L’islam, cette si commode grille d’analyse du monde musulman

0
3925

GreshL’islam, cette si commode grille d’analyse du monde musulman

À PROPOS DE « UN SILENCE RELIGIEUX. LA GAUCHE FACE AU DJIHADISME », DE JEAN BIRNBAUM

Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, le livre de Jean Birnbaum a été largement couvert par les médias, qui ont amplement repris ses thèses. Pourtant, un tel ouvrage mérite un vrai débat qui n’a pas encore eu lieu.
En France, tout commence et se termine avec l’Algérie quand il s’agit de l’islam. Les relations tourmentées de l’Hexagone avec ce pays et plus de cent trente ans de colonisation ont marqué l’Histoire, la politique, la culture, les idées de la métropole. Et pourtant régulièrement, au hasard de l’actualité, on «  redécouvre  » la solidité de ce lien que les livres d’histoire scolaire limitent au seul fait colonial. Celui-ci, loin d’être une «  affaire étrangère  » a été au centre de la vie politique de la IIIe et de la IVe République, de ses déchirements et de ses soubresauts  ; il a profondément marqué la vie intellectuelle, et la vision de l’islam. En un mot, il est inscrit dans le tissu même de l’Histoire nationale.
Cette dimension est à la fois absente et présente du livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme1, qui évoque la difficulté de la gauche à penser la religion. Absente, parce que les mots «  colonie  » et «  colons  » ne sont utilisés qu’une seule fois. Présente, puisque un chapitre capital pour illustrer son propos est consacré à «  la génération FLN  » (Front de libération nationale), ces Français qui se sont mobilisés pour l’indépendance de l’Algérie et qui sont arrivés aux affaires dans les années 1980. Pour résumer le propos de l’auteur, ils n’ont pas perçu la dimension religieuse de l’insurrection de 1954 :

Ce que la gauche avait sous-estimé, une fois de plus, c’est la force autonome des représentations religieuses et de la foi. Elle n’avait pas pris conscience que partout dans le pays, chez les paysans mais aussi chez beaucoup d’instituteurs, la formation coranique constituait depuis longtemps «  un socle inexpugnable  ».

D’où leurs désillusions.

LA REVANCHE DE MARX

Passons sur l’idée sous-jacente que «  la génération FLN  » serait aux affaires et rappelons que ceux qui se sont opposés à la guerre en Algérie ont, presque jusqu’au bout, été une minorité. Ils n’ont été, pendant toutes les premières années de cette guerre sans nom, qu’une petite poignée, ceux que l’on a appelé les «  porteurs de valises  ». Il est vrai qu’ils sont souvent passés à côté de la dimension musulmane de l’insurrection du 1er novembre 1954. C’est pourtant celle-ci qui, selon Birnbaum, expliquerait son échec ou en tous les cas le fait qu’elle n’ait pas répondu à l’idéal projeté sur elle.

Là où les indépendances des anciennes colonies étaient censées émanciper les opprimés des anciens préjugés, elle a souvent conduit, en réalité, au retour de forces qui en appellent à un héritage religieux millénaire.

Vraiment  ? En Chine ou au Vietnam, en Afrique du Sud ou au Mexique, est-ce l’héritage religieux qui a triomphé, ou la prégnance des structures «  traditionnelles  », pas forcément liées à la religion  ? Quand on étudie les mouvements de libération nationaux qui se soulevaient à travers les cinq continents dans les années 1950-1970, leur programme était généralement truffé de mots d’ordre révolutionnaires, et écrit dans la langue — presque universelle à l’époque — du marxisme. Le fond de l’air était rouge. Ces mouvements se réclamaient du prolétariat international et du socialisme. Le Parti congolais du travail se référait au marxisme-léninisme le plus orthodoxe, tout comme le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et le Parti socialiste yéménite prétendait construire «  le socialisme scientifique  » dans un des pays les plus pauvres de la planète. Partout on scandait des slogans internationalistes, on hissait le drapeau rouge, «  rouge du sang de l’ouvrier  », on brandissait les portraits de Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Ilitch Lénine, voire de Joseph Staline et de Mao Zedong. À quoi donc est dû l’échec de ces expériences tiers-mondistes  ? À la religion  ?
Ne faut-il pas lire dans ces déboires, plus simplement, la revanche de Marx qui affirmait le caractère premier, dans l’évolution des sociétés, de «  l’infrastructure  » — c’est-à-dire des rapports de production économique, des «  forces productives  » — par rapport aux superstructures (politiques, idéologiques). Pouvait-on bâtir une société «  avancée  » en sautant les étapes du développement, ou le socialisme ne pouvait-il être enfanté que lorsque le capitalisme serait arrivé au bout de sa mondialisation, de ses contradictions  ? On peut également y voir le résultat d’un héritage colonial partagé, le poids de la guerre froide, le modèle du parti unique vu comme un facteur essentiel du développement. Et peut-on aborder la place du facteur musulman aujourd’hui sans revenir sur l’intervention soviétique en Afghanistan et son exploitation par les États-Unis qui ont jeté les bases de ce qui deviendra par la suite Al-Qaida  ?
Une controverse que Birnbaum n’évoque pas avait agité les «  porteurs de valises  ». Avec Francis Jeanson2, un certain nombre d’entre eux, désespérant de la révolution en Europe, voyait dans l’Algérie l’avenir — y compris celui de la France. Plus réaliste, sans doute parce qu’il avait grandi en Égypte et qu’il connaissait mieux les sociétés concernées, le militant communiste et anticolonialiste Henri Curiel expliquait qu’une révolution faite pour l’essentiel par les masses paysannes ne pourrait constituer un modèle pour le monde développé. Faut-il expliquer les échecs du «  modèle algérien  » par l’islam, ou par le caractère profondément traditionnel de la société, renforcé paradoxalement par sa déstructuration barbare et les cent trente ans de «  civilisation  » qui ont favorisé le renforcement de ce qui était perçu par les Algériens comme la tradition, une tradition qui leur permettait de résister à la volonté étrangère de les déraciner  ?
D’autres facteurs ont contribué aux échecs du tiers-monde, de la persistance de la domination économique du Nord aux interventions occidentales multiples contre les pays nouvellement indépendants  ; contre le président égyptien Gamal Abdel Nasser  ; contre les mouvements de libération de l’Afrique australe — y compris le Congrès national africain (African National Congress, ANC) de Nelson Mandela, qualifiés de «  terroristes  » par Margaret Thatcher ou Ronald Reagan. Ces causes ne sont jamais même évoquées par l’auteur qui préfère se cantonner dans le ciel de la philosophie, des idées pures, loin de la réalité un peu sordide de la politique et de l’économie.

LE «  MODÈLE ALGÉRIEN  »

L’avenir algérien n’était sûrement pas écrit dans «  le grand rouleau  » du déterminisme auquel croyait Jacques le Fataliste dans le dialogue philosophique de Denis Diderot, ni dans le Coran. Il n’était pas fixé au lendemain de la seconde guerre mondiale. Des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, le 8 mai 1945 à la politique de la terre brûlée coloniale, les autorités françaises ont poussé à la militarisation de la révolte pour laquelle l’Algérie continue de payer un lourd tribut car elle a facilité la victoire, au sein du Front de libération nationale (FLN), des tendances les plus militaristes et les plus autoritaires au détriment des politiques. Et si l’on évoque l’islam, il faudrait rappeler que la version dominante de l’islam en Algérie en 1954 différait largement de celle qui s’est imposée dans les années 1980 ou 1990. À l’époque, nombre de villages algériens n’avaient pas de mosquée et le jeûne du mois de ramadan était bien moins respecté qu’aujourd’hui. Il n’existe pas «  un  » islam, mais des lectures de textes en principe immuables, cependant toujours interprétés par des êtres humains rarement d’accord entre eux sur le sens véritable de la parole divine. Et qui justifient des pratiques bien différentes d’un bout à l’autre de ce que l’on appelle le monde musulman.
Quant à la question des femmes, elle se posait ailleurs dans les mêmes termes qu’en Algérie, sans que l’islam ait grand chose à y voir. Alors que le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), organisation marxiste-léniniste mâtinée de maoïsme comptait un grand nombre de combattantes, la victoire a débouché sur une relégation des femmes3. On pourrait de plus évoquer les guérillas latino-américaines dont les directions étaient influencées par un mélange de machisme et de patriarcat, mêlés à un catholicisme hostile au droit à l’avortement. La mise à l’écart des femmes — voire leur traitement comme objets sexuels — n’est le monopole ni de l’islam, ni de la religion, ainsi que l’ont prouvé les viols de masse comme arme de guerre, par exemple en Bosnie ou au Congo. Un récent sondage Ipsos (décembre 2015) sur la «  culture du viol  » en France devrait «  nous  » amener à une certaine modestie.
Il ne faut bien sûr pas sous-estimer le rôle de l’islam en Algérie. Comme le souligne la sociologue trop peu connue Monique Gadant, citée par Jean Birnbaum, l’islam était aussi un moyen d’affirmer une identité propre, de rompre avec cent trente ans de mépris et d’oppression.

Pour les chefs de la rébellion, cette insistance sur le renouveau islamique est une manière de rompre avec la France, avec sa domination et son projet d’assimilation, qui implique la négation constante de la culture algérienne, à commencer par son héritage spirituel.

L’ISLAM DE TOUTES LES RÉSISTANCES

Pouvait-il en être autrement  ? L’islam avait été au cœur de toutes les résistances au Maghreb et au Proche-Orient, ce qui explique également son e