Sihem Ben Sedrine : « Il faut réécrire l’histoire de la Tunisie »

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1967

La présidente de l’Instance vérité et dignité explique les difficultés de la transition vers la démocratie. Elle dénonce les entraves du pouvoir politique à sa mission de divulgation des crimes sous les dictatures de Bourguiba et de Ben Ali.

image: http://s2.lemde.fr/image2x/2017/06/21/768×0/5148696_3_519b_sihem-ben-sedrine-ancienne-opposante-a-ben_7a92040afe587c855462aeee34b99c6a.jpgSihem Ben Sedrine, ancienne opposante à Ben Ali, dirige l’Instance vérité et dignité chargée de faire la lumière sur les violations économiques et des droits humains en Tunisie sur la période 1955-2013.

Sihem Ben Sedrine, ancienne opposante à la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali, préside l’Instance vérité et dignité (IVD) mise en place en 2014 pour mener à bien la justicetransitionnelle en Tunisie. L’IVD est chargée d’instruire des dossiers de violations des droits de l’homme et de malversation financières sur la période 1955-2013.

Depuis novembre 2016, l’institution a organisé une dizaine de soirées d’auditions publiques sur ces violations dont s’étaient rendus coupables les régimes autoritaires de Habib Bourguiba (1957-1987) et de Ben Ali (1987-2011). Sihem Ben Sedrine estime que les révélations qu’elles ont permis de faire émerger devraient conduire à revoir entièrement l’histoire du pays.

La Tunisie vit depuis six semaines au rythme d’arrestations, dans le cadre de la campagne anticorruption déclenchée par le gouvernement. Comment la jugez-vous ?

Nous saluons cette campagne. Nous y avons d’ailleurs collaboré en partageant avec le gouvernement certaines données. Il était temps que l’Etat réaffirme son autorité face à des lobbys mafieux qui gangrenaient les institutions naissantes [de l’après-révolution de 2011]. Des organisations non gouvernementales (ONG) ont toutefois exprimé des réserves sur le cadre légal de toutes ces arrestations. Nous les partageons.
Il faut que les procédures équitables soient respectées. Sinon, les auteurs de ces violations vont se présenter en victimes, et il pourrait y avoir un retour de manivelle néfaste. D’autre part, il faut que cette campagne aille jusqu’au bout et n’épargne personne. Sans accuser le gouvernement, il faut faire preuve de vigilance. Il est important de rassurerl’opinion tunisienne sur le caractère général et systématique de cette campagne.

La présidence de la République a soumis à l’Assemblée un projet dit de « réconciliation économique » qui redonde avec votre mandat. Qu’en pensez-vous ?

Si des mécanismes doivent être créés en parallèle, il est souhaitable qu’ils répondent aux critères auxquels répond l’IVD, à savoir l’indépendance et la neutralité. Or la loi sur la « réconciliation économique » du chef de l’Etat prévoit une commission d’arbitrage qui serait nommée par l’exécutif. Du coup, elle ne serait pas indépendante, parce que l’Etat devient partie prenante de ce processus d’arbitrage.
En outre, cette réconciliation économique accorde une amnistie, point à la ligne. Ce n’est pas de la redevabilité. Nous, nous n’amnistions pas. Nous invitons les auteurs de violations économiques à reconnaître ce qu’ils ont fait par écrit ou par une audition, à huis clos ou en public, et ensuite à restituer l’argent indûment perçu.

Sur ces affaires de corruption, on vous accuse de résultats insuffisants…

On a traité des milliers de dossiers liés à la corruption et une cinquantaine de dossiers est en arbitrage. Nous avançons. Qui bloque ? L’Etat. Le représentant du gouvernement, en la personne du chef du contentieux de l’Etat, après avoir démarré des audiences d’arbitrage, bloque. Il dit : « Je reporte. » Et reporte indéfiniment. Alors, qui bloque : l’IVD ou le gouvernement qui refuse de s’engager dans ce processus d’arbitrage ? Notre mission est non seulement de réhabiliter la personne qui a fauté, mais c’est aussi de donner à l’Etat les outils nécessaires pour engager les réformes dont ce pays a douloureusement besoin. Mais ils [les opposants à l’IVD] ne veulent pas de ces réformes. Veut-on protégerles corrompus ? Veut-on encore les laisser bénéficier de la manne ?

La Constitution de 2014 a prévu la création de cinq instances indépendantes, dites « constitutionnelles ». Pourquoi dénoncez-vous la loi-cadre fixant leurs compétences ?

Aux termes de cette loi-cadre, l’Etat attente à l’indépendance de ces instances, qui agissent dans les domaines des élections, de la communication audiovisuelle, des droits de l’homme, du développement durable et de la lutte anticorruption. Il revient sur leurs prérogatives. C’est grave. Il y a là le risque d’un retour à l’Etat autoritaire.

Vous avez des relations conflictuelles avec la présidence de la République. Qu’en est-il ?

Il est à regretter que la présidence de la République se soit placée dans une posture d’obstruction à l’égard de la justice transitionnelle, l’une des revendications de l’après-révolution. Les Tunisiens ont dit : « On ne va pas régler son compte au passé par la violence, par le lynchage, par la revanche. » C’est quand même mieux de passer par la voie du dialogue, par un processus de redevabilité où les responsables de violations des droits humains et économiques reconnaissent ce qui s’est passé. Il y a là un volet pédagogique : on apprend comment ça fonctionnait. Après, les auteurs de violations demandent pardon. Et on leur pardonne.
Les débats sur la justice transitionnelle avaient donc commencé dès 2011. La loi organique fondant l’IVD a été adoptée en décembre 2013. Puis, en 2014, le parti Nidaa Tounès remporte les élections. Ce parti était formé de plusieurs composantes : des gens de gauche, mais aussi une forte composante de personnalités de l’ancien régime. Le candidat de ce parti à la présidence de la République, Béji Caïd Essebsi, qui a été élu, a dit clairement lors de la campagne électorale qu’il n’était plus d’accord avec la justice transitionnelle et allait dissoudre l’IVD. Dieu merci, la justice transitionnelle continue, malgré les obstructions. C’est le souhait du peuple tunisien.

Quel bilan tirez-vous de la série d’auditions publiques menées par l’IVD depuis l’automne dernier ?

Les auditions publiques de l’IVD sont l’un des outils prévus par la loi pour démanteler le système de dictature et de corruption. Après ces dix séances, nous sommes plutôt satisfaits. On a mis un terme à la nostalgie de la dictature qu’on a vu apparaître en 2015 et même début 2016. Car on peut regretter une dictature. Les Allemands ont un nom pour ce concept : l’« Ostalgie », la nostalgie de l’Est, la nostalgie du communisme, la nostalgie de la dictature.
La transition est le moment le plus difficile et le plus ingrat du passage à la démocratie. On n’a plus les avantages de la dictature, on n’a pas encore ceux de la démocratie, mais on a les inconvénients des deux. On en vient à dire : « Avant, c’était mieux. Pourquoi pas la dictature si elle nous assure de la stabilité ? » En Tunisie, les gens peuvent regretter la stabilité, mais ils ne regrettent pas le dictateur. Nous sommes fiers de cet acquis. Nous pensons avoir mis les bornes.

Vous avez fait l’objet de campagnes de presse vous accusant d’être le jouet du parti islamiste Ennahda. Que répondez-vous à ce cela ?

Il n’y a pas de jouet d’Ennahda, tout bêtement parce que l’IVD prend ses décisions d’une manière totalement autonome. Elle ne consulte pas Ennahda pour ses choix stratégiques. Il y a des bénéficiaires et des perdants de la justice transitionnelle. Qui gagne ? Les victimes des systèmes despotiques et mafieux. Qui perd ? Les auteurs de violations. Mais ces derniers sont en fait les premiers bénéficiaires. Ils auraient vraiment été perdants s’il avait été question d’une chasse aux sorcières. Là, on est dans un processus qui aboutit à la réconciliation après la redevabilité.
Pourtant, le simple fait qu’on leur demande des comptes les embête. Qu’ils n’attendent pas de nous qu’on arrête ! On continuera à demander des comptes à toute personne qui a une responsabilité dans la dictature qui avait mis le pays en coupe réglée. La Tunisie est en train de subir le contrecoup de cette captation des richesses du pays par un groupe à la faveur d’un système de privilèges. La loi est claire : c’est notre rôle de démanteler ce système.

A propos de la répression qui a frappé les partisans de Salah Ben Youssef, le grand rival nationaliste arabe de Bourguiba entre 1955 et 1958, contraint à l’exil puis assassiné, vous avez appelé à « réécrire » ces pages de l’histoire de la Tunisie. Est-ce le rôle de l’IVD ?

L’histoire officielle a été écrite par les agents de Bourguiba. C’est de notoriété publique. On a manipulé l’histoire. On a attribué à Bourguiba des actes qui ne sont pas de son fait. On a éliminé certains acteurs d’un coup de crayon et imposé l’omerta sur certains faits historiques. Cela s’appelle de la manipulation.
L’IVD a reçu des plaintes de personnes qui sont des victimes de cette période-là. C’est notre mandat : la période couverte commence en 1955. Nous avons fait nos enquêtes. Qu’est-ce qu’on a découvert ? Que des violations de droits de l’homme ont été commises au lendemain de l’indépendance. Des civils ont été bombardés par l’aviation française, à la demande du gouvernement tunisien, alors que la Tunisie était indépendante. Nous avons également établi des dossiers sur des tortures commises contre des opposants au lendemain de l’indépendance.
Oui, nous faisons appel aux historiens pour que cette histoire manipulée et instrumentalisée soit réécrite, car elle doit l’être. Ce n’est pas moi qui écris l’histoire, mais les historiens. Je les invite à relire ces pages sur lesquelles la lumière n’a pas encore été faite. Le fait d’inviter les historiens à travailler sur cette période que les Tunisiens ignorent toujours, et sur laquelle il y a une vraie opacité, c’est le travail de l’IVD.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/06/21/sihem-ben-sedrine-l-etat-bloque-la-justice-transitionnelle-en-tunisie_5148698_3212.html#mR902xixEHcPTzy3.99

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