Mohamed Mebtoul. Sociologue : «Le changement est difficile au début, compliqué au milieu et magnifique à la fin»

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Mohamed Mebtoul. Sociologue : «Le changement est difficile au début, compliqué au milieu et magnifique à la fin»

HACEN OUALI 10 OCTOBRE 2019
EL WATAN

Plongé dans cœur de l’insurrection citoyenne en cours dans le pays, le sociologue Mohamed Mabtoul décrypte les multiples dynamiques, les interactions d’un mouvement «inédit» et «imprévisible». Il interroge le sens de cette «histoire d’en bas, celle des populations, une rancune enfouie et profonde à l’égard des pouvoirs, resurgissant en permanence, bien avant le 22 février 2019». Chercheur de terrain en rupture avec le conformisme scientifique, le professeur Mabtoul nous livre quelques clés pour comprendre la portée historique du soulèvement du 22 février.

– Longtemps, le regard posé sur la société algérienne était «négatif», «incapable», porté sur la violence dans son expression politique. L’insurrection citoyenne en cours a renversé cette thèse. Les analystes, politiques et politologues se sont-ils trompés ?

Il n’y a pas de société en soi, fermée sur elle-même, qui ne serait pas façonnée et instituée par le politique qui tente d’imposer ses diktats et ses normes de fonctionnement. Les réponses des agents de la société sont multiples, mouvantes, de l’ordre d’une construction sociale.

La société algérienne a été effectivement marquée par des contre-violences, des détournements de normes politiques et des accommodements multiples dans un système politique qui a fonctionné à la violence, au mépris institutionnalisé, à l’humiliation et à l’arrogance pendant plus de 57 ans.

«Ce qui est nommé  »société » ne correspond pas à un ordre global déjà là, déjà fait, mais à une construction d’apparence et de représentations ou à une anticipation nourrie par l’imaginaire.» (Balandier, 1988).

L’instrumentalisation subie par la société algérienne, présentée comme un roman national où tout va pour le mieux, montrant une Algérie florissante, grâce au pouvoir qui administre de façon «héroïque» la société du «ventre» (logements, subventions diverses aux produits de base : lait, café, sucre, etc.) dans le but d’obtenir la paix sociale, a montré ses propres limites.

Il est profondément réducteur de considérer la société comme une cruche vide qu’il est possible d’instrumentaliser et de manipuler sans cesse.

Il y a dans l’histoire d’en bas, celle des populations, une rancune enfouie et profonde à l’égard des pouvoirs, resurgissant en permanence, bien avant le 22 février 2019, par l’expression de chants critiques et de contre-violence menés par les supporters de football, des émeutes, des formes sociales de contestation menées de façon spécifique par des catégories sociales données (résidents en médecine, chômeurs). On ne peut pas indéfiniment manipuler les gens de peu, privilégier un populisme primaire, pour s’accrocher au pouvoir.

La jouissance du pouvoir s’accompagne souvent de l’oubli et de la sous-estimation de l’histoire réelle qui ne fonctionne pas dans un sens linéaire, pouvant se mettre en contre-courant, dans un mouvement inverse à celui imposé par le pouvoir.

– La jeunesse est le cœur battant de la révolution démocratique… Comment est-elle passée du désespoir à une implication active dans le combat émancipateur ?

On a souvent mis l’accent sur la désespérance des jeunes dans la société, mais en faisant peu cas de leurs pratiques quotidiennes dans leurs différents espaces sociaux et professionnels (université, stades, quartiers, etc.). L’écoute des jeunes, ceux qui n’ont pas connu ou très peu la période dramatique vécue durant la décennie 1990, montre l’importance accordée aux amis «les frères», selon leur expression, unique compensation face à ce qu’ils nomment le «vide», l’ennui, le stress.

La dimension dévoilant des sociabilités intenses entre amis (complicités, connivences, échanges de vêtements, d’idées, prêt d’argent, mobilisation des réseaux sociaux) est essentielle pour mieux comprendre les postures des jeunes, au cours du hirak, s’appuyant sur leurs expériences sociales respectives, acquises dans leurs différents mondes sociaux.

Le sens politique caché de certaines de leurs pratiques sociales permettait de produire un étiquetage négatif et réducteur sur les jeunes que le pouvoir n’a jamais daigné écouter profondément, se limitant, pour les discréditer, d’évoquer la «quête de gain facile».

Les jeunes montrent au contraire une solidarité et une fraternité entre voisins et amis du quartier. Ils se mobilisent corps et âme, au cours d’événements importants, n’hésitant pas à bricoler de façon inventive des formes d’entraide et de répartition des tâches entre eux, ne perdant jamais la face, dans une logique de virilité et d’honneur à l’égard des autres.

Loin de s’enfermer dans un communautarisme clos, ils sont en contact permanent avec le monde par la médiation des réseaux sociaux et des chaînes de télévision étrangère. Le local (quartier) et l’universel semblent bien se conjuguer et non s’opposer dans leur vie quotidienne.

En rupture avec les formes de mobilisation classique (partis, syndicats), ils ont toujours porté un regard très critique et incisif sur le fonctionnement du système politique, dévoilant depuis de longue date, les injustices sociales, leur marginalité en l’absence de toute reconnaissance sociale dans le champ politique, les conduisant à mettre l’accent de façon rageuse sur les nombreux privilèges captés de manière violente et sans aucune éthique par la nomenklatura au pouvoir.

En amont des manifestations du vendredi et du mardi, les jeunes des deux sexes assurent de façon invisible le travail de préparation des objets importants (drapeaux, pancartes, la production de slogans, etc.), nécessaires à l’action collective.

Plus que de simples supports, ils sont de véritables actants qui ont une signification profonde. Portés de façon individuelle ou collective, ces moyens d’action peuvent être interprétés de façon métaphorique par le propos suivant : «Donnez-nous les clés de la nation pour nous permettre d’acquérir enfin notre souveraineté populaire.»

Les manifestations des jeunes, menées de façon pacifique, ne sont pas statiques, limitées aux marches, faisant mine d’oublier toute la réflexivité critique menée par les jeunes, qui a eu lieu dans l’espace public, sur le passé, le présent et l’avenir de la société.

Si une majorité de l’élite sociale et politique dominante «nourrie» et renforcée par le statu quo pervers de la période Bouteflika, est plus dans l’inquiétude du lendemain, s’alarmant des graves conséquences économiques et sociales, pourtant datées depuis 2014, la majorité des jeunes manifestants semble évoquer les mots comme «espérance» «patience» et un désir profond de changement politique devant permettre l’émergence des libertés, de la dignité et de plus de justice sociale dans la société algérienne.

– Si la candidature de Abdelaziz Bouteflika pour un 5e mandat était l’étincelle qui a déclenché l’insurrection de Février, existe-t-il d’autres raisons qui ont poussé massivement les Algériens à se soulever ?

Si le hirak a pu accéder à un ancrage social aussi profond et durable, il le doit en partie à la revendication principale partagée par une majorité de la population. Elle est centrée sur l’impératif de rupture avec le système politique actuel.

Cette exigence politique concise, originale et formulée dans le langage ordinaire : «Yetnehaw gaâ» (Système dégage !) représente une ressource politique majeure.

Elle ne relève pas du néant. Elle a une histoire qui est celle des gens de peu, profondément écrasés, étouffés par un système qui ne leur a jamais permis de dire explicitement et librement leur souffrance au quotidien, dévoilant des aspirations des jeunes brimées et interdites.

Que faire quand les rêves sont brisés ! Ce jeune disait : «J’ai 19 ans. J’ai l’impression de porter le poids d’un homme de 80 ans.» L’identification forte des manifestants à ce mot d’ordre a donné plus de puissance et de pertinence à l’action collective.

Ce slogan est trop radical, disent certains ! Analyser le mouvement social en surplomb, dans une logique de distanciation sociale, c’est s’interdire de comprendre de l’intérieur ce cri de rage des manifestants qui balancent collectivement leurs corps pour dire l’espoir, se mêlant les uns aux autres, dans une fierté non dissimulée, révélant leur croyance extrêmement forte aux mots d’ordre produits de façon autonome dans et par l’histoire d’en bas, méprisée par les différents pouvoirs.

Le deuxième élément majeur et original qui donne sens au mouvement social est incontestablement sa diversité sociale, culturelle et politique. Le mouvement n’aurait jamais connu cette profondeur sans ce sursaut pluriel, hétérogène et parfois conflictuel dans l’espace public.

Pour reprendre le philosophe allemand Habermas (1981), «l’agir communicationnel» entre les manifestants a permis de mettre en exergue un patriotisme par le bas, renforçant les liens sociaux entre les Algériens qui reproduisent des revendications analogues dans la majorité des régions du pays.

Ce qui a manqué terriblement dans la société algérienne fonctionnant à la standardisation («tous les mêmes»), c’est la reconnaissance des conflits comme moteur du changement social et politique. Il suffit d’observer attentivement les différents carrés des manifestants pour noter la différence dans les habits des protestataires, dans le mode de formulation des slogans, dans les chants, dans la façon de marcher.

Le drapeau porté collectivement semble plus le fait des jeunes de conditions sociales plus modestes. Ce métissage constant et répétitif nous semble significatif pour comprendre la puissance et la durée du mouvement social. Tout en réinventant en permanence de nouveaux slogans, ils sont produits en réalité à partir d’une même matrice sociale et politique.

Celle-ci est focalisée sur l’impératif d’une émancipation politique du «peuple» comme acteur pluriel et diversifié, ne pouvant s’opérer que par le déploiement de nouveaux référents et l’émergence d’autres acteurs politiques non liés au système remis aujourd’hui en question

– En tant que sociologue, vous êtes dans une observation participative ; de quoi est fait ce mouvement inédit, de quoi a-t-il le nom ?

J’ai porté pendant près de huit mois le statut d’observateur durant la majorité des manifestations ayant eu lieu à Oran. Je voulais comprendre localement le mouvement social avec le regard du chercheur de terrain qui revendique la rupture avec le conformisme scientifique, qui se veut faussement «objectif», neutre et froid face au retournement prodigieux du sens de l’histoire.

Etant sociologue du présent et du quotidien, j’ai modestement tenté de décrire et de décrypter finement le mouvement des corps, les interactions entre les manifestants au cours des marches, les moyens d’action représentés par les pancartes écrites au stylo et portées fièrement par certains manifestants, les slogans qui mériteraient un travail collectif, plus conséquent et approfondi, pour en élucider les enjeux politiques et sociaux.

1 COMMENTAIRE

  1. Je dirais que Monsieur Mohamed MEBTOUL a toujours
    été en HIRAK, si vous permettez l’expressIon. Dans
    Les hôpitaux, dans les rues, sur les lieux improbables,
    il est le guetteur patient et acharné. Tel un photographe aux aguets, il a toujours pris les mots au vol, les gestes au plus près de leur envol de ses concitoyens. Sa fidélité à ce peuple l’a rendu insouciant jusqu’en ces années noires de la terreur où il avait été sommé de quitter son centre de recherche, ils y étaient entrés mitraillettes à la main… Mais rien ni personne ne peut tuer l’amour indicible que l’on porte à l’ALGERIE ! N’est-ce pas monsieur Mohamed Mebtoul !?

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