2020, an II de la nouvelle Algérie

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20 FÉVRIER 2020 PAR RACHIDA EL AZZOUZI
https://www.mediapart.fr/journal/international

Depuis le 22 février 2019, le peuple algérien se soulève contre « le système », réclamant l’avènement d’un État de droit, porté par le « Hirak ». Malgré les tentatives du régime pour se régénérer, tout a changé en Algérie.

Un an après, elle se frotte toujours les yeux, encore incrédule et émue. Émue d’être dans la rue toutes les semaines avec la famille, enroulée dans le drapeau de la nation, à chanter « Le peuple veut l’indépendance », « État civil, non militaire », « Klitou el bled » (« Vous avez mangé le pays »), « Yethnahaw ga3 » (« Qu’ils dégagent tous ! »), des slogans d’aujourd’hui mais aussi d’hier, du temps de la première révolution, celle contre le colon français, de la conquête de la première indépendance. 

Émue, oui, elle qui n’avait jamais manifesté de sa vie et qui l’avait toujours déconseillé aux enfants, elle qui sursautait à la vue du moindre uniforme et fourgon de police, elle qui se réfugiait dans le rire et les blagues pour ne pas finir rongée par la colère et la honte : « Nous avons deux plans en Algérie : le plan A, comme Abdelaziz. Et le plan B, comme Bouteflika ! »

Et puis il y a eu le 22 février 2019, le « déclic », le « déluge » pacifique et citoyen, la loi du silence et le mur de la peur qui se brisent. Des millions de personnes dans les rues du pays, dont elle, Zohra, 68 ans, d’Alger-centre, traînée de force par ses fils et belles-filles, parce que « Faut que tu voies ça, yemma (“maman”) » : le « Hirak », le soulèvement exceptionnel du peuple algérien. 

8 novembre 2019, Alger, 38e vendredi consécutif de manifestation contre le régime. © Kahina Nour

8 novembre 2019, Alger, 38e vendredi consécutif de manifestation contre le régime. © Kahina NourAu départ, les Algériens se sont levés contre un cinquième mandat du président fantôme Abdelaziz Bouteflika, qui les méprisait et les cadenassait depuis 20 ans, et puis, très vite, contre « tout le système », opaque et broyeur, mis en place par ceux-là mêmes qui ont lutté contre l’oppression coloniale française. 

Avant cette accélération de l’histoire, il y a eu les premières manifestations dans l’est du pays, à Kherrata, le 16 février 2019, à Bordj Bou Arreridj, puis à Khenchella, où l’on a décroché un portrait géant de Bouteflika, accroché au fronton d’une mairie à côté du drapeau algérien. Un affront jamais vu en 20 ans d’un interminable règne dans un pays où manifester revient à risquer sa vie. Zohra avait été tout à la fois émerveillée et inquiète que la colère ne vire au chaos. En tête, « le trauma de la décennie noire, le bain de sang des années 1990, la peur de revivre l’horreur ».

Cinquante-trois vendredis ont passé. Une année entière à manifester, à réclamer une « Algérie libre et démocratique », la chute de cette façade civile qui cache un pouvoir réel détenu par les militaires. Sans débordements ni violences, et ce malgré l’une des spécialités du régime : la répression féroce, avec l’arrestation arbitraire de centaines de citoyens, étudiants, figures du mouvement, opposants, journalistes, comme le montre le rapport annuel de l’ONG Amnesty International, avec l’interdiction du drapeau amazigh (berbère) dans les manifestations, l’interdiction de se réunir quand on est une association en lien avec le Hirak, les restrictions d’accès à la capitale… Laboratoire de la manifestation pacifique et festive, le Hirak algérien fascine le monde entier par sa non-violence. 

« Jamais je n’ai vu les Algériens aussi mobilisés, soudés, jamais je n’ai vu la parole à ce point libérée, applaudit le journaliste-artiste-activiste algérien Mustapha BenfodilOn se parle, on tire ensemble des plans sur la comète. Il y a autant de femmes qui battent le pavé. Toutes les couches sociales sont concernées. Comme en octobre 1988 [les émeutes qui donneront lieu au premier gouvernement démocratique algérien, avant le coup d’arrêt après la victoire des islamistes et une décennie de violences – ndlr], on a libéré l’expression sur plein de sujets. Nous avons acquis une endurance dans le non, le refus, le veto. On a arraché définitivement le droit de surveillance de l’action publique. » 

Zohra a raté « très peu de marches ». Autour d’elle, il y a ceux qui voient le verre à moitié vide, qui soupirent : « Rien n’a changé », « Le système est toujours en place » ; et il y a ceux qui, comme elle, le voient à moitié plein, qui s’enthousiasment : « Tout a changé. » « Après cette deuxième indépendance, je peux mourir », répète Zohra dans un éclat de rire sonore quand la politique s’empare des discussions de famille, c’est-à-dire désormais tout le temps.

« Comme en 1962, on dirait qu’une séquence se clôt dans ces manifestations, ou qu’en tout cas quelque chose se répare, en même temps que quelque chose de nouveau s’ouvre dans une unité magnifique », analysait au début du mouvement l’historienne algérienne Malika Rahal. Zohra avait 10 ans en 1962. Elle revoit les larmes de joie de ses parents et déjà, très vite, leur colère alors que faisait rage la lutte des clans au sein du Front de libération nationale (FLN), l’ex-parti unique, devenu au fil des décennies la courroie de transmission d’un pouvoir gérontocratique et corrompu : « Ils nous ont confisqué l’indépendance. »

« La caste dirigeante a pensé que le peuple ne se révolterait que lorsqu’il aurait faim, que le pain serait trop cher, qu’il n’aurait pas accès aux soins, note un observateur. Elle a cru que le peuple se contenterait de boire, manger, dormir, alors elle a subventionné le pain, le lait, distribué clés en main des logements. Elle a considéré le peuple comme une population qui a seulement besoin d’être nourrie, blanchie. Sans questions, sans aspirations existentielles, morales, démocratiques, sur la place de l’Algérie dans le monde. Elle ne pensait pas qu’elle était assez mûre. Là, elle le prend en pleine gueule. »

8 novembre 2019, Alger, 38e vendredi consécutif de manifestation contre le régime. © Kahina Nour

8 novembre 2019, Alger, 38e vendredi consécutif de manifestation contre le régime. © Kahina Nour« J’utilise rarement le mot Hirak. Pour moi, ce qui se passe depuis un an est une révolution. Elle a démantelé un régime de 20 ans. Les Algériens se sont délivrés de la tutelle de Bouteflika, ils ont récupéré l’espace public, la parole, l’emblème national qui leur avait été confisqué », abonde le journaliste algérien Farid Alilat (invité de notre émission « Maghreb Express », à voir ici), qui publie une biographie remarquable, Bouteflika, l’histoire secrète (Éditions du Rocher).

Tout a changé en quelques mois en Algérie. Le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika n’a pas eu lieu. L’ancien raïs parti pour être président à vie et mourant au pouvoir avec des obsèques nationales a été contraint à la démission le 2 avril 2019, six semaines après les premières manifestations et non sans avoir tenté de promettre de lâcher le pouvoir au cours du cinquième mandat et ne pas en briguer un… sixième. 

Il a été chassé, lâché sous la pression populaire par l’armée, qui fait et défait les présidents depuis l’indépendance du pays en 1962, par son plus fidèle allié, un autre octogénaire, Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la défense. C’est cet homme qu’il a hissé au sommet de la « grande muette » et qui a succombé, le 23 décembre 2019 à une crise cardiaque – autre coup de théâtre d’une des années les plus extraordinaires de l’Algérie contemporaine –, et a eu droit à des obsèques nationales, après avoir joué un rôle décisif dans la transition.

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