L’Islam au 21ème siècle Entre le donné local et le transcendant

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exploitants de la religionPar TAHAR  GAÏD

 

Beaucoup décrits traitent des différents systèmes de croyance. Il s’ensuit que tout système de pensée se prête à un examen critique. Il en est ainsi puisque la foi n’est pas fermée sur elle-même. Elle s’ouvre à l’observation et à la critique constructive de la raison. Partant de cette considération, la raison et la foi se présentent à l’analyse des experts comme deux facteurs antagonistes. La première, contrairement à l’appréciation d’un esprit rationaliste, ne se positionne pas au-dessus de la seconde. Il n’est pas, pour autant, question de la déprécier et, partant, de ne pas lui attacher de l’importance. Il ne sert à rien de s’évertuer à déclarer que l’une est plus importante que l’autre. L’essentiel est de savoir que l’une et l’autre interviennent dans la vie humaine. Il s’ensuit que le modernisme a tort d’avantager la raison et de dévaloriser la foi. L’inverse est aussi vrai.

 

A la lumière de ce que nous venons d’écrire, la question reste posée aujourd’hui au niveau des « traditionalistes » qui emprisonnent la raison parce qu’ils considèrent que les croyances religieuses sont sacrées et que, de ce fait, elles ne s’ouvrent à aucun examen critique rationnel. C’est ce fond du problème qui oppose « traditionalistes » et « modernistes ». Il mérite une profonde et sérieuse réflexion pour aboutir à une solution.

 

Au niveau des communs des croyants, toute croyance religieuse et sa pratique est immuable ; elle ne tolère donc aucun changement. C’est que ces gens subissent une forte pression de la part de certains « ‘uléma » pour qu’aucun changement ne soit opéré au sein des sociétés musulmanes. Cette fausse interprétation de la religion ferme les portes du XXIème siècle au monde musulman. Elle contient la médiocrité de la condition sociale de la plupart des habitants et freine le développement culturel de l’ensemble des populations. De ce fait, elle se dresse devant un courant intellectuel qui milite en faveur du changement. Elle reste sourde aux arguments de ces « réformateurs », bien équipés intellectuellement pour faire valoir une pensée forgée par une critique rationnelle.

 

Il n’est pas question de remettre en question les fondements de la religion qui se constituent par de principes immuables. Cependant, il convient assurément de prendre en compte une évidence indéniable, celle des influences sociologiques sur les sociétés. Cette réalité n’échappe pas aux théologiens et aux penseurs musulmans. C’est pourquoi, ils distinguent les traditions et les coutume (al-‘adât ) – de la première période de l’Islâm-, qui se sont insérés dans la charî’a. La question qui se pose est celle-ci : devons-nous sacraliser les ‘adât arabes parce que le Coran est descendue en langue arabe ? A notre époque, ces traditions arabes se sont incrustées dans la doctrine législative, laquelle est acceptée comme telle par les sociétés musulmanes, à l’exception de certains pays, comme l’Indonésie, qui ont privilégié leur culture locale.

 

Cette réalité nous amène à poser une seconde question suivante : Est-ce que tout le texte coranique doit être considéré comme intangible, donc obligatoire sans restriction ; c’est dire qu’il n’admet aucun changement ? Pour répondre objectivement à cette interrogation, il convient de se demander au préalable si certains passages de ce texte pas n’ont pas été conditionnés par de s conjonctures, c’est-à-dire par des réalités de données locales en vigueur à l’époque de la révélation.

 

A partir d’une étude assidue du Coran, nous enregistrons la présence de nombreuses spécificités locales. Nous relevons, par la même occasion, des déclarations universelles qui transcendent ces données contingentes, particulières à une société donnée. Nous remarquons même la présence d’une contradiction entre le particulier  ou donnée locale  et l’universel, comme c’est le cas, par exemple, de l’esclavage. Cette condition sociale porte atteinte à la dignité de l’homme au moment où la révélation consacre la dignité humaine. Ainsi, le verset 70 de la sourate 17 contredit l’asservissement des créatures humaines puisqu’il est dit : « Certes, Nous avons honoré les fils d’Adam… » Il n’est pas concevable d’asservir quelqu’un et de l’honorer en même temps.

 

Dans ce contexte, la révélation prend en considération les réalités objectives de la société à laquelle elle s’adresse primitivement. Elle concerne tout le monde et c’est pourquoi, elle ne pouvait pas ignorer la condition sociale d’une catégorie des membres de cette société. La digité humaine ne pouvait pas s’appliquer immédiatement pour tous mais elle ne l’excluait pas de sa vision puisque elle posait des conditions relatives à l’amélioration du statut de ces esclaves, projetait de les libérer de leur asservissement et les rétablissait dans leur dignité. En ce milieu du XXIIème siècle, l’esclavage est, pour une bonne et meilleure compréhension de l’Islâm, appartient à une période révolue.

 

Il convient de mettre l’accent sur le fait qu’au moment de la révélation, le texte coranique a été formulé sous l’influence des traditions de la société de cette époque. Il va de soi que certains éléments ne soient pas adaptables aux conditions de notre siècle, comme c’est le cas des châtiments corporels.

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Si nous poursuivons notre analyse et nous abordons l’étude de la charî’a, nous découvrons que ce ne sont pas les coutumes arabes qui font problème. Il se trouve que la confection de certaines lois relève du produit de la raison humaine. Ainsi, lorsque les deux sources fondamentales de la législation, Coran et Sunnah, se taisent sur un sujet donné, l’analogie (al-qiyâs) et le consensus (al-ijmâ’) interviennent et leurs résultat va rejoindre l’arsenal des prescriptions de la charî’a. Il ne faut pas être sorcier pour comprendre que le résultat des sources secondaires de la législation, qiyâs et ismâ’, se conçoit selon l’appréciation des mentalités sociales du contexte historique au cours duquel il a pris corps. En conclusion, nos sociétés du XXIème siècle sont régies par des lois où la substance théologique et la substance sociologique se combinent. La situation sociale de notre époque nous incite à distinguer entre le religieux et le profane.

 

La juridiction de notre siècle saura faire la séparation entre les conclusions proposées par l’esprit d’une situation sociale donnée et le transcendant. Cette activité n’a rien d’anormal puisque la charî ‘a change suivant l’évolution du temps voire même de l’espace et s’adapte donc aux situations sociales nouvelles. Un penseur de renom indien Mohammad Mûjib a dit que :

 

« les intentions divines ne peuvent jamais être connues de façon définitive. C’est par l’effort personnel que nous cherchons à les connaître, et c’est de là que découlent les différentes données, mutuelles, existant entre les théologiens eux-mêmes. En interprétant ce qui est reçu comme révélé, on doit aussi tenir compte de la dialectique existant entre le donné et le transcendant. »

 

La formulation juridique fait appel à ce que les juristes classiques désignent par : la pensée créative. Celle-ci s’exerce en fonction des besoins sociaux qui varient avec les temps et les lieux, sachant qu’un besoin dépassé nécessite un autre besoin plus adéquat. Donnons un exemple matériel pour mieux comprendre le phénomène du changement opéré par la pensée créative. Le poste de radio faisait partie des besoins sociaux des années antérieures. L’invention de la télévision a déterminé un nouveau besoin social. Il en est ainsi des lois que la pensée créative, – conséquemment à un effort intellectuel appelé ijtihâd –, conçoit à la suite d’une ré-interprétation des prescriptions divines et sous l’influence de la dialectique existant entre le donné et le transcendant.

 

Rappelons les faits historiques qui motivent le besoin du changement, c’est-à-dire le passage d’une phase historique dépassée à une autre plus raffinée. A cet effet, il convient de mettre en exergue deux facteurs, celui des conditions sociales de l’époque de la révélation et celui, des années plus tard, de l’acticité juridique des fuqaha.

 

Dans le premier cas, nous savons, bien sûr, que la manifestation de l’Islâm s’était opérée dans la Péninsule arabique. La descente de la révélation, dans le domaine des relations humaines, prenait en compte les situations sociales et les décisions coraniques étaient adaptées aux besoins spécifiques de cette communauté. Repenser l’Islâm au XXI ième siècle revient à ne pas emprisonner l’esprit au VII ième siècle.

 

Dans le second cas, les mutations sociologiques et les impératifs du XXI ième siècle imposent de nouvelles conditions sociales, de sorte à ne pas geler l’Islâm aux époques témoins du développement des quatre écoles juridiques. Autrement dit, il est irrationnelle d’imiter aveuglément et d’une manière mécanique le fiqh élaboré par les juristes classiques. Des siècles séparent notre époque de la leur. C’est dire que les comportements sociaux ne sont plus les mêmes à plus d’un titre.

 

En définitif, les juristes du XXI ième siècle doivent prendre en compte les réalités sociales en vigueur présentement. Une vision saine de l’avenir les interpellent et doivent influencer leur pensée. Il n’y a aucun interdit qui s’érige en obstacle devant cette avancée de l’esprit, sachant que tout produit qui émane d’une contribution humaine ne peut pas être classée dans la rubrique ni du sacré ni de l’immuable.

 

Nous venons d’examiner le sacré et l’immuable en religion, d’une part,  le variable parce qu’il se rattache à une situation historique, d’autre part. A présent, faisons une nette distinction entre trois catégories fondamentales de la croyance religieuse. La première traite du crédo de la foi, à savoir la croyance en Dieu, en Ses anges, à Ses prophètes et au Jour dernier. La seconde porte sur les pratiques cultuelles (al-‘ibadât), c’est-à-dire as-salât, as-sawm, az-zakât et al-hajj, La troisième couvre toutes les relations humaines (al-mu’amalât), autrement dit tout ce qui concerne le comportement des gens individuellement, collectivement et les uns par rapport aux autres.

 

La première catégorie appartient au domaine du sacré. Elle définit le contenu de la foi (al-imâne). Tous ses éléments sont immuables, fermés à la critique et n’acceptant donc aucun changement ni dans le temps ni dans l’espace. Les divergences, qui peuvent exister entre les théologiens au sujet de la nature de Dieu, de Ses anges et du Jour du jugement, n’altèrent pas le dogme. Il s’ensuit que la raison est inopérante en ce domaine.

 

La seconde catégorie entre dans le cadre du sacré dans ses aspects constitutifs et fondamentaux. Ce n’est pas leur dogme qui est mise en cause mais leur pratique. Ce n’est pas l’objet de cet article qui qualifie les relations humaines. Donnons cependant un aperçu des changements possibles en ce qui concerne la salât. Une question se pose et elle a besoin d’une réponse : nous observons qu’à l’époque du Prophète (p.p), une seule prière était accomplie le matin. Les quatre autres s’effectuaient l’après-midi ou tard dans la soirée. Cette répartition était imposée par l’activité commerciale et sociale en général auquel la société s’adonnait au cours de la matinée, d’un côté, et l’arrêt des activités pénibles à partir, grosso modo, de midi, d’un autre côté. C’est dire que les gens avaient tout le temps d’accomplir leurs obligations religieuses aux heures prévues. La question à soulever est celle-ci : doit-on, selon le discours coranique[1], maintenir les mêmes horaires des cinq prières au siècle de l’industrialisation qui occupe les gens toute la journée, plus particulièrement ceux qui vivent dans des pays non-musulmans ?

 

A présent, intéressons-nous plus en détail aux mu’amalât qui relèvent du domaine séculier. Cette catégorie inclut, entre autres, le mariage et le divorce, les transactions commerciales, les héritages etc. Le Coran définit les lois qui les régissent, sans entrer dans les détails. Cependant, les théologiens et les juristes, pour étoffer la législation en chacune de ces matières, ont émis des opinions divergentes d’où la formation d’une dizaine d’écoles. Quatre d‘entre elles seulement ont réussi à s’implanter : le malikisme, le hanafisme, le chafi’isme et le hanbalisme. Ce sont ces écoles juridiques (madhâhab) que nous continuons à appliquer depuis des siècles. Quant aux autres écoles, telles que celle de Tabari et Ibn Hazm, elles ont perdu pied pour insuffisance d’adhérents.

 

Entre temps, les partisans de chacun de ces courants, d’une génération à l’autre, appliquaient les règles d’une manière rigide et mécanique. Ajoutons que l’esprit patriarcat a dominé leur élaboration. Les trois principes de la valeur coranique, à savoir la liberté, l’égalité et la justice, n’ont pas toujours prévalu dans la formulation de la réglementation législative.

 

Il est bon de préciser que l’idéal de justice, qui animaient l’esprit et la lettre des lois, ne revêtait pas un caractère absolu. La nature de la justice pour les uns peut ne pas paraître comme tel pour les autres. De plus, ce qui est juste pour une génération peut ne pas être acceptée de la même manière pour la génération suivante. Cette dynamique justice/injustice prend également une forme particulière suivant les relations qui relient les hommes entre eux. Ainsi la relation homme/femme ne présentait pas le même aspect entre La Mecque et Médine, la première ville nommée était plus patriarcale que la seconde. Un exemple concret relatif à ce sujet, d’une part, et à la relation entre le donné local ou conjoncturel et le transcendant ou universel d’autre part, nous édifierons.

 

La société mecquoise recourait normalement à la pratique de battre[2] son épouse. La mentalité des uns et des autres ne voyait aucun inconvénient et aucun mal à l’usage de ce procédé humiliant. Il n’en est pas de même de la société médinoise qui trouvait malséant voire choquant cette attitude à l’égard de la conjointe. Ce comportement laissait penser que la société médinoise était matriarcale. Quoi qu’il en soit, la condition de la femme était meilleure à Médine qu’à La Mecque. C’est pourquoi le verset 34 de la sourate 4, où il est question de corriger sa femme en cas de nécessité, répond à une donnée locale, celle de La Mecque et non pas celle de Médine. Il a fait longtemps l’objet de controverse et a mis en exergue le fait que la justice n’est pas comprise de la même manière ici et là. Nous voyons dans ce cas que le donné local contredit le transcendant et l’universel, tant il est vrai que le verset en question (S.4, 34) n’exprimait pas et n’exprime pas la visée transcendante du Coran laquelle est traduite par ce verset où les trois préceptes, la liberté, l’égalité et la justice prévalent en tous temps et en tous lieux :

 

« Les musulmans et les musulmanes, les croyants et les croyantes, les hommes pieux et les femmes pieuses, les hommes sincères et les femmes sincères, les hommes patients et les femmes patientes, ceux et celles qui craignent Dieu, ceux et celles qui pratiquent la charité, ceux et celles qui observent le jeûne, ceux et celles qui sont chastes, ceux et celles qui invoquent le Nom du Seigneur, à tous et à toutes, Dieu a réservé Son pardon et une meilleure récompense. » (S.33, 35)

 

Cet exemple nous éclaire sur la lutte des sexes en vigueur au temps du Messager de Dieu (p.p). Il nous montre que la révélation divine prenait en compte cette rivalité ; elle ne pouvait pas ignorer la dynamique de cette relation homme/femme. Par la suite, les juristes se sont laissés influencés par l’aspect négatif de la question.

 

Le fondamentalisme n’a fait, en définitif, que perpétuer le donné local et passager au détriment du transcendant et de l’universel. C’est ainsi que l’Islam a perdu sa crédibilité dans certains milieux occidentaux parce que des hommes, encore animés par le système patriarcal, ont négligé ou sous-estimé la nature progressiste et combien novatrice des prescriptions coraniques. Les premiers juristes se sont évertués à mettre en pratique les valeurs fondamentales du Coran. Ensuite, le fondamentalisme a pris corps et a maintenu le fiqh dans sa conception en harmonie avec la société islamique primitive. C’est alors que l’Islam est demeuré prisonnier au VII ième /VIII ième siècle.

 

Ces fondamentalistes ont oublié ou ignoré les valeurs universelles du Coran, inscrites dans les rubriques des libertés de l’Homme, parmi lesquelles la liberté du choix des dirigeants de la société, l’égalité sans discrimination de sexe et d’ethnies et la justice rigoureuse applicable pour tous.et sur tous quelle que soit la condition sociale.  En conclusion, il faut éviter de confondre le transcendant et le conjoncturel en particulier concernant la femme parce que le législateur masculin a formulé ses règles en érigeant les versets spécifiques à une situation donnée en valeurs universels et inaliénables.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le discours coranique apparaît comme un appel à rompre avec leurs habitudes (celles des mecquois) et à remettre en cause fondamentale les structures mentales et sociales dominantes, tout en dispensant de nouveaux modèles. (C’est ce qui est appelé la dimension historique du teste)

 

 

[2] J’ai donné en une autre occasion mon point de vue sur le mot daraba (frapper, battre).  Je ne suis pas ‘accord avec cette traduction. Je préfère cette autre définition de daraba à savoir éloigner, écarter. Cependant, je recours à la première traduction pour mieux mettre en relief la différence entre le donné local et les transcendant.

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