Algérie 2017 : le retour du « temps des égorgeurs » ?

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Devant la fermeture de tous les espaces d’expression, la rue algérienne redevient de plus en plus le recours privilégié des protestataires de tous bords qui reprochent aux autorités l’indifférence dont ils estiment être victimes. Mais derrière l’écran de fumée de la lutte sociale qui opposerait la rue au régime, le vrai conflit pour le pouvoir est celui opposant les ex-chefs du (Département de renseignement et de sécurité, DRS, la police politique) à ceux de l’état-major se l’Armée nationale populaire (ANP), conflit qui se joue aussi parfois dans la rue à travers des organisations paramilitaires. C’est par exemple ce qu’on a pu observer le 21 mai dernier quand plusieurs centaines de membres de la « Coordination nationale des retraités et des radiés de l’ANP », après avoir organisé la semaine précédente des « marches » dans plusieurs villes de l’intérieur, ont tenté de marcher sur Alger, « pour sensibiliser les autorités et l’opinion publique sur leurs revendications sociales » – mais ils en ont été vigoureusement empêchés par la police (Le Quotidien d’Oran, 22 mai 2017). Depuis un certain temps déjà, la situation sociale était tendue dans tout le pays. La presse nationale en a largement rendu compte, mais, comme d’habitude, un seul son de cloche (officiel, bien sûr) a pu se faire entendre sur les plus importants mouvements de protestation. Même si de nombreuses manifestations sont légitimes, certaines relèvent à l’évidence de la manipulation d’un clan du pouvoir pour déstabiliser l’autre.
Pour le comprendre, il faut revenir vingt-cinq ans en arrière, quand les chefs de l’ANP et du DRS, soutenus par une certaine bourgeoisie, ont fait alliance pour mettre fin, par le coup d’État de janvier 1992, aux élections qui allait donner la majorité parlementaire au Front islamique du salut. Cette alliance visant à l’« éradication » de l’islam politique a débouché sur un terrible bain de sang, comme j’en ai témoigné dans mon livre La Sale Guerre (La Découverte, février 2001), où j’ai relaté les atrocités dont j’ai été le témoin quand j’étais sous-lieutenant dans un régiment des « forces spéciales » de l’ANP jusqu’en 1995. Après plusieurs années d’horreurs et plus de 150 000 morts, les généraux « janviéristes » ont continué à diriger le pays. Des tensions sont épisodiquement apparues, à partir des années 2000, entre le clan du DRS et celui de l’état-major, même s’ils restaient solidaires sur l’essentiel (garder le contrôle à leur profit des circuits de corruption). Elles aboutiront à la destitution en septembre 2015 du général Toufik (chef du DRS depuis septembre 1990), à l’initiative de l’état-major soutenu par la présidence de la République.
Mais le glissement vers les démonstrations de force instrumentalisées par le clan du DRS est antérieur. Tout au long de l’année 2013, on a ainsi vu se multiplier dans de nombreuses localités les manifestations de rues d’anciens miliciens recrutés pendant la « sale guerre » et appelés par la presse « patriotes ». Puis est venu le tour de la police nationale qui, en octobre 2014, a défié la présidence de République en organisant un grand rassemblement devant son siège, événement sans précédent. Ces étonnantes mobilisations ont été en quelque sorte « greffées » sur les scènes de protestation de la population civile qui, depuis le début des années 2000, ont dégénéré régulièrement en émeutes dans tout le pays (elles se comptent par milliers chaque année).
Alors que les couches populaires tirent le diable par la queue, les clientèles du régime d’après-guerre civile affichent en effet sans complexe un luxe ostentatoire. Des fortunes aussi rapides que suspectes, acquises durant la « sale guerre », nourrissent un sentiment d’injustice dans la population, mais aussi chez les ex-militaires et ex-miliciens, la plupart invalides ou radiés pour des motifs administratifs, qui avaient été le bras armé du régime dans les années 1990. Vingt ans plus tard, les agents d’influence du DRS dans les administrations, les médias et la scène politique ont habilement exploité ce mécontentement en l’instrumentalisant contre un régime en fin de règne, de multiples façons : par des manifestations dans les rues, par les journaux, par des scandales, dans des livres.
Lors de la démonstration de force organisée en mai dernier dans plusieurs villes d’Algérie, des anciens des forces spéciales que j’aurais pu croiser pendant la « sale guerre » et dont la plupart sont des hommes de troupe et des sous-officiers détruits psychologiquement par cette guerre ont donc manifesté pour réclamer une « reconnaissance officielle des sacrifices qu’ils avaient consentis durant la décennie noire au service de la patrie ». À cette occasion, on a vu resurgir, en particulier dans la presse arabophone (la plus lue), toute la propagande de l’époque de la « sale guerre », les hurlements, les mensonges et la haine. Et, ce qui est plus préoccupant encore, on a vu apparaître sur Facebook des messages d’une extrême violence, dans lesquels d’ex-parachutistes et des assassins de la « sale guerre » ont publié des photos des années 1990 où ils brandissaient des têtes tranchées de leurs victimes, assorties de textes (en arabe) qui font froid dans le dos.
Comme par exemple ceux d’un certain Amar Hassini, dit « El Biri » (car porteur d’un béret rouge signalant son ancienne appartenance au 90e ou 93e bataillon de la police militaire). Dans une vidéo en arabe diffusée le 25 mai 2017 sur son compte FB, il a dénoncé l’« ingratitude du pouvoir qui n’a pas indemnisé les invalides et les retraités » ; puis il a revendiqué « avoir rendu service aux généraux en ayant égorgé de ses propres mains d’autres Algériens, lors de la sale guerre » et d’avoir même « coupé des oreilles en ayant traîné certains d’entre eux, ou en ayant attachés les cadavres a des véhicules militaires dans les rues ». Le pire est qu’il dit avoir « agi sur les ordres de leurs supérieurs » et qu’il « ne regrette absolument rien et que si c’était à refaire, il le referait ». Cette vidéo, accompagnée d’effroyables photos de militaires en uniforme brandissant des têtes coupées de « terroristes » et datant à l’évidence des années 1993-1995, a depuis été effacée de son compte FB. Mais une autre vidéo du même Amar Hassini, où il répète des affirmations analogues, a été postée ensuite, le 27 mai dernier.
Dans la presse algérienne, l’affichage sur les réseaux sociaux, totalement inédit, de cette terrible violence des années 1990 n’a été ni signalé ni dénoncé. Et les marches d’anciens militaires de mai 2017 n’y ont pas été présentées comme une nouvelle offense aux victimes de la « sale guerre », mais comme un mouvement citoyen et social contre la misère. Ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait – comme j’ai pu l’apprendre auprès de mes propres sources – que sur les « questions sécuritaires », la presse reste largement sous l’influence d’anciens officiers du DRS, comme un certain « capitaine Marwan », qui fut membre de son service d’action psychologique, dirigé par le colonel Faouzi (jusqu’à l’éviction de ce dernier par l’état-major en juillet 2013.
Comment comprendre, dans ce contexte difficile à décrypter, que d’anciens officiers et hommes de troupes revendiquent aujourd’hui presque ouvertement leurs horribles crimes des années 1990 sur les réseaux sociaux, comme la décapitation d’opposants (atroce répétition des pratiques de l’armée coloniale française en Algérie au xixe siècle) ? Je suis pour ma part convaincu qu’ils y ont été discrètement encouragés par les anciens dirigeants du DRS pour charger les actuels chefs de l’état-major de l’ANP sur le thème : c’est à vos ordres et ceux de vos prédécesseurs (et non ceux du DRS, d’hier et d’aujourd’hui) que nous avons agi ainsi.
Pour conclure, je citerai un passage de mon livre La Sale Guerre sur l’effroyable pratique de la décapitation d’opposants par les hommes des « forces de sécurité » algériennes, qui pour moi résume tout : « En mars 1994, à Sidi-Bel-Abbès, un sous-lieutenant de la Sécurité militaire a empoisonné plusieurs soldats, et il a enlevé à d’autres la culasse de leurs armes avant de les égorger, avec la complicité de terroristes qu’il avait fait pénétrer dans la caserne. Ils ont vidé l’armurerie puis sont repartis dans le maquis. Cet officier sera abattu en mai 1995, au cours de l’opération “Aïn-Defla 2”. Mohamed Lamari lui-même avait ordonné au général Saïd Bey, commandant de la 1re région militaire, qu’on lui “ramène sa tête”. Ce qui sera fait : son corps sera décapité et sa tête amenée dans un sac jusqu’au MDN, sur le bureau de Lamari ! »

7 Commentaires

  1. Tout a commencé par Mitterrand, il est mort, ensuite les daf, il sont parti.
    A mon avis, une seule conclusion, on ne peut pas avoir confiance dans l’homme humain trop humain, sauf aprés sa mort.

  2. Voilà un exemple vivant avec des paroles mortifères(une autre vidéo du même Amar Hassini),pour tous ceux qui s’inquiètent de la déliquescence de la Société Algérienne,surtout de la violence dans les milieux universitaires qui sont censés être des plates formes de débats et de réflexions.
    Alors nos sociologues,nos chercheurs et autres »sociétés savantes » à vos plumes,il y a ,certainement,beaucoup de « pains sur la planche ».En fait nôtre société récolte ce que ses délinquants politiques ont semés depuis l’indépendance parce que « les Seigneurs de la Guerre »ont pris la place(par la violence)de ceux, parmi nos dirigeants honnêtes,qui devraient construire une Nation avec des bases solides et non une »Assabiya » fragile à l’image « d’un colos au pied d’argile »,qui,le jour ou il tombera,il entraînera(qu’à Dieu ne plaise),dans sa chute abyssale,tout le pays.

    • PS:vous l’avez devinez,
      Un pouvoir dont la force ou la solidité n’est qu’apparence ou qui repose une base fragile,ce n’est qu’un « colosse aux pieds d’argile »!

    • Des fois il est nécessaire que tout devienne cendre pour reconstruire sur de nouvelles bases.
      Il y a trop de pourriture en Algérie. ..quand la vague deferlera elle emportera toit le monde….et je vous garantie qu’elle s’en vient là grande déferlante. …elle attend juste qu’on débranché la momie.

  3. Nous comprenons bien comment ces généraux et leurs rejetons ont amassé des fortunes qui leurs permettent aujourd’hui de contrôler une grande partie de l’économie algérienne et en particulier l’informel. La sale guerre ne peut engendrer que de l’argent sale.

  4. 2017 sera le retour de massacres sans précédents.
    A Alger macron a laissé un message avant son élection « laisser la place aux jeunes » à priori appel non entendu.
    l’Algérie (armée) est considéré comme un élément ultra nécessaire dans le Maghreb dans la lutte contre le terrorisme « islamiste » (plutôt dans sa lutte contre l’islam) par les occidentaux ce qui lui donne un droit de tuer sans égal auprès de sa population
    EN RÉALITÉ S’EST DU NUCLÉAIRE QUI COUVE DANS CE PAYS

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