“Yémen : l’intervention saoudienne,un remède pire que le mal” –

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Ali SalehL’Express 24 août, p 34-37.

FRANÇOIS BURGAT·  24 AOÛT 2016

L’intensification récente des combats au Yémen a contraint Mèdecins sans frontières d’évacuer une partie de son personnel. L’universitaire François Burgat analyse les ressorts d’une guerre reléguée dans l’ombre par le conflit syrien. Propos recueillis par Vincent Hugeux.

Voilà des lustres que l’ « Arabie heureuse » a cessé de l’être. Laborieusement réunifié en 1990, sur fond de naufrage du bloc soviétique, le Yémen, pays le plus démuni de la région, a replongé à la mi-mars 2015 dans une guerre dévastatrice ; on recense depuis lors 6600 morts, 33000 blessés et près de 3 millions de déplacés. Autre chiffre éloquent : la survie de 80% de la population, estimée à 24 millions d’âmes, dépend d’une assistance humanitaire pour le moins aléatoire. Eclipsé par le drame syrien, le conflit oppose les rebelles houthistes -musulmans chiites de rite zaydite pour la plupart-, alliés aux officiers et soldats restés fidèles au chef de l’Etat déchu Ali Abdallah Saleh, aux troupes « loyalistes » du président Abd Rabbo Mansour Hadi, exilé en Arabie Saoudite. Adoubé par la communauté internationale, celui-ci bénéficie du soutien massif, aérien et terrestre, d’une « coalition arabe » sous commandement saoudien. Coalition épaulée par les Etats-Unis et, à un moindre degré, la France, et qui combat par ailleurs les djihadistes d’al-Qaeda dans la péninsule arabique (Aqpa), actifs dans le Sud en dépit de revers récents, ainsi que ceux de l’Etat islamique, ou Daech. Après une accalmie précaire, les raids et les combats se sont nettement intensifiés le 9 août, trois jours après l’échec au Koweït d’une troisième session de pourparlers de paix inter-yéménites parrainés par l’Onu et au lendemain de l’installation par les insurgés nordistes, maîtres de la capitale Saana, d’un « Conseil supérieur » de gouvernement. Près de six mois après avoir décrété « la fin des grandes opérations militaires », Ryad, qui accuse son ennemi iranien de téléguider la rébellion, semble pris au piège de l’escalade et voit son image ternie par de terribles bavures. Le 18 août, l’ONG Médecins sans Frontières a ainsi décidé d’évacuer son personnel de six hôpitaux de la partie septentrionale du pays. Et ce après que celui d’Abs, dans la province de Hajja, eut été frappé par un bombardement meurtrier (19 civils tués). Retrait justifié mais d’autant plus désolant que le système de santé, sapé par les pénurie d’eau potable, d’électricité et de médicaments, est à l’agonie. Politologue, directeur de recherches à l’Iremam, l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix-en-Provence, François Burgat connaît intimement le Yémen, notamment pour avoir dirigé de 1997 à 2003 le Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Saana. Expert mondialement reconnu de l’islam radical, il éclaire ici les ressorts profonds et les enjeux d’une guerre appelée à durer.

Faut-il voir dans le conflit yéménite l’un des épisodes du «printemps arabe» déclenché en 2011 ou ses spécificités en font-elles un cas à part ?

Malgré sa complexité, ce conflit peut bel et bien être corrélé à la séquence des printemps arabes, bien davantage qu’au registre des luttes idéologiques ou religieuses. Il s’inscrit dans le cadre de l’offensive contre-révolutionnaire dont toutes ces mobilisations « printanières », de la Tunisie à la Syrie, ont été la cible. Au Yémen comme ailleurs, les allégeances sectaires ont envenimé des différends politiques bien plus qu’elles ne les ont créés. La filiation chiite des houthistes a longtemps contribué à masquer la nature banalement « réactionnaire » d’une guerre qui doit plus au très universel appétit de pouvoir du président sortant -mais jamais vraiment sorti- Ali Abdallah Saleh, qu’à son appartenance confessionnelle ou à celle des autres forces en présence.

Quoiqu’évincé dès février 2012, Saleh apparaît donc selon vous comme l’acteur central de cette tragédie…?

Sous la pression de la rue comme de la quasi-totalité de ses homologues du Conseil de coopération du Golfe, et après le lâchage d’une partie de son armée, ce leader au long cours, aux commandes depuis 1978, avait dû céder la présidence à son pâle second Abd Rabo Mansour Hadi. Mais il était demeuré le patron en titre du Congrès général du peuple, le parti au pouvoir, mais aussi le chef de facto de pans entiers des forces armées et, last but not least, le détenteur d’un trésor de guerre estimé à plus de 32 milliards de dollars [soit 28 milliards d’euros]. Pour reprendre la main, le dictateur déchu n’a pas hésité à s’allier à ces houthistes, laissés pour compte d’un printemps dont ils avaient été parties prenante, et que lui le pourfendeur des zaydites connaissait bien pour les avoir criminalisés et violemment réprimés lorsqu’il exerçait le pouvoir… Saleh s’est en quelque sorte caché dans le cheval de Troie de la révolte houthiste et a interrompu par les armes un processus de réforme constitutionnelle susceptible de fonder un projet fédéraliste. Même si le remède militaire infligé depuis mars 2015 par Ryad s’est vite avéré pire que le mal, les Saoudiens peuvent en théorie se prévaloir du rétablissement de l’ordre constitutionnel pour légitimer leur intervention.

Le pays paye-t-il aussi les arriérés de son histoire tourmentée ?

Sans surprise, la crise a fait resurgir tous les vieux clivages de cette Arabia autrefois « felix ». La fracture, essentiellement clientéliste, entre partisans et adversaires du nouveau régime, a pris ici et là des accents régionalistes. Au sein de l’ex-Nord Yémen d’abord, entre Sanaa et les provinces septentrionales mal aimées, défaites dans les années 1960 lors de la révolution républicaine qui avait mis fin au règne de l’imam zaydite. Entre les anciens Nord et Sud Yémen ensuite, mal remis de la guerre-éclair qui avait scellé la réunification volontariste de 1990. Les divergences ont alors pris une tonalité sectaire, le long d’une ligne de faille zaydites-sunnites épousant grosso modo la défunte frontière nord-sud.

Sur quels atouts le président Hadi peut-il miser ?

Hormis dans le Sud, dont il est originaire et où la lutte contre « la mafia de Saleh » demeure particulièrement populaire, il ne dispose que d’une faible légitimité nationale. Son aura est en fait étroitement liée à l’intervention -à double tranchant- de ses sponsors saoudiens. S’il est clair que Saleh figurera dans le paysage de sortie de crise, le rôle dévolu à son challenger ne sera nullement central.

La nébuleuse djihadiste tire-t-elle profit du chaos yéménite ?

Peu homogène, le camp Hadi est aussi en butte aux groupes sunnites radicaux, al-Qaeda d’abord, son challenger Daech ensuite. Ces entités, qui font en quelque sorte « révolution à part », ont peu de chance de faire partie d’un processus négocié. Les radicaux sunnites, implantés de longue date dans le pays, ont d’abord incarné l’hostilité à l’influence soviétique sur l’ex-Sud Yémen « socialiste ». Al-Qaeda devra ensuite son essor à la campagne répressive imposée par Washington à son allié yéménite ou mise en œuvre très directement -2000 exécutions par drones- en représailles de l’assaut lancé en octobre 2000 contre le destroyer USS Cole, bâtiment de le flotte engagée dans le meurtrier embargo de l’Irak. Al-Qaeda comme Daech luttent aujourd’hui autant sinon plus contre le régime soutenu militairement par une coalition internationale « sunnite » que contre les houthistes « chiites ». Le Yémen illustre une règle valable partout ailleurs: l’ancrage social des mouvances radicales ne quitte la périphérie des sociétés pour gagner leur centre qu’à l’aune des carences des institutions en place à représenter des segments significatifs de la population. La crise a donc renforcé considérablement l’attraction qu’elles exercent sur les exclus et déçus de toutes sortes.

Quel est pour la monarchie des Saoud l’enjeu de ce conflit ?

Là encore, la stratégie de l’Arabie saoudite n’est pas aussi idéologique et religieuse qu’on tend à le penser. Les princes saoudiens rêvent moins d’exporter le wahhabisme que de préserver à tout prix leur trône. En-dehors de l’hypothèse, à ce jour peu probable, d’une guerre totale avec l’Iran, ceux qui menacent directement la monarchie ne sont pas des chiites, mais des sunnites, qu’ils soient radicaux, à l’image de Daech, ou, pire encore pour le régime, modérés, tels les Frères musulmans. Certes, l’entrée en guerre, tardive, du royaume contre les houthistes vise à redorer son blason de gardien des lieux saints de l’Islam. Mais à mes yeux, l’opération obéit avant tout à un impératif interne : faire oublier une compromission très coûteuse politiquement ; laquelle fait qu’au sein des la coalition anti-Daech, les wahhabites saoudiens oeuvrent au côté de l’ennemi chiite iranien.

Comment mesurer le coût humain de la guerre en cours ?

Dans un pays que sa pauvreté extrême classe au 154ème rang mondial, ce conflit a mis en œuvre plusieurs modes de destruction : des combats au sol à l’arme lourde, des blindés et des missiles, y compris de vieux Scuds balistiques de l’ère soviétique. Il s’appuie en outre sur une campagne aérienne où sont engagés plus de 180 avions de combat de six pays, avec le concours technologique et logistique des Etats-Unis, mais aussi de la France. Les frappes ont détruit des sites patrimoniaux de grande valeur et, plus encore, des infrastructures vitales quant aux besoins les plus élémentaires de la population. Enfin, l’embargo aérien et maritime destiné à asphyxier les rebelles a en réalité un impact ravageur sur l’approvisionnement des civils.

L’échec des pourparlers koweïtiens, officiellement suspendus jusqu’en septembre, vous semble-t-il irréversible ?

Avec ou sans l’Onu, les négociations ont été à ce jour assez systématiquement sabotées par les Saoudiens et leurs sponsors occidentaux. Tant qu’elle croyait à une victoire militaire décisive, la coalition a placé la barre de ses exigences -restitution par les houthistes de la totalité des territoires conquis et des armements lourds saisis dans les arsenaux de l’Etat- à un niveau qu’elle savait inacceptable au regard de l’ampleur des victoires militaires du camp adverse. Le dernier round, ouvert en avril sous l’égide du Koweït, n’a donc de chance d’aboutir que dans la mesure où Riyad et ses alliés renoncent à l’illusion d’un triomphe par les armes.

3 Commentaires

  1. Tout ça c’est de la faute de l’officier Britannique Lawrence d’Arabie (voir le film) qui a crée ce monstre en mettant à la tête de ce territoire (la péninsule arabique) cette tribu (d’origine Turko-irakienne) des Al- Saoud, qui a toujours semé la terreur dans le Moyen Orient et même au delà, à travers la propagation à coups de milliards de dollars de la pensée de Mohamed Abdelwahab le premier fondateur de ce Royaume familial, les Américains et les occidentaux sont depuis le début complices, maintenant ils ont une preuve irréfutable qu’il n’y-a aucune différence entre DAECH et les Wahabites, puisqu’ils utilisent les mêmes méthodes. (les décapitations collectives qui durent depuis 14 siècles.)

    Pour légitimer leur sale guerre au YEMEN, les AL-SAOUD ont versé des sommes colossales aux alliés occidentaux pour acheter leur silence et surtout aux RUSSES qui bizarrement n’ont pas opposé leur véto lors du vote de légitimation de cette guerre au Conseil de Sécurité…………….. !!!

    • Bonjour : Ce que vous dites est totalement faux, certes Lawrence de l’arabie a joué un grand rôle dans la division des arabes du Moyen orient comme il le reconnait lui me^me dans pas mal de ses livres son intention est de favoriser un création d’un état israelien le reconnait aussi dans un livre les 7 piliers de la sagesse bref à l’époque le roi de l’arabie saoudite » abdelaziz est parti a el Qatif chercher un cousin à lui d’origine Juif et écoutait souvent ses conseils c’est à partir de ce moment que les arabes ont été divisé c’est une longue histoire….

      • Ça se voit que vous ignorez l’histoire, la mission de cet officier de l’armée britannique était de créer des Monarchies absolues dans le moyen orient (particulièrement en IRAK, dont le projet a été sabordé par les conséquences de la guerre Froide) puis la création par les Britanniques d’une autre monarchie absolue la JORDANIE, promise à la tribu HACHÉMITE en contre partie de son désistement sur la péninsule arabique promise au AL-SAOUD.
        Notant que ces derniers ont collaboré avec l’armée britannique à chasser définitivement les OTTOMANS de cette région riche en pétrole, sans oublier les autres monarchies absolues autour de l’Arabie Saoudite (1) toutes sont des créations britanniques.
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        (1) il reste à travers le monde 8 Monarchies absolues toutes Arabo-islamique, dont une en Afrique du Nord.

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