Le testament de Bennabi

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BenabiCe fut lors de sa dernière tournée en Orient arabe au début de l’année 1972 que Bennabi exposa en deux conférences ce qu’on pourrait nommer son testament. Le rôle et le message du musulman dans le dernier tiers du XX ème siècle fut aussi l’intitulé de son dernier séminaire peu avant sa disparition.
Bennabi livrait ainsi sa vision d’un avenir proche puisqu’il écrivait au tout début de ce dernier tiers du siècle : « les destinées balisent le chemin de l’islam qui, à en juger par le cheminement du monde pris dans son ensemble, sera la religion de toutes les créatures. »
Dans cette prospective, nous  voyons deux termes, le premier dans son objectif, le rôle et le message du musulman et le second dans sa temporalité, le dernier tiers du XX ème siècle.
Si nous nous arrêtons au second terme, il est clair que sa réalisation n’est pas advenue puisque nous avons dépassé la limite temporelle de plus de quinze années.
Devrions-nous conclure pour autant que cette vision n’est au fond qu’une illusion d’un penseur qui s’est trompé ?
L’histoire fourmille d’exemples de grands penseurs qui se sont lourdement trompés dans leurs prévisions. Kant, par exemple, prévoyait, à la fin du XVIII ème siècle que, grâce au triomphe de la raison et de la révolution industrielle qu’il ne nommait pas mais dont il voyait les premières transformations dans les sociétés européennes entraînant une augmentation quantitative des ressources, les Européens allaient mettre fin aux guerres. En bon philosophe allemand, il indiqua les conditions pouvant arriver à la paix perpétuelle, titre éponyme d’un de ses ouvrages. Nous savons que ce fut exactement l’inverse. La modernisation de l’Europe allait entraîner la rationalisation des guerres, les nationalismes naissants allaient exacerber les rivalités et pousser aux guerres totales comme le monde n’en avait jamais connu auparavant.
L’erreur d’analyse de Kant ne provient pas d’un simple décalage dans le temps mais pêche par le décalage entre la science et la conscience car la guerre relève du second et non du premier
Le philosophe français Michel Foucault, dans un bref texte mais d’une prodigieuse densité, qu’est-ce que les Lumières, étudia, en se basant sur l’article que Kant publia en 1784 en réponse à la question Was ist Aufklärung,  la signification de ce vaste mouvement intellectuel en relation avec la temporalité.
Nous allons essayer de voir en quoi cette réflexion intéresse la problématique soulevée par Bennabi.
Michel Foucault indique que le présent peut être appréhendé de trois manières : c’est une période de l’histoire ayant ses propres caractéristiques, un point de passage vers un nouvel âge du monde ou l’amoncellement de traits avant-coureurs d’un bouleversement inéluctable.
Nous allons voir comment la vision de Bennabi combine ces trois attitudes sur l’étude du présent pour justifier sa prospective.
« C’est qu’il faut que l’histoire finisse quelque part avant qu’elle puisse recommencer. »
Dans cette nécessité que Bennabi nous décrit deux phénomènes sont imbriqués : la naissance d’une civilisation ne se réalise que si celle qui la précède donne des signes de son épuisement définitif.
Dans cette imbrication, c’est une subordination du premier phénomène par rapport au second qui est l’élément important surtout que dans un monde soumis actuellement à la mondialisation, les sociétés ne peuvent plus évoluer en vase clos.
La civilisation occidentale est dans l’état d’esprit des Européens d’Algérie détruisant en 1962 ce qu’a construit la France dans le pays, ou celui d’Israël démolissant les constructions réalisées pour ses colons dans la bande de Gaza lors de son retrait de ce territoire palestinien, affichant ainsi leur volonté de ne rien laisser à leurs successeurs territoriaux, et non dans l’état d’esprit de Tamerlan.
Bennabi offre à notre méditation un exemple frappant, à plus d’un titre, de cet état d’esprit de Tamerlan dans son ouvrage Vocation de l’islam.
« … [Tamerlan] n’était pas un soudard, un simple porteur de sabre : le sens religieux et politique, le génie militaire et administratif faisaient de lui un personnage complexe, mais parfaitement défini. Nous le voyons cependant abattre son sabre sur la Horde d’Or qui était en passe de conquérir l’Europe sous la direction énergique de Toghtamich. Nous voyons le glaive redoutable de Tamerlan s’abattre également (…) sur l’empire ottoman où Bajazet concentrait une armée de cinq cent mille hommes pour conquérir Vienne. Pourquoi ce singulier comportement ?(…) Pour donner aux  événements l’interprétation intégrale compatible avec tout leur contenu, il faudrait les envisager non seulement sous le rapport de la causalité, mais avec leur finalité dans l’histoire (…). Il faudrait, par exemple, se demander ce qu’il serait advenu si Toghtamich avait occupé Moscou, puis Varsovie, si Bajazet avait planté son étendard sur les monuments de Vienne, puis sur ceux de Berlin. Dans ce cas, l’Europe eût fatalement passé sous le sceptre triomphant de l’Islam temporel. Mais ne voit-on pas  alors une tout autre perspective surgir de l’histoire ? On voit la renaissance de l’Europe –alors en gestation –se fondre dans la « renaissance timouride ». Mais ces deux renaissances étaient d’un ordre différent bien qu’également brillantes (…) L’une était le commencement d’un ordre nouveau, l’autre était la fin d’un ordre révolu. Rien alors n’aurait pu éviter au monde entier la nuit qui venait doucement sur les pays musulmans. Si Tamerlan n’avait suivi que son impulsion personnelle, rien n’eût pu arrêter la fin de la civilisation. »
Cet état d’esprit est foncièrement étranger à la mentalité occidentale telle qu’elle a été façonnée jusqu’à présent. C’est ce qui explique la nécessité de la fin de mission pour leur civilisation.
Spengler fut l’un des premiers penseurs occidentaux à déterminer rigoureusement les signes de l’épuisement de la civilisation occidentale dans son magistral livre le déclin de l’Occident. Pour lui les symptômes sont principalement culturels. C’est tout d’abord la fin du grand style, c’est-à-dire celle de l’art dans toutes ses manifestations, la musique, la peinture, l’architecture ou le théâtre. Il est remplacé par la légèreté de la mode. La philosophie n’est plus que l’ombre d’elle-même et devient plus une profession qu’une vocation. La religion est remplacée par son ersatz la religiosité et cela explique la multiplication des sectes et l’essor des églises protestantes évangélistes. C’est le défaut de créativité qui se fait de plus en plus visible. Dans les autres domaines c’est le règne de l’impérialisme destructeur et celui de l’argent. Ce diagnostic donné par le philosophe allemand voilà exactement un siècle est devenu une réalité palpable par tous actuellement.
Toute cette problématique est résumée par Bennabi par les conséquences de la perte des motivations ou justifications existentielles. Hédonisme à l’intérieur et nihilisme à l’extérieur semblent résumer l’ambiance morale et intellectuelle  de l’Occident d’aujourd’hui. Pour Bennabi  le courant philosophique et littéraire de l’existentialisme européen dans toutes ses variantes, danoise avec Søren Kierkegaard, allemande avec Martin Heidegger ou française avec Jean-Paul Sartre n’a été qu’une vaine tentative pour palier à la perte des justifications existentielles.
Toutes ces considérations témoignent des caractéristiques de l’histoire contemporaine. Et les traits avant-coureurs d’un bouleversement inéluctable sont, sans conteste possible, les deux guerres mondiales et toutes leurs conséquences qui n’ont pas encore fini de modeler les contours du monde actuel.
Mais en quoi, le présent est un passage pour un nouvel âge du monde ?
Le vieillissement de l’Occident, la perte de sève créatrice, d’autres diront sa décadence ne peuvent-ils pas plutôt aboutir à un écroulement total de l’humanité, à un retour aux âges sombres comme tant de films américains l’ont décrit, ce que pourrait être leur univers mental et matériel.
Ce scénario apocalyptique ne peut advenir si d’autres forces dans le monde surgissent pour enclencher une nouvelle civilisation. La vigueur renouvelée de la Chine ou celle attendue de l’Inde peuvent constituer, pour chacune d’elle, une promesse que la civilisation ne sombre pas et qu’elle continue le chemin inauguré il y a plus de trois mille ans à Sumer. Cependant tout porte à croire que la Chine et l’Inde suivront le chemin du Japon qui a été le premier pays non occidental à se hisser au niveau civilisationnel de l’Occident. Le Japon, ivre de puissance,  a finalement pris la voie qui est en train de mener l’Occident à la ruine. De périphérique, le Japon s’est installé au cœur de l’Occident, accélérant son occidentalisation où la différentiation ne relève plus que des mœurs et du folklore. Le Japon a rejoint rapidement les plus hauts sommets de la technologie mais la créativité décrite par Spengler n’est pas au rendez-vous : aucun penseur ou philosophe d’envergure n’a émergé du pays du Soleil levant, aucun art majeur n’a vu le jour, la science est réduite à la technologie. Tout le cheminement actuel de la Chine suggère qu’elle est dans la même situation. Et les prémisses de l’éveil de l’Inde nous poussent à croire que ce sera la destinée de ce pays.
Finalement ce sera un nouveau visage, au sens propre comme au sens figuré, que ces pays dessineront dans la civilisation occidentale à laquelle en fin de compte ils appartiendront.
Pour Bennabi, le seul espoir pour la civilisation réside dans le Musulman.
«  C’est même comme si Dieu avait voulu annuler le rôle du musulman au cours de ce siècle en vue de le reporter au moment plus favorable, à un moment où toutes les expériences des autres auraient échoué. »
Il peut paraître paradoxal que le salut de l’humanité puisse être le fait d’un monde éclaté, assailli par des adversaires redoutables pour qui tous les prétextes sont bons pour le diviser davantage ou pour le noyer sous des déluges de bombes.
C’est dans les moments de grande détresse que l’homme peut se surpasser  et assumer son destin. Bennabi lui fixe un but grandiose qui est l’essence temporelle du message coranique.
« …sauver le navire de la société islamique, mais aussi pour sauver celui de la société humaine toute entière ».
Mais si le but est l’humanité et le musulman, qu’il n’en représente que le quart, qu’en est-il des autres, de tous les autres qui sont ensemble majoritaires. La réponse a été donnée par le Prophète avec la constitution établissant le cité-état de Médine.
Un intellectuel français, Raymond Lerouge,  a écrit une biographie du Prophète, publiée en 1939 alors que la seconde guerre mondiale profilait à l’horizon. Sans être musulman et devant la formidable crise qui secoue le monde moderne depuis la première guerre mondiale, il scrute attentivement le système de l’Islam et la personnalité de son Prophète pour déterminer dans quelle mesure ils permettront l’épanouissement d’un nouveau monde pacifié et réconcilié.
« …le fondateur de l’Islam se rattache (…) aux préoccupations du temps présent. Il est, en effet, le promoteur de la première révolution sociale et internationale dont l’histoire a fait mention ».
«  L’Islam revêt dès lors  le triple caractère des grands bouleversements sociaux des temps modernes, auxquels nous donnons le nom de révolution. Il est démocratique dans son essence, international dans ses fins, et éventuellement guerrier dans ses moyens».
Notre auteur attend des hommes de l’Islam qu’ils soient à même de dénouer le terrible nœud gordien synonyme de l’impasse civilisationnelle qui perdure et qui amplifie de plus en plus la crise du monde actuel. Ce  dénouement ne se fera pas avec l’épée d’Alexandre le Grand mais avec la sagesse coranique.
« Au frémissement qui l’agite sous l’impulsion d’hommes nouveaux, il est facile de constater qu’une adaptation des principes coraniques aux exigences de la société moderne est en train de s’élaborer : obstacle à l’extension des deux autres systèmes révolutionnaires [le libéralisme et le communisme] et, peut être, synthèse originale destinée à remédier un jour à leur commun échec. Mahomet, en dépit de ses quatorze cents ans, est un homme du jour ».
Tout est dit dans cette phrase d’une densité historique cosmique. C’est un des meilleurs résumés de l’attente d’un monde d’hommes de bonne volonté, pour la réalisation de la promesse mineure de l’Islam pour reprendre la vision de Bennabi, la promesse majeure ayant pour but la réalisation dans la vie future.
Raymond Le Rouge prouve, s’il en est besoin, la phénoménale capacité de l’Islam à intégrer dans sa weltanschauung, dans son organisation de la société ceux qui ne partagent pas ses convictions strictement religieuses. Dans un monde devenu un, cette aptitude devient essentielle, incontournable.
Notre biographe nous rappelle que «  l’Islam est une création de l’idéalisme le plus ardent et du réalisme le moins chimérique ».
L’islam existe depuis environ quatorze siècles et même si les temps présents son propices pour qu’il soit écouté, en quoi épouse-t-il l’attente profonde de l’humanité ?
Revenons au texte de Michel Foucault.
Que nous dit-il sur le nouvel âge du monde créé par les Lumières ?
Cette nouvelle manière d’appréhender l’existence de l’être provient de sa volonté de quitter l’état de minorité en ayant abdiqué de sa raison et de sa liberté.
« [Kant] fait remarquer que l’homme lui-même est responsable de son état de minorité. Il faut donc concevoir qu’il ne pourra en sortir que par un changement qu’il opèrera sur lui-même. »
Cette assertion de Kant semble tout droit sortir du Coran : « Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant qu’ils n’ont rien changé en eux-mêmes » (XIII, 11)
Tout dans le Coran est exhortation à sortir de l’état de minorité et de juger par soi-même. Que de versets où il fait appel aux hommes et aux femmes pour qu’ils utilisent leurs facultés cognitives en toute autonomie.
La période historique actuelle est qualifiée de moderne comme un âge qui s’oppose chronologiquement aux périodes différentes dans une croyance béate au progrès historique.
Michel Foucault replace la modernité dans sa véritable essence :
« En me référant au texte de Kant, je me demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que comme une période de l’histoire. »
Il explicite encore sa position en donnant celle de Charles Baudelaire en exemple :
«…pour Baudelaire, la modernité n’est pas simplement forme de rapport au présent; c’est aussi un mode de rapport qu’il faut établir à soi-même. L’attitude volontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même tel qu’on est dans le flux de moments qui passent; c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration complexe et dure… »
L’islam a été la première apparition de la modernité dans l’histoire. Elle a été façonnée par le Prophète détruisant symboliquement le panthéon arabe à la Mecque délivrant les musulmans et les musulmanes de tous les faux dieux et de toutes les entraves quelles qu’elles soient pour en faire des êtres libres ayant une exigeante vision d’eux-mêmes.
C’est à cette attitude que Bennabi convie les musulmans à revenir, et à être conscients du rôle qu’ils doivent jouer.
C’est pour cette raison que Bennabi écrit le 22 mai 1972 dans  son Carnet qu’il a « préféré donner [à sa conférence] un complément « le rôle du musulman doit avoir les caractéristiques d’une mission. »
Et c’est pour cela aussi qu’il a, je pense, fixé une limite chronologique, le dernier tiers du XX ème siècle pour l’accomplissement du rôle du musulman, pour le rendre plus impératif.
Ce rôle et le message du musulman restent d’une brûlante actualité car toutes les raisons qui les ont motivés sont plus que jamais présentes.
Abderrahman Benamara
Alger, le 23 mars 2016
 
 
 
 
 

2 Commentaires

  1. Excellent réflexion.
    Le terrain est balisé pour une autre plus profonde, ayant pour fil conducteur, l’émergence d’une épistémologie d’essence transcendantale qui construira les bases d’un système de pensées dont les attributs seront PAIX et émancipation.

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