QUI MENACE LA DÉMOCRATIE TUNISIENNE ?

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Libre Algérie

 
Par Ramdane Mohand Achour
 
Le président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, a récemment déclaré que « le processus démocratique en Tunisie est menacé »1. Cet homme expérimenté n’a sans doute pas tort. Mais par qui la démocratie tunisienne est-elle menacée ?
 
L’est-elle par un mouvement politique théocratique à base de masse qui considère la démocratie illicite car contraire à la loi divine et qui s’apprêterait à faire mains-basses sur les institutions de l’Etat ? Après avoir mené une bataille politique dans les institutions (gouvernement, assemblée constituante…), une bataille idéologique dans la société et après avoir tenté d’instrumentaliser les « comités de défense de la révolution », véritable bras armé d’un projet théocratique, En Nahdha a fini par refréner ses ardeurs et se métamorphoser en un parti conservateur de tendance démocrate-musulmane.
Renonçant officiellement à la perspective d’instaurer un régime théocratique et abjurant ouvertement l’idéologie islamiste tout en se réclamant de valeurs religieuses, le mouvement de Rached Ghannouchi a accepté d’intégrer, en position subalterne, le gouvernement du très laïc président Essebsi.
Certains sceptiques n’accordent aucun crédit à cette conversion politico-idéologique et affirment qu’En Nahdha n’a fait que tirer les conclusions politiques logiques de l’échec du courant des Frères musulmans en Egypte. L’objectif ultime d’instauration d’une dictature théocratique s’avère à leurs yeux inchangés et le redoutable Ghannouchi n’attend que le moment propice pour sauter sur sa proie (l’Etat républicain) et l’étouffer.
Vieille et passionnante controverse que l’on pourrait poursuivre indéfiniment sans se lasser. Mais même les partisans les plus acharnés de la thèse de l’invariance du mouvement islamiste ne pourront sérieusement soutenir qu’En Nahdha constitue immédiatement une menace pour la démocratie tunisienne. Ce n’est de toute façon pas à son allié gouvernemental que le président tunisien faisait référence en affirmant que la démocratie tunisienne est menacée.
Mais à qui peut-il donc songer ? Des groupes armés islamistes d’extraction locale ou venus de Libye, d’Algérie, du Sahel ou de Syrie sont-ils aux portes du pouvoir ? Des Djihadistes mènent depuis des années des actions sanglantes qui ont coûté la vie à de nombreux tunisiens, civils, figures de l’opposition de gauche, policiers et militaires ainsi qu’à un certain nombre de touristes étrangers.
Ils n’ont toutefois pas été en mesure de se forger une base de masse dans la population ni de créer, contrôler et administrer des « zones libérées » échappant à l’autorité centrale. S’ils conservent une capacité de nuisance indéniable, ils ne représentent aucun danger stratégique pour l’Etat qu’ils n’arrivent pas à déstabiliser.
La menace sur le processus démocratique ne proviendrait-elle pas plutôt de quelques nostalgiques de l’ère Ben Ali qui comploteraient pour ramener au pouvoir l’ancien dictateur ? Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis le 14 janvier 2011.
Certains caciques de l’ancien régime ainsi que certaines couches sociales privilégiées ou effrayées par les soubresauts de la révolution peuvent regretter la « belle époque » du dictateur marquée par l’ordre et la stabilité. Mais ils ne regrettent pas forcément la personne de Ben Ali qui avait confisqué le pouvoir et ses avantages au seul profit de son petit clan. Et ces nostalgiques ne constituent pas une force politique homogène à même de porter un tel projet de restauration.
Béji Caïd Essebsi ne mettait-il pas plutôt en garde contre un quarteron d’officiers de l’armée ou d’une police insuffisamment épurée de ses anciens tortionnaires ? Historiquement faible et subordonnée à la police, l’armée tunisienne a, jusqu’à présent, fait preuve de légitimisme. Elle n’intervient pratiquement jamais dans la vie politique du pays et a certainement d’autres préoccupations en ces temps de lutte exacerbée contre les groupes armés islamistes.
La protection des frontières avec la Libye et l’Algérie et les combats contre les djihadistes l’occupent à plein temps. En revanche, la police tunisienne, des rangs de laquelle est issu le dictateur déchu, possède historiquement un profil attentatoire à la démocratie. Elle a fait ses preuves en la matière avec Bourguiba et a mis un certain temps pour accepter la chute de son ancien chef et l’ouverture d’un processus démocratique réel. Mais même dans le cas peu probable où elle serait unie comme un seul homme, elle ne pourrait à elle seule et contre toute la société instaurer une nouvelle dictature ouverte.
Celui qui crie au loup… est le loup
Le vénérable président tunisien serait-il atteint du syndrome de Bourguiba ? Commencerait-il à délirer ? Force est de constater qu’il nous place devant un véritable casse-tête chinois. Et si, finalement, celui qui crie si fort au loup était tout simplement le loup lui-même déguisé en inoffensive grand-mère ? Rappelons-nous le général Pinochet venant en sauveur au secours du président Allende confronté à une tentative de coup d’Etat en juillet 1973 et qui le renversa deux mois plus tard à l’issue d’un nouveau coup d’Etat fatal…
 
Ancien haut responsable du régime de dictature de Ben Ali, Béji Caïd Essebsi s’est converti, sur le tard, au credo démocratique. Tant mieux. Mais lorsque l’on examine sa politique, on ne peut que s’interroger sur la sincérité et la réalité de son ralliement au principe de la souveraineté du peuple. Qu’on en juge.
Cela fera bientôt deux années que la Tunisie vit sous état d’urgence en vertu d’une loi de 1978 adoptée pour contrer la grève générale appelée par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). Quoi de plus normal pour un pays voisin direct du chaos libyen et victime lui-même de groupes armés islamistes. Il se trouve cependant que, comme en 1978, cet état d’urgence fut davantage proclamé pour faire face aux grèves et protestations populaires que pour « combattre le terrorisme ».
Dans son discours du 3 juillet 2015 dans lequel il annonçait son instauration pour une période de 30 jours renouvelable, Essebsi justifiait sa décision par la détérioration de la situation sociale qui menaçait la stabilité du pays. Loin de constituer un accident de parcours, l’application de l’état d’urgence depuis près de deux années vient d’être amplifiée le 10 mai 2017 par la décision du même Essebsi de faire appel à l’armée tunisienne pour mater les mouvements sociaux.
Une telle politique s’avère tout à fait conforme à la vision néolibérale des laïcs (Nidaa Tounes) et des conservateurs religieux (En Nahdha) qui gouvernent conjointement le pays. Partisans d’une vision économiste pour ne pas dire purement comptable de l’économie, les néolibéraux considèrent que la « crise économique » découle d’un manque d’investissements.
Totalement insérée dans l’économie capitaliste mondiale, la Tunisie ne peut selon eux s’en sortir que par une injection massive de capitaux étrangers (FMI, UE, Etats-Unis, monarchies du Golfe…). Mais pour attirer ces derniers, il convient que le bon peuple (travailleurs et, surtout, chômeurs) se tienne bien, se tienne correctement. Il ne doit pas recourir aux grèves et manifestations et patienter sagement, le temps qu’une pluie abondante de dollars ou d’euros répande ses bienfaits sur le pays.
 

 
Dégradation de la situation sociale des plus pauvres
 
Le problème de ce raisonnement réside dans le fait que les laissés-pour-compte attendent depuis plus de six années maintenant les effets bénéfiques de la politique des gouvernements post Ben Ali. Ils n’ont jusqu’à présent rien vu venir. Leur situation s’est même considérablement dégradée. L’investissement n’a cessé de reculer d’année en année, l’inflation d’augmenter ainsi que le chômage. La situation des plus pauvres s’est aggravée alors que la partie inférieure des classes moyennes s’effondrait.
Or, au lieu d’établir un bilan objectif du modèle économique suivi par tous les gouvernements depuis 2011, les néolibéraux (quelle que soit leur couleur politico-idéologique) ne font que perpétuer la politique antipopulaire qu’ils partagent avec le dictateur Ben Ali. Le caractère profondément antipopulaire de cette politique explique à la fois le marasme économique, la dégradation continue des conditions de vie de la majorité du peuple tunisien et le fait que laïcs et islamistes ou néo-islamistes, démocrates et anciens du régime dictatorial gouvernent ensemble.
Les divergences idéologiques et politiques ont certes leur importance, mais devant le danger que représentent les classes populaires, l’union de tous les nantis s’avère prioritaire. Voilà pourquoi le parlement de la révolution, le parlement de la démocratie tunisienne votera certainement la proposition d’Essebsi d’autoriser l’armée à tirer sur les pauvres qui refusent de mourir en silence, qui refusent de se cacher pour mourir.
Une telle appréciation du caractère profondément injuste et inhumain du modèle néolibéral peut sans doute apparaître excessive à certains. Elle découle, rétorqueront-ils, d’un a priori idéologique, d’un parti pris politique. C’est pourtant le ministre des Relations avec la société civile d’un gouvernement néolibéral, Kamel Jendoubi, qui déclarait à l’AFP en juin 2015 à propos des conflits sociaux qui ravageaient et qui ravagent encore aujourd’hui les bassins miniers de Gafsa et de Mdhilla: « Ce modèle fonctionnait par le passé parce qu’il y avait autour un système répressif qui pensait tenir les gens par l’ordre policier »2.
Ben Ali avait effectivement réprimé dans le sang la révolte sociale du bassin minier en 2008. Tirant les conclusions qui s’imposent, Jendoubi concluait en affirmant que le gouvernement de la démocratie tunisienne devait désormais « penser sur le long terme, ensemble avec la population, les différents organismes et bien sûr l’Etat à un nouveau modèle de développement »3.
Deux années après ces sages paroles, il n’a visiblement pas été entendu. Le président de la République a préféré en revenir aux bonnes vieilles méthodes qui avaient, pense-t-il, fait leur preuve sous le règne du regretté Ben Ali. Il envoie les soldats tirer, non sur les « terroristes armés », mais sur les ouvriers et chômeurs désarmés.
Cet épisode de la vie politique tunisienne confirme que la démocratie ne peut fonctionner, durer et prospérer sur la misère sociale. Toute politique de misère et d’injustice sociales ne peut être appliquée que de façon antidémocratique. Voilà pourquoi les démocrates et opposants néolibéraux qui partagent avec les tenants de la dictature la même vision économique et sociale se muent, une fois arrivés au pouvoir, en néo-dictateurs.
Cette mue ne s’opère pas en un seul jour, mais à la faveur de plusieurs crises qui procèdent d’un processus de décantation. Pourtant, à la fin, le résultat est toujours le même. Les démocrates néolibéraux d’hier deviennent les dictateurs ou, dans le meilleur des cas, les dirigeants autoritaires du jour.
          Dur avec la multitude d’en bas, généreux avec la minorité d’en haut
Etat d’urgence et appel à l’armée pour mater la grogne sociale, d’un côté, amnistie pour les hommes d’affaires, rentiers et hauts fonctionnaires de la dictature de Ben Ali, de l’autre. Le moins que l’on puisse dire est que l’équité sociale ne figure pas au centre des préoccupations du président tunisien.
Essebsi vient de ressortir des tiroirs un projet pudiquement nommé « loi sur la réconciliation économique » qu’il avait dû retirer il y a deux ans sous la pression des forces politiques et sociales d’opposition. Ce texte vise à amnistier les corrompus de la dictature dans le but, affirme-t-il de récolter 3 milliards de dollars.  Dur avec la multitude d’en bas, généreux avec la minorité d’en haut. On retrouve là les mêmes constantes de classe propres à tous les partisans du libéralisme.
Confronté à des pressions qui l’empêchent de poursuivre une tâche qu’il a jusqu’ici accomplie correctement, le président de l’instance supérieure indépendante électorale (ISIE), Chafik Sarsar vient de démissionner en ce printemps 2017. Il craint que les prochaines municipales fixées au 17 décembre prochain ne se tiennent pas dans de bonnes conditions.
Amnesty International reproche pour sa part aux autorités tunisiennes de recourir « de plus en plus aux lois d’exception […] aux méthodes brutales du passé »4. Cela, affirme l’organisation en février 2017, met « en péril les avancées obtenues » après la chute de Ben Ali. Loin d’être atteint du syndrome de Bourguiba, Béji Caïd Essebsi a de toute évidence raison. La démocratie tunisienne court vraiment un grand danger…
 

  1. Amnay Idir. La Tunisie entre convulsions politiques et contestation sociale. Le Président appelle l’armée à protéger les outils de production. El Watan. 11 mai 2017.
  2. Le bassin minier de la Tunisie ravagé par les conflits sociaux.
  3. Idem.
  4. Amnesty s’inquiète du retour de « méthodes brutales ».

2 Commentaires

  1. comme disait hassane2 dans un interviw sur les evenement en tunisie en 1987 le peulple tunisien et conscion responsable mature mem sils reste un seul tunisien entunisie il releverent le defi et moi jen suis convencu les tunisien cest peuple pas ghachi.

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