Le destin de l’homme est profondément marqué par sa civilisation

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Benabi« Je tiens à te présenter moi-même cette publication .Je veux te parler, te dire de graves choses, les plus graves peut-être qui t’aient jamais été dites.
Dans une précédente publication, une pudeur m’avait retenu. Je ne voulais pas te dire certaines choses pour te les laisser à entendre. Mais je veux ici te les faire entendre clairement car la mauvaise foi et l’ignorance des voleurs de prestige ont encore prise sur ta conscience. Tu représentes à leurs yeux une parcelle de pouvoir qu’ils veulent garder.
Aussi doit-je d’abord dénoncer ton impuissance à éventer leurs pièges, à sentir tes erreurs. Je veux t’apprendre à leur poser des questions, à te poser des questions, pour éviter leurs pièges et tes propres erreurs.
Commençons par le commencement. Ce commencement est dans la confusion, dans ton impuissance à voir clair. Tu sens bien ton mal, mais comment le nommes-tu ? Au lieu de te recueillir sur le mal , de poser des interrogations, de te demander : pourquoi donc suis-je colonisé ? Tu as simplement prêté l’oreille aux voix de la foire. Et comme les voleurs de prestige, comme le malheureux troupeau qu’ils exploitent, tu t’es écrié à ton tour « A bas le colonialisme » puis tu as prêté encore l’oreille aux vociférations de la foire. Et tu as voulu, à ton tour , nommer ton mal… Ne me prête pas l’oreille, mais l’attention pour comprendre les choses. Fais un effort d’imagination pour comprendre les choses. Fais un effort d’imagination pour me suivre, à pas de géant.
Suis-moi à San-Francisco. Regarde avec tes yeux et ton intelligence et non avec tes oreilles. Cette ville et les milles aspects de la vie que tu vois sont l’œuvre de cet homme que tu aperçois là, penché sur son labeur, il travaille…
Mais que signifie, en termes analytiques, en éléments primordiaux, cet acte magique par lequel l’homme transforme la nature et se transforme lui-même? Que signifie ce mot qui traduit à la fois la peine, la sueur de l’homme et la condition fondamentale de son bien-être, de sa sécurité et de sa puissance ? C’est ce mystère que je veux d’abord te révéler. Que fait l’homme qui travaille, qui crée par sa peine sa condition ? Il fait essentiellement une synthèse : la synthèse de l’homme, du sol et du temps…
Maintenant que tu es initié à un grand mystère, poursuivons notre chemin, à pas de géant. Tu as traversé New York, tu as aussi contemplé Londres et Paris, tu as atteint Varsovie, et tu as poussé jusqu’à Moscou ou plus loin encore, jusqu’à Tokyo. Qu’as-tu vu ? Les aspects essentiels de la vie ont-ils essentiellement changé au cours du trajet, si tu l’as fait les yeux et l’esprit grand ouverts ? Tu as vu partout, les mêmes édifices, les mêmes routes, les mêmes usines, les mêmes ateliers, les mêmes machines, les mêmes écoles, les mêmes laboratoires. Et tu as vu aussi que c’est cela et rien que cela qui fait la condition de l’homme. Mais « cela », cette même synthèse de l’homme, du sol et du temps que tu as constaté de San Francisco à Moscou, « cela » comment se nomme-t-il dans l’histoire ? Tu le sais puisque toi- même, quand tu veux appeler les choses par le nom, tu le nommes la « civilisation occidentale ».
Mais poursuivons encore notre voyage, en changeant d’itinéraire. Nous allons partir de Tanger, traverser l’Afrique du Nord, longer le littoral sableux de la Tripolitaine, traverser le Nil et le canal de Suez, visiter les pays du Moyen-Orient, nous enfoncer dans les territoires musulmans de l’Inde et atteindre Java. Qu’aurons-nous vu ? N’est-ce pas aussi les mêmes aspects essentiels de la vie : la même inactivité, la même pauvreté, la même ignorance, la même somnolence ? Mais comment cette aire où règne le silence ? N’est-ce pas l’aire de la civilisation musulmane ? Cela aussi tu le sais. Mais ne me pose pas encore de questions.
Complétons encore notre tour d’horizon pour tirer une conclusion générale. Aprés cet itinéraire dans l’espace, faisons un autre dans le temps. Reculons d’un millénaire dans l’histoire. L’aire musulmane s’étendait alors de Samarkand à Cordoue et l’aire occidentale de Londres à Moscou. Mais de Cordoue à Samarkand, c’était un chantier où travaillaient des penseurs, des savants, des docteurs, des artistes, des artisans…L’aire où l’homme réalisait la synthèse de la civilisation musulmane. Cependant que dans l’autre aire, de Londres à Moscou, régnait l’état féodal où l’homme vivait en « serf taillable et corvéable à merci ». Serais-tu tenté de faire un bond en avant, un bond de mille ans dans l’histoire ? Alors ne m’interroges pas sur l’avenir, je l’ignore. Je te dirais seulement cette parole de Celui qui sait : « Tels sont les jours. Nous les donnons tour à tour aux hommes »( Coran.Al ‘Imrane 139 )
Maintenant que nous sommes au terme de notre voyage, tirons plutôt une conclusion. Tu as constaté de visu que la condition de l’homme ne résulte pas des données ethniques, linguistiques, politiques ou géographiques. En effet, de San-Francisco à Moscou, il y a plusieurs langues, des races différentes, des systèmes politiques et des climats divers. Mais tu as constaté la même condition humaine, résultant du même labeur, de la même synthèse. Tu as constaté que cette condition est liée aux données générales d’une aire, qu’elle ne varie pas essentiellement d’un cadre institutionnel à un autre, d’une démocratie à une monarchie, mais d’une civilisation donnée à une autre. Tu as constaté, en un mot, que le destin de l’homme est profondément marqué par sa civilisation, qu’il s’élève ou déchoit avec elle. C’est cela la conclusion essentielle que je t’invite à tirer de ce voyage dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire. Cette conclusion est capitale car elle constitue un critère et une méthode. C’est un critère pour éviter ta propre erreur et les pièges qu’on peut te poser pour déceler le faux, pour distinguer le patriotisme de la trahison. Car tu sais à présent que tout ce qui ne sert à réaliser la synthèse de l’homme, du sol et du temps est un faux dans l’histoire, donc un faux aussi dans la vie quotidienne. C’est aussi une méthode parce qu’en inspirant ta philosophie sociale, elle donnera à ton effort son efficacité maximum, elle donnera à ta vie le sens d’une flèche pointée vers une civilisation, c’est-à-dire, comme tu le sais, vers la seule condition humaine possible.
Et maintenant que tu es en possession de ce critère et de cette méthode- dont je vais approfondir pour toi dans cette étude- je veux te faire réfléchir sur tes erreurs et tes illusions. Ton problème est faussé d’emblée quand tu le nommes d’un nom qui lui donne des frontières et qui donne à ton intelligence des œillères. C’est cela ce que tu fais quand tu parles de « problème algérien » ou de « problème yéménite », sachant pourtant que le mal est le même de Tanger à Java. As-tu le droit de nommer la peste de noms différents, ici la fièvre et ailleurs autrement ? Tu sais que du diagnostic découle la médication, et que si l’un est faux, l’autre est fausse fatalement. Et tu vois aussi le signe, mais tu ne vois pas ce qu’il désigne.
En pays chrétien, mon frère, la croix est un signe qui désigne aussi le cimetière. C’est le sceptre de la mort. Dans un pays colonisé, la colonisation est aussi un sceptre qui désigne la colonisabilité. Pourtant, je ne t’entends jamais parler de ta colonisabilité, mais seulement de la colonisation. Tu ne dis pas « pourquoi je suis colonisé » ? Tu dis seulement : « je suis colonisé ». Tu ne parles pas de tes « devoirs » mais seulement de tes « droits ». Je sais que ton attitude stérile découle de l’absence d’un critère et d’une méthode. Tu écoutes tes erreurs et leurs mensonges. Car les voleurs de prestige te mentent, eux qui n’ont pas le souci de t’éclairer mais de t’éblouir, de te servir mais de se servir de toi pour détenir et garder une parcelle de pouvoir. Et pourtant, il est clair que pour détruire la plante vénéneuse, il faut l’atteindre dans son germe, à la racine. Or la colonisation prend racine dans la colonisabilité. Là où un peuple n’est pas colonisable, la colonisation ne peut s’établir sur son sol. Le peuple allemand n’est pas colonisé aujourd’hui, bien que le sol allemand soit occupé. Le colonialisme ne peut planter son sceptre que là où il y a le cimetière d’une civilisation, donc l’homme colonisable.
Alors, maintenant, tu peux comprendre, je puis te révéler un autre mystère, entre la colonisabilité et colonialisme, il y a un pacte ; ils se donnent la main, eux aussi, à la foire où les voleurs de prestige monnayent ton destin, notre destin. Le colonialisme sait que la vocifération de la foire ne sont ni du patriotisme, ni de la politiques, ni de la culture, mais de la trahison, de la « boulitique », de la mythologie, de la magie, du mirage, de la mystification. Car tout ce qui ne sert pas à la synthèse de l’homme, du sol et du temps n’est rien dans l’histoire.
Mais je te dois encore un éclaircissement, puisque par principe je ne dois pas te laisser entendre les choses, mais te les faire entendre. Tu peux t’imaginer qu’en somme le problème est presque résolu puisque aussi qu’ailleurs il y a, dans le monde musulman, l’homme qui peut entreprendre la synthèse d’une civilisation musulmane. Il n’y aurait plus en somme qu’à désigner à cet homme son but dans l’histoire. Mais si tu t’imagines cela, je te dirais que tu as perdu le sens de cette étude dès la première ligne et que ton premier pas avec moi est un faux pas. Alors je te dirais mon frère, que je ne parle pas de l’homme qu’ a avorté la faillite d’une civilisation, de « l’indigène » colonisable qui est encore plus ou moins colonisé, de Tanger à Java, mais de l’homme qui doit enfanter une civilisation. C’est dans ce but que j’ai posé dans cette étude le problème de l’homme et que j’ai défini la culture qui peut le créer. Mais ce n’est pas à la foire qu ’on peut créer ce créateur. La foire où palabrent les voleurs de prestige, ces faux travailleurs, ces faux créateurs. Au fait, que disent-ils ? Que dit celui-ci que je vois arranger sa imama (turban) et surveiller sa syntaxe ? C’est un fantôme surgi du temps passé, un revenant de l’époque de Haroun Errachid. Il cite, comme argument décisifs, les phrases précieuses d’Ibn en-Nadhim, la prose parlée de Hariri et les rimes étincelantes de Moutanabi. Et toi ébahi, toi fasciné par les mots, tu opines doucement du chef buvant le verbe de ce prêcheur de souvenirs. Et que dit celui-là qui arrange sa grimace des grands jours, sa grimace électorale en surveillant son nœud de cravate ? C’est le prêcheur des besoins nouveaux, il veut te convaincre en citant Victor Hugo et Voltaire et toi tu dodelines de la tète toujours…
Mais au fond de toi, je vois une incertitude : tu rêves tantôt des fastes des milles et une nuits, et tantôt d’une voiture de marque et d’un fauteuil confortable, tu rêves, mon frère et on te fait rêver, mais la civilisation n’est ni un musée de vieux souvenirs, ni un bazar de nouveautés, c’est un chantier, une usine, un laboratoire où l’homme crée sa condition, en faisant la synthèse fondamentale de son pouvoir, du sol et du temps. Et c’est aussi un temple où l’homme peut -quand il veut respirer, s’inspirer- lever la tète au-dessus de son ouvrage et découvrir l’infini de Dieu, de Dieu qui inspire son génie et renouvelle son courage. C’est un temple où l’ignorance doit être attentive et pudique comme un point d’interrogation.
Il faut « chasser du temple » l’ignorance expansive qui se répand en jactance qui est impudique comme un point d’exclamation »

Malek Bennabi

le 10 janvier 1951

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