Abraham Lincoln. Hélas, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, la similitude s’arrêta au seuil des Mairies. Son glissement vers le simulacre la convertit progressivement en dérision et conforta le citoyen lambda  qu’il ne suffit pas de recopier, sous forme de slogans, le propos d’autrui, pour prétendre le faire sien.
Démocratique ! C’est  l’adjectif le plus galvaudé en Algérie, au point où, pied de nez au pléonasme, il doit se juxtaposer même à la République comme si elle ne se suffisait à elle-même. Il faut croire que dans l’esprit de ceux qui sont à la tête de celle-ci, le fait de l’épithètiser  à toutes les sauces, de s’en attribuer l’ascendance, suffit amplement à les dispenser du respect qui lui est dû, un peu comme lorsque certains se suffisent des faits de leurs ancêtres, se contentant d’en vanter leurs mérites, pour tirer  honneurs et avantages, mais  sans jamais chercher à les imiter ou faire mieux qu’eux. Autant que du pétrole nos politiciens sont rentiers de leurs slogans et se considèrent légataires universels du mérite des autres. Ils ont fait de la démocratie un simple appendice de leur C.V., sans avoir à lui devoir leurs situations qui, elles, sont un héritage imprescriptible du parti unique et de la « légitimité historique » dont ils se réclament. Pour eux, Il suffit d’affirmer haut et fort « être des démocrates » pour n’être pas tenu par l’obligation d’en produire la preuve sur le terrain du « jeu » politique. S’ils acceptent de se livrer de temps à autres aux jeux des urnes, c’est uniquement pour faire bonne figure auprès d’une certaine opinion. Opinion tout juste bonne à leurrer par des techniques de mise en scène et des tours de prestidigitation. Réussir la farce, voilà le souci ! Parvenir à faire sortir de l’urne ce que l’on veut bien qu’il en sorte, de préférence sans lien avec ce qui y rentre. Pour ce faire, l’une des astuces consiste à transformer les bulletins individuels, quand il y en a, en pourcentage de votants, un peu comme on transforme le lait en fromage et celui-ci en pourcentage de matière grasse. Pour cela il est indispensable d’avoir la maitrise du procès de production c’est-à-dire la main mise sur les listes du corps électoral (les vaches à traire), sur les urnes et le dépouillement, en éloignant les indésirables et les curieux. Voter en Algérie c’est comme écrire à l’encre sympathique. Cela ne signifie rien, ni pour l’écrivain ni pour le lecteur.
S’il y a parfois dissemblance sur les différents itinéraires susceptibles de  conduire à la démocratie, il y a par contre consensus sur certains principes dont celui concernant la source du pouvoir. Pour tout démocrate digne de ce nom,  c’est de la volonté populaire et uniquement d’elle que  doit émaner le pouvoir. Toute autre source est de ce fait illégitime. Dès lors, on comprend la parfaite entente qu’il y a entre islamistes et gouvernants quant à exécrer et combattre le même ennemi commun, à savoir : le démocrate. Entre ceux qui pensent détenir le pouvoir du ciel et ceux qui  le font en tentant de s’amarrer à une histoire que, pour l’essentiel ils n’ont pas faite, et qui les a dépassés,  il ne peut y avoir en cela qu’une convergence de vue. Mais dès qu’il est question d’alternance au pouvoir, la divergence autour du « pousses toi que je m’y mette »  apparait au grand jour et se règle par la violence car, si pour l’un la démocratie, tout en étant« kofr », est quand même un tremplin « halal », pour l’autre elle n’est qu’un faire-valoir. Le comble de la naïveté serait alors d’attendre, de l’un ou de l’autre, qu’il renonce volontairement à sa raison d’être.
On dit souvent : « à tel peuple tel souverain », ou encore : « les peuples ont les souverains qu’ils méritent ». C’est en partie vrai car les souverains, à l’exception des monarchies, sont généralement issus biologiquement du peuple  même s’ils n’en sont pas élus.  Lorsqu’un peuple élit ses dirigeants et qu’ils s’avèrent être de piètres représentants, la faute en revient aux électeurs et dans ce cas ils n’ont que ce qu’ils méritent. Mais quand le pouvoir est pris par l’usage de la force ou/et de la duperie, le peuple n’est alors plus l’auteur de son destin et ne saurait être pris pour responsable. Il exprime alors son désaccord par la révolte, le rejet ou l’indifférence à l’égard de la chose politique dont l’abstention en est souvent le meilleur vecteur. On ne peut non plus incriminer un peuple s’il ne parvient pas à se débarrasser par la force, des dictateurs ou dirigeants incompétents, par ce que tout est une question de rapport de force qui ne lui est  pas toujours favorable et d’organisation qui n’est pas le propre des foules. Lorsqu’un pouvoir  a eu le temps de faire le vide au point d’annihiler toute alternance, lorsqu’il dispose de moyen pour acheter les consciences et rassasier les panses, lorsqu’il est déterminé à aller au bout de sa logique de domination quel qu’en soit le prix, les chances de le détrôner sont alors infimes. Dans tous les cas, il ne pourra vaciller que si au moins un de ces   facteurs vient  à faire défaut
En 1988 L’Algérie a été le théâtre d’une étrange expérience. Etrange que cette révolte « spontanément programmée » et qui de ce fait ne déboucha que sur une situation hybride qui a mis la locomotive de la démocratie sur rail mais sans le carburant nécessaire pour se mouvoir. Si ce mouvement, initié par les gens de l’ombre, dans une conjoncture socio-économique favorable à la subversion, a permis de redistribuer les cartes au sein du sérail, au profit des partisans de la libéralisation, il n’a point ébranlé le système qui, recul stratégique oblige, n’a  cédé que quelques miettes des libertés publiques. Le bricolage, dans la précipitation et sans gardes fou, de l’approche démocratique, pour une fois qu’une élection n’est  pas trafiquée, fit sortir de l’urne une hydre islamiste pour qui la démocratie n’était qu’un moyen pour se substituer, ad vitam aeternam, à une dictature FLNiste. Erreur de manipulation ou délit provoqué, toujours est-il qu’on joua les prolongations au couteau et à la kalachnikov dans  une guerre atroce, avec des dizaines de milliers de mort, sans que les islamistes n’aient réussi en fin de compte à faire chanceler le système ni celui-ci à éradiquer l’intégrisme (à supposer qu’il ait vraiment voulu le faire). Aussi, ceux qui, par souci de glorification, veulent faire d’octobre 1988 un moment important dans l’histoire de l’Algérie, dans sa quête d’un printemps (une cinquième saison inventée pour la circonstance)  démocratique, seraient bien inspirés de commencer par essayer de comprendre pourquoi cette révolte avortée, pourquoi des millions d’Algériens avaient décidé de confier leur destin à un parti intégriste, avec  tout le gâchis qui s’en est suivi. Ils verraient que c’est, peut-être, aussi, dans les têtes que cela se passe. C’est également l’occasion de se poser une autre question qui est de savoir si un peuple encore à l’état de « ghachi », pour paraphraser un homme politique Algérien, est « démocratisable » à la demande et à tout moment.
La démocratie, avant d’être un système politique « le pire des régimes à l’exception de tous les autres » disait Winston Churchill, est aussi, à l’échelle individuelle, un état d’esprit, une façon d’être dans la vie, une façon de se comporter au sein du groupe social, une façon de gérer l’espace qui est le sien au sein d’une communauté de destin. On ne peut parler d’esprit ou de culture démocratique sans lui adjoindre l’esprit citoyen : cette civilité, ces sédiments de l’histoire, qui intime que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres. Les deux sont deux faces de la même médaille.  Or lorsque nous passons en revue les faits et gestes de nos concitoyens, leur goujaterie voire leur ensauvagement, force est de constater que c’est précisément tout cela qui leur fait le plus défaut. Si quelques ilots de résistance, dans cette anomie générale,  sont encore visibles, ils se situent au sein d’une élite, minoritaire hélas et en voie de disparition. Une élite qu’on a systématiquement traquée, poussée à l’exile, exclue de la gestion de la cité, pour l’empêcher de transmettre le message des lumières, des valeurs humaines et de la civilisation universelle. Il ne faut pas attendre de l’école, prise en otage par des obscurantistes, qu’elle remédie à la situation. Celle-ci risque même d’empirer à voir la facilité avec laquelle certains courants intégristes du moyen orient essaiment et arrivent à s’implanter au sein d’une population aussi fragilisée. Si la nature est en horreur à l’égard du vide, elle l’est également vis-à-vis du statuquo et, le changement finira bien par se produire un jour. Souhaitons qu’il ne se fera pas  dans la violence.  Ce système fondé sur la rente tombera quand la rente s’asséchera, mais ce qui surviendra ne sera pas forcément meilleure (on aura la même société avec en plus des panses vides) car,  le processus de l’évolution des mentalités mettra longtemps à s’ébranler. Il progressera à un rythme encore plus lent tant le passif à résorber est immense. Ce chemin sera de plus en plus ardu vu la multiplication croissante des obstacles à franchir. L’un d’entre eux et sans doute le plus complexe pour nos concitoyens concernera la clarification de leur rapport à la cité, à la religion et la place de celle-ci dans celle-là.
 
Kebdi   Rabah
 

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