Mohamed Mebtoul, professeur de sociologie à l’université Oran 2 : « Le Hirak déconstruit la mystification idéologique d’une société standardisée »

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Par Leïla Zaïmi -6 janvier 2020
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Mohamed Mebtoul est professeur de sociologie à l’université Oran 2 et chercheur associé au Groupe de recherche en anthropologie de la santé (GRAS). Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Libertés, dignité, algérianité, avant et pendant le Hirak », paru aux éditions Koukou. Il revient dans cet entretien sur le mouvement populaire en cours, ses revendications, les fondements de sa mobilisation et ses formes d’expression.

Reporters : Dix mois de protestation populaire sans arrêt depuis le 22 février 2019. Qu’est-ce que le mouvement populaire a apporté de concret sur les plans politique et social ?
Mohamed Mebtoul : Le mouvement social du 22 février 2019 a incontestablement permis – par sa puissance, sa profondeur, sa durée et la détermination de ses acteurs socialement pluriels, diversifiés, composés d’une majorité de jeunes, d’adultes, de gens âgés, d’enfants, de personnes handicapées et de femmes, dont la présence est fortement perceptible – de dévoiler, d’une part, explicitement et collectivement le fonctionnement du politique actuel qui a façonné la société de façon patrimoniale, patriarcale, encerclant de façon autoritaire les espaces de liberté, instrumentalisant l’histoire, le religieux et la peur. D’autre part, il renouvelle profondément la façon d’appréhender le politique, en rupture avec 57 ans d’imposition, en exigeant clairement son émancipation politique, pour prendre de façon autonome sa destinée, refusant le diktat de la privatisation de l’Etat au profit d’acteurs prédateurs dans une logique de statu quo construit de façon autoritaire par les pouvoirs actuels. J’ai dans ce sens tenté de montrer dans mon ouvrage sur le mouvement social, édité en 2019, l’entremêlement des affects (essentiels dans toute action collective), des revendications strictement politiques, exprimées de façon déterminée, un ethos collectif centré sur le pacifisme du mouvement social, et des désirs de liberté, de dignité et de citoyenneté, absents durant ces cinq dernières décennies. Je me réfère, ici, au philosophe portugais, Spinoza, qui montre bien que le moteur du changement, c’est le désir que le penseur qualifie « d’affect positif » central pour comprendre l’ampleur du mouvement social du 22 février 2019.
Enfin, le « Hirak » déconstruit la mystification idéologique d’une société standardisée, homogène permettant au contraire de mettre à nu la différence, la contradiction, le conflit, la décantation entre les différentes catégories d’acteurs sociaux de la société, que le pouvoir a fabriqué à l’image du père qui prend soin de ses enfants, mais sans jamais leur demander leur avis. Le patriarcat est transversal à tous les champs de la société. L’enjeu sociopolitique, arrimé au mouvement social, peut être synthétisé de la façon suivante. Il s’inscrit dans une logique de rupture avec le système politique actuel, donnant uniquement de la pertinence et du sens au sujet obéissant, se pliant à la logique de la domination politique, pour s’orienter au contraire, depuis plus de 10 mois, dans la quête d’une citoyenneté. Il ouvre un champ du possible pour permettre aux populations d’être reconnues politiquement dans les différents espaces et institutions fonctionnant jusqu’à présent à la cooptation et au clientélisme.

Le Hirak est loin de montrer des signes d’essoufflement. Des interrogations s’imposent toutefois. Quelles sont les mesures de nature à provoquer un apaisement dans l’espace public pendant les manifestations ? Le Hirak est-il obligé aujourd’hui de désigner des représentants pour dialoguer ou négocier avec le pouvoir en place ?
L’humilité du chercheur doit parfois s’imposer face à la complexité et la richesse du mouvement social du 22 février 2019. Il nous semblait donc important de décrire, dans ses moindres détails, la façon dont se construit cette histoire d’en bas, unique en Algérie et dans le monde, qui ressurgit dans l’espace public permettant aux manifestants de clamer leur refus de l’humiliation subie pendant plus de 57 ans. Je suis très incompétent pour m’inscrire en donneur de leçons, refusant explicitement une approche normative qui aurait la prétention de dicter ses « instructions » aux acteurs du mouvement social.

Pour le sociologue que je suis, ma perspective a été de tenter de comprendre et de décrypter finement ses différents agencements, ses dynamiques et temporalités politiques durant ces dix mois. Ce que nous avons pu observer, au cours de ces 45 marches à Oran, sont la persistance et la cohérence politique du mouvement social profondément attaché à la rupture avec le système politique actuel. En deuxième lieu, l’exigence d’une indépendance politique qui ne se confond pas avec celle plus territoriale acquise en 1962. Ce qui conduit les manifestants à opérer constamment un dépassement politique, social et intellectuel en rupture avec les différentes propositions du pouvoir, qui avaient pour objet de s’inscrire implicitement ou explicitement dans le réaménagement du système politique actuel. Pour l’anthropologue Georges Balandier, tout mouvement social articule ordre et désordre de façon entremêlée, en menant l’action collective par le bas, dans une logique horizontale. Les manifestants reprennent les uns ou les autres, sans conflits, les slogans qui leur semblent les plus appropriés à la conjoncture politique dans une ferveur où le singulier et le collectif se reconnaissent mutuellement. L’invention démocratique se construit de façon pragmatique. Elle est attestée par la création de slogans renouvelés, portés fièrement par des acteurs sociaux diversifiés. Nos observations indiquent clairement que les slogans représentent des ressources politiques majeures qui n’ont pu être possibles que par la création, l’inventivité et l’humour, déployées notamment par les jeunes qui aspirent profondément au changement social et politique. La production des slogans n’aurait pas été possible sans le recours aux différentes expériences sociales des jeunes, acquises dans leurs espaces sociaux (quartiers, universités, stades de football, etc.) où la souffrance, la « hogra », les multiples injustices ont représenté des éléments-clés dans la mise en exergue de leurs exigences politiques. La mobilisation des réseaux sociaux indique bien le lien entre le local et l’universel opéré par les manifestants.
Ces derniers sont loin d’être des « idiots culturels » (Garfinkel, 2007) enfermés mécaniquement dans une théorie des complots, en faisant mine d’oublier que la société est loin d’être une cruche vide qu’on peut remplir à souhait d’attitudes et de postures produites par des agents extérieurs, sans réflexivité critique des acteurs locaux du mouvement social. Enfin, nous serions bien naïf sociologiquement, pour ne pas observer que le mouvement social – sans être représenté politiquement, dont il faut noter les difficultés dans un contexte dominé par la crise de la représentation politique en Algérie et dans le monde – a opéré nécessairement une structuration par le bas, en s’appuyant sur des animateurs, des activistes et des leaders reconnus socialement par les manifestants, pour leur engagement politique et social depuis de longues années dans la société algérienne.

Sommes-nous sur le bon chemin pour construire le processus citoyen que d’aucuns jugeaient sociologiquement impossible en Algérie ?
La réappropriation active de l’espace public par les manifestants du mouvement social est une des dimensions centrales dans la construction sociale et politique de la citoyenneté. Celle-ci peut être caractérisée comme une lutte légitime des manifestants (on n’est pas né citoyen) pour la reconnaissance sociale et politique, qui arrachent le droit de s’insurger et de revendiquer de façon autonome dans le but de constituer autrement le politique qui va dans le sens de la construction d’une société démocratique, où la régulation négociée prime sur l’injonction politico-administrative. L’espace public recouvre donc une dimension sociopolitique majeure qui le structure et le façonne (Habermas, 1981), permettant de lire le rapport de force entre les manifestants et le pouvoir. Après dix mois de contestation politique pacifique, le mouvement social maintient de façon tenace sa présence active dans l’espace public. On est en présence de splendides mouvements des corps dans l’espace public, qu’il est possible de traduire par la quête de libertés individuelles et collectives des manifestants. « Le corps qui se relâche et brise la glace », selon la belle expression de la romancière Aïcha Kassoul. La compréhension du dedans de l’espace public réapproprié, le vendredi et le mardi, par les manifestants a une valeur pertinente. Dans la marche, la réflexion entre les manifestants est loin d’être absente. Les manifestants échangent, se solidarisent, mettent en commun leurs énergies créatrices, donnant à voir une osmose collective, illustrée par les chants et les slogans critiques à l’égard des pouvoirs. Ils reconfigurent de façon dynamique et inventive l’espace public.
Dans la société algérienne, en grande partie orpheline de contre-pouvoirs crédibles, autonomes et organisés à l’égard des acteurs du système politique actuel, la réappropriation active de l’espace public représente indéniablement le seul champ du possible des manifestants pour construire progressivement la citoyenneté qui est loin d’être un statut octroyé par les pouvoirs, pour être identifiée davantage à une conquête historique, acquise par des luttes légitimes sur une longue temporalité par les manifestants, convaincus de l’impératif majeur du changement social et politique dans la société algérienne.

Si la Révolution du 22 février a réussi à consolider la solidarité entre les Algériens, le même mouvement a été un sujet qui diverge un nombre important d’entre eux. Quelle explication donnez-vous à cela ?
Un mouvement social n’est jamais lisse, homogène et standardisé, fonctionnant comme un bulldozer. En conséquence, les attentes des uns et des autres peuvent effectivement diverger sur certains points, se recouper sur d’autres. Il n’y a pas de société en soi, fermée sur elle-même, qui ne serait pas façonnée et instituée par le politique qui tente d’imposer ses diktats et ses normes de fonctionnement. Les réponses des agents de la société sont multiples, mouvantes, de l’ordre d’une construction sociale. La société algérienne a été effectivement marquée par des contreviolences, des détournements de normes politiques et des accommodements multiples dans un système politique qui a fonctionné à la violence, au mépris institutionnalisé, à l’humiliation et à l’arrogance pendant plus de 57 ans.
« Ce qui est nommé « société » ne correspond pas à un ordre global déjà là, déjà fait, mais à une construction d’apparence et de représentations ou à une anticipation nourrie par l’imaginaire » (Balandier, 1988). Le mouvement social est un processus sociopolitique complexe et contradictoire qui permet de noter l’émergence d’actions multiples des pouvoirs : répressions, instrumentalisation de la peur, mobilisation de courtiers pour faire le sale boulot qui consiste à entraver une manifestation, à produire socialement du scepticisme, de l’indifférence, de favoriser par tous les moyens le retour au statu quo (« nous sommes tous les mêmes »).
Tentons de faire de la prospective et osons poser la question sur les conséquences sociologiques de l’inaboutissement des revendications populaires ou la répression…
Pour répondre de façon précise à votre question, sans me transformer en prédicateur, le mouvement social algérien du 22 février 2019 s’est déployé de façon rigoureuse et permanente de façon pacifique. Ce qui représente en soi une posture collective forte en matière d’organisation, « une arme » redoutable qui est de l’ordre de la rupture avec tous les clichés produits politiquement sur la société, comme étant violente, incivique, etc. Même si le mouvement social n’intègre pas toute la société, il a permis l’émergence encore timide de la citoyenneté qui donne du sens à l’espérance, mais qui n’est pas indemne de multiples incertitudes politiques, qu’il semble difficile, aujourd’hui, de prévoir, liées à la façon dont vont se construire les rapports entre les acteurs du mouvement social et le pouvoir politique.

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