Société et Civilisation

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      D’après le dictionnaire une société est un groupement d’êtres humains organisés ayant établi des relations durables entre eux. Selon le sens commun la civilisation est l’ensemble des productions matérielles et immatérielles d’une société donnée.
Comme il est visible que ces productions sont très différentes, en quantité et en qualité, d’une région humaine à une autre, on parle souvent de degré de civilisation mais sans pouvoir établir véritablement une échelle de ces degrés. Certains sociologues ont catégorisé des sociétés comme arriérés, sous-développés ou dépendantes. Leur catégorisation est cependant un cliché, un instantané à un moment donné de l’histoire de ces sociétés. Elle ne nous informe pas sur la genèse de leur état, encore moins sur leur évolution.
Des penseurs comme Bennabi ne se sont pas satisfaits de cette description qui ignore la véritable frontière entre deux groupes de sociétés, la dynamique et  la statique. Celles pour qui le temps a une importance primordiale et qui crée en permanence son cadre de vie et celles pour qui le temps s’écoule inutilement et dont le cadre de vie devient de plus en plus obsolète. Cet état social n’est pas une permanence ni pour l’une ni pour l’autre.
Il va nommer la première civilisée et la seconde pré ou post-civilisée, réussissant ainsi à l’exacte compréhension de leur état avec la notion de cycle de civilisation où la première est dans une phase de développement ascendant, vertical ou dans une phase de développement horizontal et la seconde dans une phase de déchéance, de décadence, de perte de son énergie vitale.
Le lien entre société et civilisation n’est plus ainsi descriptif mais fonctionnel, articulé sur la réussite ou non de la finalité poursuivie par une société. L’agrégation humaine se fait pour que les membres du groupe aient une vie meilleure ou tout au moins qu’ils possèdent la possibilité de choisir la vie qui leur convient le mieux.
La civilisation n’est pas un état naturel de la société mais le fruit d’efforts dans tous les domaines de la vie. Elle n’est pas le fruit édénique offert par Dieu même à ses plus sincères et pieuses créatures.
Bennabi a engagé, indirectement, une polémique avec un des Frères Musulmans les plus connus de son temps, Seyyed Qotb. Ce dernier avait écrit un ouvrage avec comme titre vers une société islamique civilisée, puis se ravisant, estimant peut-être que c’était attentatoire à l’islam, supprima le terme civilisée estimant que toute société islamique ne pouvait qu’être civilisée. Bennabi critiqua cette attitude montrant que Seyyed Qotb était passé à côté de la compréhension du phénomène de civilisation en rendant inutile l’effort créatif de la dynamique sociale.
Bennabi nous a livré pour la première fois les fruits de sa réflexion sur la civilisation dans son ouvrage les conditions de la renaissance avec son fameux cycle des civilisations illustré par celui de la civilisation arabo-islamique où il détermine les trois phases psycho-temporelles, celle de l’âme, de la raison et des instincts et leur deux points de rupture, la bataille de Siffin et l’époque post-almohadienne et surtout le rôle de l’idée religieuse dans la genèse de la civilisation. Et c’est dans son livre naissance d’une société –qui apparaît ainsi comme la véritable suite du premier ouvrage- qu’il va approfondir sa réflexion en introduisant la notion de réseau des relations sociales et en montrant que la naissance d’une « société historique » est le début de la genèse de la civilisation.
Il va apporter ainsi un nouvel éclairage sur la fonction de l’idée religieuse non seulement dans la construction sociale mais aussi dans son évolution et son développement en mesurant la densité du réseau des relations sociales.
« C’est (…) la liaison spirituelle -entre Dieu et l’homme- qui engendre la liaison sociale qui lie l’homme à son semblable (…) sous forme de valeur morale. (…) la liaison sociale qui lie l’individu à la société est une projection de sa liaison spirituelle sur le plan temporel. »
On peut rétorquer que d’autres idées que l’idée religieuse sont en mesure de produire des valeurs morales.
Cependant le sociologue allemand Max « Weber a montré que la source des morales séculières se trouvait souvent dans une éthique religieuse, oubliant les références de son inspiration originelle. »
Cette phrase du sociologue français François-André Isambert -illustrée par « … la piété entourant le mausolée de Lénine, et aussi les fastes cérémoniels du III ème Reich. »- appelle deux remarques. La première est que le souvent apparaît plus comme une clause de style, une précaution d’un universitaire qu’une véritable réalité. La seconde est l’opposition entre le séculier et le religieux.
A l’origine, le séculier ne s’opposait pas à religieux mais à régulier puisque dans le catholicisme existe deux clergés, le séculier qui sont les prêtres et les clercs au service de l’Eglise dans le cadre de l’Eglise diocésaine c’est-à-dire au service des fidèles et le régulier composé de ceux qui ont prononcé des  vœux et vivent en communauté selon une règle et qui peuvent être des moines ou des prêtres.
Ceux, qui pour diverses raisons, venaient à rompre leurs vœux, on disait d’eux qu’ils revenaient vers le siècle, c’est-à-dire vers la société, d’où provient le terme séculier.
A l’origine aussi la sécularisation signifiait le transfert des biens de l’Eglise à un possesseur civil.
L’indologiste (spécialiste dans les religions et les langues de l’Inde)  allemand du XIXème siècle Adolf Friedrich Stenzler nous explique que « la sécularisation, qui est synonyme de laïcisation, est une catégorie qui n’a pas de pertinence pour une tradition religieuse ayant une expérience du monde totalement différente [du christianisme], elle ne désigne qu’un processus indissolublement lié à l’histoire occidentale. »
Nous voyons ici l’introduction d’un nouveau terme qui est laïcisation, tiré du mot laïc dont l’origine grecque est laos, le commun, le peuple.
Dans le vocabulaire religieux surtout catholique, laïc s’oppose à religieux de la même manière que militaire l’est au civil. Cela se comprend par la constitution d’institutions qui créent un corps fermé comme l’Eglise ou l’Armée. Il faut noter qu’à certaines époques les plus grands théologiens chrétiens sont des laïcs. La différence n’est pas donc dans la connaissance de la religion mais dans la possibilité ou non d’administrer le culte et de prodiguer les saints sacrements.
L’Eglise comme l’Armée ont voulu régenter et gouverner la société l’un pour cause d’autorité spirituelle l’autre comme symbole de la souveraineté d’un pays ; l’un par sa force de persuasion sur les âmes, l’autre par la force de ses baïonnettes.
L’histoire européenne fourmille d’épisodes de lutte entre l’Eglise représentée par la papauté et les différents pouvoirs politiques d’Europe occidentale comme la lutte entre le Sacerdoce et l’Empire qui mirent aux prises le pape et l’empereur du Saint Empire romain germanique au XIIIème siècle après les avoir opposés un siècle et demi plus tôt dans la Querelle des Investitures. Au début du XIVème commence le gallicanisme où le pouvoir royal français conteste l’autorité exclusive de la papauté sur l’Eglise de France. Cet évènement aura de très lointaines répercussions avec la Révolution française antimonarchique tout autant qu’antichrétienne. L’Angleterre, quant à elle, rompra avec la Papauté avec la fondation de l’anglicanisme où le roi devient le chef de l’Eglise.
Au XIX ème siècle, la puissance temporelle de l’Eglise n’était plus qu’un souvenir et c’est en France où les anticléricaux étaient les plus nombreux et les plus déterminés qu’elle faillit recevoir le coup de grâce avec la tentative de la dépouiller totalement de son patrimoine et de son rôle caritatif dans les hôpitaux et éducatif dans les écoles voire d’interdire le port de la soutane pour les prêtres dans l’espace public. Finalement la loi de 1905 dite loi sur la laïcité prit une voie modérée en instituant la séparation de l’Etat et des Eglises. Malgré le pluriel, c’était l’Eglise catholique et sa position dominante qui étaient visées. Cette loi exprime bien qu’il y avait deux institutions et que la majorité de la population, exprimée par la voie politique, tenait à leur séparation.
Mais ce qui est propre à l’histoire de l’Europe occidentale, en quoi peut-il concerner des régions humaines ayant eu une formation religieuse tout à fait différente ?
C’est là qu’interviennent la notion de valeurs universelles et le paradigme européen comme modèle à imiter et pour faire passer la pilule on dira imitation en y mettant son génie propre.
La véritable question qui se pose est de savoir quelle est la lecture de la réussite matérielle de l’Occident. Car depuis le début du XIXème siècle, la fascination de l’Europe était due surtout à cela.
Les premiers modernistes virent le jour dans l’Empire ottoman, seule région musulmane à tenir encore debout, malgré le qualificatif d’Homme malade de l’Europe qui lui a été affublé. Pour des raisons historiques, leur intérêt se focalisa sur la puissance militaire européenne mais comprenant que l’imitation matérielle ne fonctionnerait pas seule, ils passèrent, lorsque la république fut promulguée en Turquie, de l’infrastructure à la superstructure en adoptant des modes de pensée venues d’Europe pensant ainsi changer le mental des musulmans turcs. Ce fut un nouvel échec dont l’origine, au fond, est double : méconnaissance de la genèse de la réussite européenne et de la psychologie des musulmans.
La première résulte d’une sorte d‘erreur de parallaxe : ils datent la réussite de l’Europe au plus tôt du Quattrocento, le début de la Renaissance voire du XVIIème siècle ou même plus tard avec la Révolution industrielle alors qu’elle plonge ses racines beaucoup plus loin dans le temps.
Pour reprendre le vocabulaire bennabien, je dirai qu’ils ont vu le pouvoir civilisateur et ignoré la volonté civilisatrice. C’est la volonté qui a forgé l’homme qui a construit son pouvoir qui s’est manifesté par réussite de production matérielle et immatérielle sous forme de pensées et d’institutions.
Bennabi a montré que la volonté civilisatrice nait de l’aiguillon d’une idée religieuse. Elle peut naître très rapidement, presque instantanément comme l’islamique ou cheminer pendant environ mille ans avant d’apparaître comme la chrétienne. Cela est sûrement dû à la nature des deux promoteurs de ces deux idées : le Prophète était un homme total dont l’action englobait tous les aspects de la vie humaine et sociale et Jésus était surtout un réformateur moral et religieux. C’est aussi dû à des considérations psycho-temporelles que Bennabi a soulignées : une nouvelle idée s’implante plus facilement dans des âmes vierges comme l’étaient celles des Arabes du temps du Prophète et l’idée chrétienne a attendu le contact avec les âmes vierges des Germains en Europe pour commencer son rôle historique.
Les modernistes en proposant sécularisation-laïcisation veulent jeter une nouvelle fois les musulmans dans l’impasse.
« Il y a deux sortes de trahison d’une société, celle qui détruit son esprit et celle qui détruit ses moyens. »
Bennabi ajoute dans Vocation de l’islam que « chez le moderniste (…) c’est la notion même de renaissance qui fait défaut ou qui devient secondaire (…) [Il] ne s’est engagé dans la vie de son pays que sur le plan politique. (…) Pour lui, la question n’est pas, avant tout, de régénérer le monde musulman, mais de le tirer de son embarras politique actuel. »
Ces lignes écrites, voilà, plus de soixante cinq ans, sont d’une brûlante actualité et décrivent d’une saisissante manière le portait du moderniste, celui « qui détruit l’esprit » qui a présidé à la naissance de la civilisation arabo-islamique.
A toutes ces perturbations du monde des idées dans le monde musulman s’ajoute le prêt à penser venu d’Occident qui brouille la vision qu’ont les musulmans, lettrés comme les analphabètes ou peu s’en faut, de leur propre société.
Prenant l’exemple d’une institution sociale, le mariage. Chez les chrétiens, surtout catholiques, il y a la notion de mariage civil et de mariage religieux qui chez ces derniers est un sacrement. Or en islam, il n’y a pas cette distinction puisque avant les indépendances, les mariages étaient enregistrés chez les juges  (cadis) qui ont été remplacés par les officiers d’état civil des mairies. Ce qui est appelée communément la « fatiha » n’était à l’origine qu’une cérémonie familiale faite chez la future épouse.
Cependant, à la différence de l’Occident dont l’évolution s’est faite et continue à se faire par des facteurs internes, le reste du monde doit penser et gérer une évolution conditionnée par des facteurs externes, dont des proportions plus ou moins grandes selon les régions. Et là se situe un redoutable défi.
Abderrahman Benamara
Alger, le 13 janvier 2017

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