«Ceux qui créent de nouveaux péchés se substituent au Créateur»

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Tahar Gaïd. Islamologue

«Ceux qui créent de nouveaux péchés se substituent au Créateur»

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El Watan le 21.06.17

 

Du haut de ses 88 ans, alerte et l’esprit vif, Tahar Gaïd, militant du mouvement national et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’islam, revient dans cet entretien sur diverses questions liées à l’histoire du monde musulman et à l’actualité. Devant les bruits et fracas qui secouent actuellement plusieurs pays, il met en évidence que le salut du monde réside dans le diptyque : justice sociale à l’intérieur de chaque Etat, et équilibre social à l’échelle mondiale. Ecoutons-le.

– Vieux militant du mouvement national, syndicaliste et diplomate, vous avez écrit et traduit de nombreux ouvrages sur l’islam ; quelles sont les conditions qui ont présidé à votre orientation vers l’islamologie ?
C’est par un certain concours de circonstances que je me suis intéressé à l’islamologie. Il faut dire aussi que mes études à la médersa de Constantine, puis à celle d’Alger (Athaâlibia) me disposaient à suivre la voie de cette discipline culturelle. Dans ces deux établissements, j’ai appris les principes, les valeurs et les grandes orientations de l’islam.

Donc, après ma mise à la retraite, je me suis fixé comme tâche de laisser à mes enfants et à mes petits-enfants un ouvrage où ils apprendront les rudiments de l’islam. J’ai opté pour la confection d’un dictionnaire thématique, sans pour autant prévoir son édition. Chaque fois que j’avais le temps, je rédigeais un thème sur une fiche. J’avais, bien entendu, commencé par la lettre A. En arrivant au bout de mes peines, j’étais en possession d’une masse de fiches encombrantes : c’était la naissance du dictionnaire élémentaire de l’islam.
C’est à la suite de quoi j’ai envisagé sa publication. Cinq éditions ont paru. Je ne m’attendais pas à un tel succès. C’est cette tentative couronnée de succès qui m’a incité à poursuivre mes recherches. C’est ainsi que je suis devenu un islamologue malgré moi, bien que je n’aime pas cette appellation car elle ne convient pas à un musulman. Mes travaux s’inscriraient plutôt dans un chapitre des sciences humaines.
Dans vos livres qui, faut-il le rappeler, sont à forte tendance didactique, vous soulignez que les droits de l’homme, la fraternité, l’égalité, la justice, le respect de la femme, sont prônés et exigés par l’islam. Comment expliquez-vous alors qu’on ne trouve pas leur traduction sur le terrain dans les pays dits musulmans ?
Les valeurs de l’islam ont été ensevelies dans les méandres de l’histoire. Si le Prophète, que le salut de Dieu soit sur lui, devait revenir en ce monde, il ne reconnaîtrait plus la religion dont il avait eu la charge de communiquer à l’humanité. Nous observons de nombreuses déviations, particulièrement dans le domaine du statut de la femme. Nous allons donner quelques exemples.
La polygamie a été généralisée alors que le Coran la limite aux mariages des orphelines. Après la bataille d’Uhud, les musulmans ont perdu quelque soixante-dix hommes, laissant des veuves et des orphelines. Pour éviter à ces dernières un sombre avenir, le Coran règle le problème en recourant au mariage. De nos jours, ce n’est pas la religion qui est pratiquée mais une inclination à la jouissance charnelle pour certains. De toute façon, bien observé, le Coran recommande la monogamie tant il est difficile voire même impossible d’appliquer l’égalité sentimentale et même l’égalité sociale.
Le Coran prévoit le témoignage de deux femmes et un homme pour régulariser la question des dettes au cours des transactions commerciales. Les hommes ont, à tort, généralisé ce verset à toutes les questions et à tous les témoignages. Quoi qu’il en soit, comment peut-on aujourd’hui mettre en parallèle deux femmes économistes avec, par exemple, deux ouvriers ou même deux fonctionnaires étrangers aux systèmes financiers.
Comment a-t-on décidé arbitrairement de cloîtrer ainsi la femme musulmane, après le décès de son mari, pendant plus de quatre mois, sachant qu’Asma, la sœur d’Aïcha, est sortie de chez elle pour accomplir une omra après la mort de son mari Talha lors de la bataille dite du chameaux.
Sur un autre plan, rappelons que par le passé, la place de la femme dans la société n’était pas celle que nous lui connaissons aujourd’hui. Citons un exemple pour illustrer mon propos : lors de la mort d’Ibnu Hambal, un des fondateurs de l’une des quatre écoles juridiques, 600 000 personnes (chiffre énorme pour l’époque) ont assisté à son enterrement, dont 200 000 femmes. Celles-ci ont accompagné les hommes à l’intérieur même du cimetière. Mieux encore, l’oraison funèbre fut prononcée par une femme.
Quant à l’absence, entre autres, d’égalité et de justice sociale, il convient de signaler que nous avons combattu le colonialisme. Libérés des contraintes coloniales, au lieu d’appliquer les nobles enseignements de l’islam, nous avons repris à notre compte les mauvaises leçons de l’autorité coloniale. C’est ainsi que nous avons légalisé l’accumulation des richesses, légitimé la fraude et la corruption, instauré l’inégalité sociale, toléré l’atteinte à la dignité humaine.
– Les trois «D», Dîn, Dawla et Dounia (religion, Etat et monde séculier) constituent les trois fondements de la pensée islamique où se perpétuent jusqu’à nos jours les confusions, les tensions, les heurts idéologiques de toutes sortes. Pensez-vous que les pays musulmans sont condamnés à s’empêtrer dans des luttes dogmatiques stériles et à rester éternellement en marge de développement ?
Il ne faut pas oublier que les pays européens ont derrière eux des siècles d’expériences. Ils ont connu des déboires avant d’atteindre le niveau socioculturel qu’ils vivent actuellement. La France, par exemple, a connu la pauvreté et la misère, vécu des pages sanglantes de son histoire, souffert des assassinats politiques, traversé les affres de l’Edit de Nantes et de la nuit du 4 août, opposant les protestants aux catholiques, la guerre de cent ans et les guerres napoléoniennes… avant d’accéder à ce stade culturel et civilisationnel.
Quant à l’Algérie, elle n’a recouvré son indépendance que depuis un peu plus d’un demi-siècle. Il faut donc travailler et patienter, encore faut-il réfléchir à bon escient et analyser correctement nos maux. Dans cette perspective, il n’y a pas lieu de copier les pays occidentaux et de reproduire leur modèle, mais de diagnostiquer les causes de nos multiples crises avec nos propres instruments et nos propres réalités pour déceler des solutions sociales en se référant aux principes, aux valeurs et à l’esprit du Coran.
– Comment expliquer alors que les musulmans, qui sont à l’origine de la renaissance de la pensée européenne, ont fermé les portes de leur propre pensée ?
Certes, les musulmans ont traversé des siècles de gloire qui ont commencé, entre autres, avec la traduction de manuscrits d’anciennes civilisations. Entre parenthèses, c’est par là que nous aurions dû entamer nos premières années d’indépendance, et d’ailleurs il n’est pas encore trop tard. Il est certain que nous vivons une profonde crise de la pensée aux origines et aux causes diverses.
Je citerai un seul exemple, celui d’avoir privilégié les sciences juridiques au détriment des autres sciences. C’est ainsi que nous avons des tonnes de livres sur les pratiques cultuelles pour couvrir quelques dizaines de versets prescriptifs du Coran. Au même moment, nous enregistrons peu d’ouvrages sur les questions soulevées par les autres trois centaines de versets.
En Algérie, nous avons, entre autres, centré nos activités religieuses sur le halal et le haram, le «yadjouz» et le «lâ yadjouz», marginalisant, au même moment, les quelque quatre cents versets qui parlent de la liberté et des autres questions relatives aux relations sociales.
Nous inventons de nouveaux péchés. Or, seul Dieu peut décréter un péché. Ceux qui créent de nouveaux péchés se substituent au Créateur et ce sont eux qui commettent vraiment le plus grave des péchés. Nos universités pourraient proposer aux étudiants en philosophie, en économie, en histoire, en sciences politiques… la préparation de mémoires et de doctorats sur les problèmes de l’heure.
– C’est étonnant quand même qu’un monde qui a donné des Ibn Sina, Ibn Rushd, Al Farabi, Al Kindi, Ibn ‘Arabî, Ibn Taymiyya, Al Tawhidi, Al Mutanabbî, Khayyam, Firddûsi… ait perdu toute pensée critique et se soit recroquevillé sur lui-même pour se complaire dans la répétition et le mimétisme ?
Je viens de vous répondre quelque peu à cette question. J’ajouterai que les sociétés musulmanes sont à la traîne des sociétés occidentales, celles-ci étant, en ce XXIe siècle, gagnées et gangrenées par un matérialisme sordide. Le Prophète nous enseigne de regarder les gens qui sont socialement au-dessous de nous et non pas ceux qui sont au-dessus de nous. Notre société regarde vers le haut et c’est ainsi qu’elle se complaît dans la course à la richesse, conçue non pas comme un moyen mais comme une fin.
Voilà une question coranique primordiale qui nous reste à résoudre : l’islam ne condamne pas la richesse en soi mais, d’abord, elle doit être gagnée honorablement et honnêtement, et ensuite, elle ne doit pas constamment circuler sans un même cercle social. Autrement dit, la Loi coranique prône une juste et égale répartition de la richesse, sans pour autant recourir au nivellement des classes. C’est l’application de ce principe universel : à chacun selon son travail : «Quiconque aura fait le poids d’un atome de bien le verra.» (S.99, 7).
– Dès l’âge inaugural de l’islam, plusieurs courants de pensée sont apparus. Aux sunnisme, chî’isme, kharédjisme, mu’tazilisme et soufisme des premiers temps de l’islam sont venus se greffer d’autres mouvements tardifs à l’image du bahaïsme et de l’ahmadisme. Qu’est-ce qui peut expliquer tout ce foisonnement de courants qui se réclament d’un seul Livre ?
C’est la preuve que la liberté d’expression existait aux premiers temps de l’islam, bien qu’obtenue au prix de sacrifices sanglants. C’est un acquis précieux que nous cherchons aujourd’hui à obtenir. Il est à préciser que ces courants de pensée se sont manifestés différemment et à des dates historiques différentes, non sans quelques affrontements sanglants.
Ainsi, le kharidjisme, première dissidence de l’islam, est apparu lors de l’arbitrage entre Ali et Mu’awiyya à l’issue de la bataille de Siffine en 657. Le chi’isme constitue l’une des branches minoritaires de l’islam, partisan de Ali. Le mu’tazilisme a émergé au VIIIe siècle. Il s’opposait au maturidisme et à l’ash’arisme, aujourd’hui le courant dominant dans le monde du sunnisme. Il a été majoritaire durant une période du califat abbasside. Les mu’tazilites sont appelés les rationalistes de l’islam. Ils avaient été persécutés quand ils étaient dans l’opposition, mais s’étaient montrés intolérants une fois au pouvoir. Quant au soufisme, c’est une branche spirituelle adoptée par ces courants.
Nous sommes aujourd’hui témoins de l’existence de certaines branches sectaires qui se réclament de l’islam. Le bahaïsme a existé au début de l’indépendance de l’Algérie. A ma connaissance, il n’y a plus aucune trace. Quant aux ahmadites, c’est une école théologique, vieille dans d’autres continents, mais récente dans notre pays.
D’après mes informations, les partisans de cette secte, dans leur propagande, mettent l’accent sur la justice sociale qui fait défaut dans notre société. Autant dire qu’ils ont trouvé une ouverture dans le creux du système actuel pour diffuser leurs idées et gagner quelques sympathies. Autrement dit, ils cherchent, malheureusement, à remplir un vide. La nature, dit-on, a horreur du vide.
– En général, en Afrique du Nord, l’islam confrérique et maraboutique en cours depuis des siècles est bousculé de manière visible par le réformisme salafiste. Pensez-vous que ce courant va dominer dans les prochaines années dans cette partie du monde ?
Le terme «salafisme» est issu du mot «salaf» qui se réfère aux pieux ancêtres. Il prône un retour à une pratique correspondant à la période prophétique. Il prône un mode de vie où sont exclues toutes les diversions au culte musulman. Il revendique des pratiques sociales conservatrices. Bien que tous les salafistes s’attachent à une lecture rigoriste de la Loi islamique, leurs objectifs divergent et se divisent en trois grands courants.
Le salafisme djihadiste : bien que minoritaire, il occupe une place visible en raison de ses actions violentes. En fait, bien qu’il se réclame de l’islam, ses pratiques ne le sont pas. C’est un courant qui fait beaucoup de bruit et cause des ennuis à la religion et aux musulmans. Il doit être condamné et combattu jusqu’à sa disparition totale de toutes les parties du monde. Le salafisme quiétiste représente la majorité du mouvement. Son objectif est de se maintenir en dehors de la société. Il ne cherche pas, en dehors de la religion, à exercer une influence politique sur son environnement. C’est un courant qui ne présente aucun danger immédiat ou lointain.
Le salafisme réformiste propose la transformation des institutions politiques d’une manière compatible avec la religion. C’est un mouvement qui se rattache à la vision que les Frères musulmans se font de l’islam. Ces salafistes sont indirectement combattus par ceux qui se présentent comme «réformateurs» de l’islam. De nombreuses idées sont formulées.
Aucune ne fait école. Au contraire, elles sont diverses et contradictoires. Il ne faut donc pas s’étonner que le salafisme, sous ses deux dernières formes, perdurera aussi longtemps qu’une école ou plusieurs écoles ne s’imposeront pas, encore faut-il qu’elles aient un grand espace médiatique et livresque pour s’exprimer et se manifester, que de grands débats théologiques et idéologiques s’instaurent et que ‘uléma et intellectuels se rencontrent et s’assoient autour d’une table. Il en sortira peut-être une ou plusieurs visons de société.
– Vous avez traduit l’essai de Moussa Al Mussawî, Les Chi’ites et la réforme, du chiisme premier aux pratiques d’aujourd’hui, à l’aune des derniers développements au Proche-Orient. quelle serait l’issue du conflit idéologique sunnites-chiites qui perdure depuis le 4e calife de l’islam jusqu’à nos jours ?
Comme vous le savez, aucune des deux parties ne voudra abandonner ne serait-ce qu’une petite parcelle de ses croyances respectives. Ces querelles pourraient se taire et laisser place à la réalisation d’un large front islamique où sunnites et chiites coordonneraient leurs politiques et leurs efforts autour d’une même plateforme pour imposer l’islam sur la scène internationale. Cette perspective ne se réalisera pas aussi longtemps que l’Arabie Saoudite fera de son combat contre le chiisme sa priorité.
– Au vu du terrorisme qui touche plusieurs pays occidentaux et des conflits sanglants que vivent certains pays musulmans, l’islam ne constitue-t-il pas la question prioritaire du monde contemporain ?
Le terrorisme ne touche pas seulement les pays occidentaux. Les musulmans sont ceux qui souffrent le plus de cette calamité. Aujourd’hui, les guerres sont allumées surtout dans les pays musulmans : l’Afghanistan, la Syrie, l’Irak, la Libye. Comme «un fait de hasard», ce sont les deux capitales de deux grandes dynasties musulmanes qui sont touchées.
Comme «un fait du hasard», les conflits ont lieu là où se trouve le pétrole. «L’Etranger» n’est pas étranger à l’instauration de ce climat chaotique. Le colonialisme se maintient toujours sous une autre forme. Comment voulez-vous que se réalise l’idée de symbiose, sinon d’acceptation entre les différents courants musulmans dans un contexte aussi désastreux qu’affligeant. C’est du gâchis !
En ce qui concerne le terrorisme, ce n’est pas la guerre, les bombes, le sang, les morts… qui y mettront fin. Il se résoudra essentiellement en appliquant une politique sociale qui permette à chaque personne et à chaque famille de vivre décemment et dans la dignité. Sa solution se situe également au niveau des relations internationales : que les pays industrialisés cessent d’exploiter les pays émergents, pratiquent une politique d’équilibre social entre les nations et ouvrent leur technologie à qui veut s’en servir pour son développement. «Justice sociale» à l’intérieur de chaque Etat, et «Equilibre social» à l’échelle mondiale sont, à mon avis, les remèdes adéquats.
– La sécularisation, pour ne pas dire laïcité, est-elle envisageable dans les pays musulmans ?
Nous voulons chaque fois discuter des mêmes problèmes qui se débattent en Europe et particulièrement en France. Croyez-vous que la laïcité est une panacée pour les pays musulmans ? Comment se fait-il que les pays africains, pourtant laïcs, ne soient pas sortis de leur sous-développement ? De plus, de quelle laïcité s’agit-il ?
Elle n’est pas la même en France et en Angleterre ; elle est différente en Allemagne et en Espagne, etc. Voyez la Turquie ! Bien que se réclamant de la laïcité, elle introduit des solutions islamiques dans le mode de vie de sa population. C’est donc, pour moi, un faux problème que celui de la laïcité quand les ventres et les têtes sont vides.
La question à résoudre se trouve essentiellement au niveau des mentalités et des comportements. Le Coran n’a pas tort de déclarer que Dieu ne change pas l’état d’un peuple si celui-ci ne change pas son comportement intérieur. Un pays qui se réclame de la laïcité ou qui ne s’en réclame pas n’émergera pas de son sous-développement si ses dirigeants ne sont pas déterminés à servir leur peuple et s’ils ne vident pas les caisses de l’Etat à leur profit.
– On vous laisse conclure…

Avec un milliard cinq cent millions de fidèles, soit 20% de la population mondiale, l’islam est la seconde religion de la planète. Au cours des prochaines décennies, sa croissance se poursuivra, ne serait-ce que sous l’effet mécanique de la démographie. Souhaitons la fin du radicalisme de l’islam qui devient une grande menace pour l’avenir de l’islam et des musulmans. Souhaitons aussi pour tous les pays musulmans l’instauration des Etats de droit, fondés sur les principes démocratiques et de la liberté d’expression.
Boualem Bouahmed

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