Ce que la Tunisie dit aux Algériens en ouvrant le sinistre dossier de la torture sous la dictature policière

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torturePar Saad Ziane

Photo D.R

Photo D.R

«Nous nous sommes réveillés une fois

Et nous n’avons pas trouvé le pays.

Il nous a été dit :

Le pays a ramassé toutes ses affaires,

Il les a rassemblées arbre par arbre,

Fleuve par fleuve,

Et il est parti au loin.

Nombreux sont les pays

Qui ne trouvent pas de lieux

Nombreux sont les pays qui songent à fuir de la carte.»

Abdel Amir Jarass

L’évènement national de la semaine n’est pas le retour après une huitaine grenobloise du chef de l’Etat, ni même l’adoption – sans surprise – de la loi des finances 2017 qui annonce des jours mauvais pour le grand nombre, ni même pour aller dans le registre du ridicule la lettre très lèche d’un ministre à Ennahar pour sa couverture du trou de Ben Aknoun…

On peut à loisir étendre les faits à inscrire dans la liste dans la case «non-évènement» – dont le célèbre auteur est revenu papoter dans un média électronique- sous un régime qui transmet, par la ruse, le pays à d’autres mains.

A ses «héritiers» enfantés dans la prédation rentière et la mise sur la touche d’une population interdite d’accéder à l’âge de la politique et poussée constamment vers la régression dans la djahiliya du tribalisme et du clanisme que le mouvement national dans sa diversité avait combattue et vaincue.

Mais, on le sait, il n’y a pas de victoire définitive, sortir de la djahiliya ou ne pas tomber dans la néo-djahiliya est une œuvre permanente où la transmission du savoir et de l’expérience joue un rôle majeur.

L’évènement national que les médias locaux oscillant entre le « wantoutrisme » de mauvais alois et une grande gêne des souvenirs d’un passé récent s’est déroulé en Tunisie avec les premiers témoignages sur la torture dans des auditions publiques organisées par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), l’institution de la justice transitionnelle qui a résisté au retour, parfois arrogant, des nervis de Ben Ali sous le manteau de Beji-Caïd Essbssi.

Le président tunisien n’aime d’ailleurs pas cette institution dirigée avec un entêtement et une abnégation remarquable – malgré des campagnes de presse régulières et des manœuvres destinées à la fragiliser ou à remettre en cause sa légitimité – par la militante Sihem Bensedrine.

Béji Caïd Essebsi n’a pas assisté au lancement des séances d’audiences publiques des victimes de la torture, il a invoqué des problèmes de préséances en accusant l’instance Vérité et Dignité de ne pas accorder d’importance au chef de l’Etat, de ne pas être «constitutionnelle » et d’être « au-dessus de tout contrôle. »

La Tunisie parle de nos blessures intimes d’Algériens

C’est clairement le propos du représentant de l’ordre établi même s’il n’arrive pas encore à remettre les compteurs à la table des tortionnaires. C’est un point essentiel. Le fait que l’IVD ait pu entamer ce travail de verbalisation publique de l’horreur, méthodique parfois, chaotique souvent, infligée aux corps et aux âmes par la dictature policière, est peut-être le vrai signe que les choses ont changé en Tunisie. Malgré la résistance de l’ordre policier.

Pourquoi ce qui se passe en Tunisie est-il est un évènement national algérien ? Parce que bien sûr, rien de ce qui se passe en Tunisie – ou au Maroc ou en Libye – ne nous est étranger, ne peut nous être étranger. Mais il n’y a pas que cela, les Tunisiens dans cette ébauche de vérité sur l’abomination qu’est la pratique de la torture parlent pour nous.

De notre blessure intime, de l’immense stress post-traumatique que nous portons comme une croix de la guerre d’indépendance à la guerre sans nom qui nous avons subies dans la décennie 90 dont on ne sait si elle était noire, rouge ou blafarde.

Cette décennie absurde où des politiques, formés par l’histoire qu’ils ont faites comme Hocine Aït Ahmed et Abdelhamid Mehri, était trainés dans la boue car ils disaient que la haine, la violence n’étaient pas une fatalité. Et qu’il y avait des sorties humaines pour une société qui a beaucoup donné et qui ne méritait pas d’être punie pour l’échec monumental du régime.

Après octobre 1988 et les récits sur les tortures, un ancien dirigeant de l’UGEMA qui n’est pas devenu un opposant et qui a même eu une carrière officielle ne cachait ni son effroi, ni son sentiment profond d’échec.

«Le régime peut invoquer mille et une raisons pour tenter de justifier l’absence de démocratie. Mais rien, rien, absolument rien au regard de notre histoire, de la connaissance ce qu’était l’abomination pratiquée de manière systématique par l’armée coloniale, ne peut justifier le recours à la torture ».

En 1992, les militants contre la torture ont fermé boutique…

Quand les tunisiens verbalisent, ils nous rappellent ce que nous n’avons pas encore fait. Ils nous rappellent cette histoire de «famille » des élites qui ont créé après octobre 1988 un comité contre la torture. Ce Comité a publié un livre-blanc sur les tortures infligées à des militants politiques avant le 5 octobre et à des jeunes émeutiers après le 5 octobre mais il a choisi en 1992 de se saborder pour ne pas avoir à se pencher sur la torture infligée aux «ennemis» islamistes.

Dans ces milieux-là, on a préféré ne pas voir ou mieux on a justifié en avançant qu’il faut choisir «son camp ». Son camp ! Pas celui du droit. Etre du côté du droit à une époque dangereuse d’un bras de fer entre deux logiques d’anéantissement passait aux yeux de ceux qui ont laissé la peur ou la haine l’emporter sur la raison comme de la naïveté dans le meilleur des cas, pour de la «trahison » le plus souvent.

Sur ce registre, Hocine Aït Ahmed a été gratifié de tous les noms par ceux qu’ils appelaient les dobermans. Car choisir « son camp » se résumait à choisir sa victime et non à refuser qu’il y ait des victimes. Choisir le droit, c’est refuser la guerre, l’arbitraire, la plongée dans l’horreur. C’est refuser la déshumanisation des adversaires politiques ce prélude mental qui rend «tout est permis ».

Pourquoi les années 90 restent chez nous un grand tabou ? Il y a bien sur l’article 46 de l’ordonnance sur la mise en œuvre de la charte sur la paix et la réconciliation qui interdit jusqu’à des ouvrages de fiction d’aborder les «blessures de la tragédie nationale » sur la base que l’histoire a été dite et écrite et emballée.

L’Art 46 un obstacle et un alibi commode

Les Algériens, pas plus qu’ils n’ont le droit de faire – et de défaire – les gouvernements n’ont pas non plus l’aptitude légale à se pencher sur leurs propres blessures, à chercher à comprendre une situation où les vents de la haine ont traversé même les familles. Mais pour ceux qui ont «choisi leur camp » – même s’ils ont le sentiment aujourd’hui d’avoir été dupés – l’art 46 est un alibi commode. On laisse le puits sur le couvercle et on passe à autre chose.

Pourtant, il est évident que cette partie de l’histoire ne «passe pas », elle est en travers de nos gorges. C’est pour cela sans doute que les témoignages des tunisiens torturés sont à peine évoqués dans la presse algérienne.

Ces témoignages montrent ce qu’il y a sous le couvercle, dans le puits. Ils nous montrent que les Tunisiens ont fait un grand pas dans la thérapie en dévoilant afin que cela n’arrive plus.

Des grains que l’on sème

Il faut voir le témoignage d’une extraordinaire pudeur et d’une grande force de Sami Braham qui explique comment fonctionne la machine à humilier et à écrase. Et comment même chez les tortionnaires, il y a les « pragmatiques » du ministère de l’intérieur qui torturent pour avoir de l’information et qui tiennent même à te remettre en forme pour pouvoir te soutirer le maximum. Et la torture menée par les agents des services de renseignements dans les prisons où il n’y avait aucune limite au sadisme.

Dans le poème saisissant (cité en exergue) de Abdel Amir Jaras, écrit sous la dictature de Saddam Hussein, on a la parabole d’un pays qui disparait subitement après avoir ramassé ses affaires « rassemblées arbre par arbre, Fleuve par fleuve…» pour disparaître de la carte.

C’est le lot de nos pays fragiles où le principe de l’effacement et de l’omerta assèche nos immunités humaines et sociales contre nos propres sauts dans l’horreur. Les tunisiens, à travers l’Instance vérité et dignité, se donnent la possibilité de récupérer leur pays et leurs arbres. Ils le font parce qu’ils ne veulent plus le perdre dans les mensonges et l’avilissement imposés par la dictature.

Rien n’est sûr pour l’avenir. Mais ces témoignages sont des grains que l’on sème pour élever une digue et enraciner leur refus de l’innommable.

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2 Commentaires

  1. VOUS CROYEZ SINCEREMENT QUE CET ART 46 VA EMPECHER L HISTOIRE DE S ECRIRE ET D INTERROGER SES ACTEURS ??? J EN DOUTE FORT JE ME SOUVIENS D UNE PLETHORES DE LOIS ET D ORDONNANCES AU TON PLUS IMPERATIFS QUI N ONT PAS TENU AU TEMPS ! LE TEMPS CE MACHIN QUI PEUT ARRANGER TOUS LES MOYENS !!
    ORDONNANCE DE 76: quiconque s ingere dans les affaires de la revolution agraires sera ecrase par le pouvoir revolutionnaire!!!
    ordonance… : le prix de la pomme de terre est fixe a 2 DA QUICONQUE………
    LES LOIS S EST FAIT POUR TROUVER DES SOLUTIONS AUX PROBLEMES DE LA SOCIETE PAS POUR METTRE DES MURS ET DECIDER A SA PLACE ON NE POURRA JAMAIS DECRETE NI LA PAIX NI LE DEVELOPPEMENT !! les tunisiens meme durant leurs dictatures n utilisaient pas les lois pour regler les comptes et deregler toute l organisation du pays de BOURGUIBA A MERZOUGUI IL Y AVAIT UN ITINERAIRE EVOLUTIF QUI S EPANOUISSAIT A L IMAGE DE CETTE CLASSE MOYENNE DONT LE PRAGMATISME NE LES EMPECHAIT PAS D ALLER JUSQU AU BOUT DE SE VOIR EN FACE ET POURQUOI PAS DE CONNAITRE QUI A TORTURE QUI COMMENT ET POURQUOI!!!!

  2. salut. monsieur , vous savez pertinemment que nos frères tunisiens sont dociles.nos frères marocains , mlgré les exactions commises par hassan2 , on a jamais entendu des marocains prendre la direction du maquis, même pour s’échapper à la prison et trouver refuge.nous , dans les années 90 prendre le chemin du maquis , chez nous ,était un devoir et une « mode ». l’Algérie , c’est comme une caisse de résonance , quand un phénomène éclate quelque part toutes les autres parties du pays y répondent présents par « fraternité »et « solidarité »; que ça soit un suicide, un kidnapping,couper la route pour avoir de l’eau , logement…du coup, à mon humble avis parler de ce qui s’était passé dans les années 90 actuellement pourrait déclencher une autre guerre civile qui ne finirait jamais.alors, il serait raisonnable de laisser le temps faire son travail.enfin, n’oublions pas que nous avons fait deux guerres civiles plus un printemps arabe avant terme et ceci dans un laps de temps réduit(30 ans)c’est faire vite pour un peuple rebelle.

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