Entretien avec le militant berbérisant M. Aggoune Mokrane
Par Hakim Allouche
De la tendre enfance à Ighil Ali, à ce plus jeune détenu des évènements de mai 81, jusqu’aujourd’hui exerçant comme enseignant à l’institut supérieur de formation de Béjaia, Aggoune Mokrane a abondamment de la matière à écrire et à transmettre son valeureux et courageux parcours. C’est certainement un itinéraire riche en enseignement dédié aussi bien à un militantisme admirable qu’à une créativité culturelle florissante. En effet, il a plusieurs fibres à son arc, combatif sur plusieurs volets : Les droits de la personne humaine, la politique, le social, l’identité et la culture. Pour ne citer que quelques points de son portrait : C’est un militant de gauche, un animateur actif des commissions nationales de 1989, un membre fondateur de l’association Taos Amrouche à Ighil Ali, un producteur culturel bien inspiré comme comédien et dramaturge. À travers les quelques éléments clefs de son portrait, de ses expériences multiples participant avec beaucoup d’engagement à de nobles combats, en survolant le trajet de longue haleine comme militant infatigable des bonnes causes, nous allons échanger avec lui pour nous donner un bilan succinct et peut-être quelques leçons à en tirer des différentes luttes: le combat Amazigh notamment du mouvement des années 1980, la courte ouverture politique démocratique en 1988 suivie par la décennie sanglante d’une guerre civile, les événements du printemps noir en Kabylie…
Il serait pertinent de s’interroger s’il y avait ou pas des liens explicatifs possibles dans l’histoire des luttes nationales donnant naissance à la révolution pacifique du peuple algérien face à un régime totalitaire confisquant l’indépendance depuis 1962 à ce jour et voir les perspectives à venir.
1-Bonjour à notre frère Mokrane Aggoune. Merci d’avoir accepté d’échanger avec nous lors de cet entretien. Il y a lieu de vous dire que nous lisons avec beaucoup de plaisir vos publications sur la toile. Sur l’une de celles-ci, partagée récemment, vous avez écrit sur « Amezwaru n’ṛṛviε » que vous avez célébré en famille sur la terre natale, la perle des monts Bibans, Ighil-Ali. Pouvez-vous nous dire un mot sur cette fête du premier jour du printemps ?
M. Mokrane Aggoune :
Amezwaru n’ṛṛviε (le jour du printemps) est une fête célébrée depuis fort longtemps dans notre région et de façon assez singulière. Comme je l’ai écrit le 27 février dernier ; cette célébration « doit tenir d’une tradition païenne. L’évènement est célébré chaque année par de multiples rites et traditions transmises par les aïeux. Ce qui traduit en filigrane la rénovation, la résurrection périodique de la nature et de la vie. »
2- Visiblement, on ne parvient jamais à couper le cordon avec sa montagne ! Cette échappée week-end, passée sur cette terre natale bien aimée n’est-elle pas qu’un signe d’attachement naturel à la racine pour que l’âme puisse se ressourcer davantage dont on ne peut s’en passer ? Avant d’écouter votre réponse, nous tenons à vous dire que certes, il y a ce besoin de respirer de l’air pur et admirer la belle vue vers la vallée de la Soummam. Mais aujourd’hui, nous intéressons entre autres, à cet enfant que vous étiez, dont les ami-e-s de votre génération disent que dès le jeune âge vous étiez courageux, talenteux et doué. Nous tenons à rajouter pour égayer votre mémoire quelques lieux et des phases bien lointaines marquant ce jeune Mokrane: la première maison à Tazaiert située juste avant Tajmaat g’wada, le décès de la maman, le déménagement à la 2ème maison familiale avant Tajmaat ufella, la construction de votre demeure familiale à Tifrawin, les cours d’initiation et préparatoire à « Lemdarssa », des cours élémentaires et moyens à l’école Ben Badiss, de la sixième à la 3ème à l’école Jean Amrouche, votre première troupe musicale dans ce collège ou votre instrument de musique fut la derbouka, la chasse à la grive, Ahwech uzamur, les matchs inter-quartiers….Il y a sans doute un tas de choses aussi bien tristes que joyeuses à raconter. Parlez-nous de cette enfance en allant le plus loin possible dans vos souvenirs. Ô combien, la vie est semée d’embûches ! Comment finalement parvient-on à garder cet enfant en soi toujours présent et à nourrir sa magie avec courage et espoir durant toute son existence ?
M. Mokrane Aggoune:
Apparemment vous vous êtes bien documenté sur mon « cas » (rire) au point de remonter en mémoire des évènements lointains dont le souvenir est quelque peu altéré par les vicissitudes de la vie. Mon enfance n’était pas très différente de celle de plusieurs, pour ne pas dire de la totalité, des enfants de ma génération. La vie dans la montagne de l’après indépendance était rude et gaie à la fois. La montagne était pauvre et nous n’avions qu’une chose à partager : la misère.
Nous la partagions alors égalitairement et avec un fait de solidarité typique à la société kabyle.
Pour revenir sur l’entame de votre question à propos d’échappée en terre natale ; Pour moi c’est un moment de pèlerinage et de recueillement : aller sur ma montagne pour « sentir » la terre qui m’a vu naitre, partager des instants de vie simple avec les miens mais surtout me ressourcer auprès des oliviers séculaires et des enfants (nièces et neveux) qui perpétuent la filiation des At Makhlouf (mon nom de famille en kabyle).
3- Nous arrivons à votre vie de lycéen à El Hammadia à Vgayet, certainement le 19 mai 1981, date de votre incarcération comme le plus jeune détenu du mouvement berbère, où bientôt sera célébré le 40éme anniversaire, reste un repère des luttes pour les droits, les libertés et la démocratie. Pouvez-vous nous raconter la raison de cette détention injuste et arbitraire et de ce qui s’est réellement passé?
Aggoune Mokrane:
D’abord merci de me permettre de revenir sur ces événements de Bgayet de 1981. Ils étaient aussi déterminants que ceux d’avril 80 de Tizi-Ouzou. Mais étonnamment on puise aisément dans le mouvement d’avril 80 et on semble ignorer celui de mai 81.
Ces deux événements qui se sont déroulés à une année d’intervalle dans deux régions différentes de la Kabylie sont en réalité la clé de Sol du cri « IMA- ⵣI- ƔEN » qui ont fait que la revendication berbère est ce qu’elle est, et pas uniquement en Kabylie ou en Algérie mais dans tout le bassin amazigh de l’Afrique du nord qui va des monts Siwa en Egypte aux iles canaries.
Si quelques écrits ont vu le jour sur Avril 80 (quoi qu’encore partisans et donc pas toujours objectifs), aucun travail conséquent ne s’est effectué sur 81.
Pourtant ces deux mouvements sont fondateurs de la pensée politique contemporaine d’aujourd’hui.
4-Qu’est-ce qui s’est passé exactement ce 19 mai 1981 à Bgayet ?
Aggoune Mokrane:
Ce 19 mai de Bgayet fut la confirmation du mouvement de fond qui s’est ébranlé à Tizi-Ouzou un an plus tôt. Un soulèvement populaire fut organisé par des lycéens, dont je faisais partie, et quelques-uns de nos professeurs avec des moyens dérisoires. Nous étions suivis par des ouvriers, des commerçants et toute la population. Des milliers de personnes furent pourtant présentes. Malgré le harcèlement des forces de répression, les cortèges partis des 2 lycées de la ville (El Hammadia et Ihadadden) se sont rejoints au carrefour de la cité CNS pour sillonner la ville et de la zone industrielle sur plusieurs kilomètres. A la marche pacifique les forces de l’ordre ont opposé la violente répression. La manifestation dégénéra alors en barricades, puis en émeutes.
Durant les jours suivants, la révolte embrasa toute la vallée de la Soummam à l’image de Seddouk où les jeunes prirent possession de la mosquée et utilisèrent ses hauts parleurs pour lancer des appels à la population.
Il faut savoir qu’à cette époque, une chape de plomb étouffait le pays. La police politique, la SM de triste mémoire, régentait tout et était l’instrument de domination de la société par excellence. Par exemple, tout possesseur d’un tract était passible de 5 ans de prison. Les manifestants risquaient plus. Les organisateurs risquaient la peine capitale.
J’avancerais quelques éléments sur les raisons que je pense être de fond sur notre soulèvement d’alors :
- Une tradition existait dans notre wilaya pour commémorer le 19 Mai 1956 ; Appel de UGEMA à une grève illimitée afin que les étudiants et lycéens rejoignent les rangs de la révolution pour la libération du pays du colonialisme. Malgré les réserves sur le « M » de l’UGEMA ; Béjaia n’est pas resté insensible à cette date, pour deux raisons :
– Un lycéen (Brahmi) du collège (actuel lycée Ibn Sina) a été brûlé vif dans son village à Toudja, et cela avant l’appel à la grève et son crime et l’une des causes qui a motivé cet appel.
– Pas loin d’une centaine d’élèves, juste des adolescents, ont répondu à l’appel et la majorité d’entre eux sont morts en martyrs…
Par conséquent les événements du 19 mai 1981, s’inscrivent en droite ligne dans la foulée du combat des ainés car l’injustice n’a pas de nom, elle est à combattre d’où qu’elle vienne!
- Depuis l’avènement de l’indépendance nationale, notre région n’a jamais (à ce jour) baissé les bras pour combattre le déni culturel et identitaire fait à notre peuple. On ne décrète pas une identité et encore moins une croyance. Nous ne sommes pas Arabes, nous sommes Amazigh, et nous ambitionnons d’exercer la liberté du culte et de conscience. La lutte pour le recouvrement de notre identité et notre liberté était une revendication fondamentale du mouvement du 19 mai 1981.
- Nous n’étions pas restés les bras croisés durant les événements du 20 avril 1980, à l’université de Tizi-Ouzou, les manifestations de soutiens étaient quotidiennes. Le 19 mai 1981 s’inscrit donc dans le creusé de cette date historique et fondatrice du mouvement Amazigh.
- Le blocage de notre wilaya est aussi que le monde, notre retard dans les constructions d’infrastructures publiques notamment scolaires est endémique. En 1981, nous étions entassés dans des classes dont les effectifs atteignaient 50 élèves, la majorité d’entre nous étaient internes, venant des montagnes. Nous rêvions d’une université à Bejaia …. à l’instar de celle de Tizi-Ouzou.
- Et voilà qu’une rumeur (fausse ou vraie) a circulé que le pouvoir ne veut pas de deux universités en Kabylie, l’expérience de celle de Tizi-Ouzou est dure à supporter…. On parlait de déplacer le projet d’ouverture sur Jijel : C’est le facteur déclenchant, la goutte de plus ….
5- Après des années longues, des générations et des générations en lutte avec des sacrifices lourds et pénibles, quel bilan peut-on faire, aujourd’hui de tout ce digne combat Amazigh ?
Mokrane Aggoune:
Comme noté plus haut ; le combat amazigh a structuré la lutte démocratique en Algérie.
6- Après une période d’arrêt des marches dû à la pandémie Covid-19, le Peuple algérien vient tout juste de célébrer, le 16 février dernier à Kherata, le 2éme anniversaire la révolution pacifique Hirak, Tagrawla où la ville des martyrs a donné naissance un retour impressionnant et une dynamique progressive aux quatres coins du pays marquant des mobilisations populaires hebdomadaires extraordinaires. Si on prend quelques dates des différentes luttes: la rébellion de la Kabylie en 1963, le mouvement berbère des années 1980, Octobre 1988, la décennie sanglante et noire, la révolte de la Kabylie en 2001,…Quelle est votre analyse de cette révolution pacifique ? Peut-on dire que cette dernière est juste venue comme un miracle et un pur hasard ou bien comme une résultante, avec cause à effet, de tout un processus de lutte très long et bien mûri dans le temps ?
Aggoune Mokrane :
Les soulèvements populaires sont un atavisme de notre société et ce depuis les temps anciens. Et ce qui s’est passé avec le hirak est un processus sociologique « classique ». Un grand mouvement populaire remet en cause l’ordre ancien. Un peu à la manière de mai 1968, qui a rejeté alors les codes, les valeurs, l’ordre institutionnel et moral en vigueur en France et ailleurs en Europe. Pour reprendre le sociologue Nacer Djabi « Le mouvement citoyen du 22 Février a été un grand moment d’intelligence collective». Cela dit jusque-là ni les leaders, ni l’élite politique, ni le pouvoir (armée et civil) n’ont su capitaliser le mouvement pour jeter les bases d’un nouveau projet alternatif.
En mettant fin à l’ère Bouteflika le Hirak a ouvert la voie à la construction d’autres projets. Deux grands acteurs ont émergé : le peuple et l’armée. Ils ont semblé marcher ensemble un moment avant la fracture électorale du 12/12/2019. L’armée était partie de son côté sur une trajectoire, imposant un respect formel des règles institutionnelles, ce qui peut être assimilé a de la roublardise, un peu à la manière bonapartiste, qui viserait à « sauver » le système et à le régénérer.
Ce qui ne semble pas effacer le sentiment d’inachevé auquel est confronté le Hirak. Un sentiment nourri par de nombreux éléments objectifs. La formidable mobilisation n’a pas débouché sur l’émergence de nouveaux leaders politiques, ni sur l’apparition de partis nouveaux, alors que les partis dominateurs de l’ère Bouteflika sont en lambeaux. Aucun média alternatif crédible n’a émergé. Seuls les réseaux sociaux continuent de faire l’opinion, aux côtés d’une presse publique et parapublique sans consistance. Des personnages sans consistance particulière, parfois de simples créateurs d’ambiance de foire, sont présentés comme des leaders politiques, avant d’être aussitôt descendus en flammes. Malgré ces clivages, rien d’irréversible ne s’est produit. Il n’y a pas eu de sang versé, pas de choc frontal. Cela peut paraître cruel, mais dans un pays aux traditions aussi violentes, l’irrémédiable ne s’est pas produit.
7- Malgré toutes les manipulations du pouvoir en place, l’instrumentalisation de la justice, les arrestations arbitraires, la propagande des relais médiatiques et politiques mettant en place une contre-révolution bien orchestrée, les marches de la révolution pacifique reviennent de plus en plus en force dans plusieurs villes : Bejaia, Alger, Annaba, Tizi-Ouzou, Bouira, Sétif, Jijel, Oum el Bouaghi, Skikda, Laghouat, Constantine, Oran….. , quel est le secret ?
Le « secret » est qu’objectivement, le mouvement n’a pas atteint ses objectifs. Ses revendications essentielles et fondamentales restent posées, deux années après le début du Hirak. Mis à part le départ de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika ou la perturbation du fonctionnement du système, les revendications fondamentales portées par des millions d’Algériennes et d’Algériens demeurent insatisfaites : revendications ayant trait au changement du système politique, à la libération de la justice, du champ politique et des médias. La situation de blocage reste totale, voire plus pesante qu’il y a deux ans !
8- Eu égard, des expériences passées de notre Peuple, de l’intelligence et la conscience collective peut-on douter qu’une telle ou telle idéologie extrémiste avec des manœuvres insidieuses pourrait un jour détourner le fleuve puissant de la révolution de son objectif principal, le changement radical du système politique en vue de l’instauration d’un État de droit et des libertés démocratiques ?
Aggoune Mokrane :
Le saltimbanque Fellag a eu un jour une réplique très sensée dans son humour qui dénote d’une déchirante lucidité. S’adressant au colonialisme il lui a dit qu’il a raté sa colonisation tout comme il nous a fait rater notre indépendance. En effet nous avons raté notre indépendance c’est ce qui explique en partie notre sous-développement et l’arriération des contingences aux commandes de notre pays.
Le fleuve de la révolution 1954-1962 a été détourné tout comme le sont les soulèvements populaires d’autres échéances ; octobre 88, avril 2001… Cela relèverait d’une autre réflexion qu’il faudrait aborder dans d’autres circonstances.
L’extrémisme dans notre pays est islamiste et est le produit national brut conséquent à l’échec de la bricole érigée en « projet national » par les tenants du pouvoir depuis 1962. C’est-à-dire que dans notre pays il y a depuis toujours un segment social réactionnaire qui, à tout moment, peut prendre de l’ampleur si les conditions de son « épanouissement » sont réunies ; qui n’avance pas recule que dit l’adage.
Islamisme et pouvoir antinational, les deux faces d’une même pièce, voilà la bipolarisation qu’on voue au peuple algérien pour le maintenir sous le joug des féodalités.
Historiquement le pouvoir est finissant mais pour perdurer il s’appuie encore sur les forces d’inertie. Il est dans une logique autiste et suicidaire qui est malheureusement un réel danger pour le pays. Il met l’État-nation en péril. C’est un problème sérieux qui se pose aujourd’hui.
Cela dit ce n’est ni ce pouvoir vomi ni son spectre islamiste qui sont puissants, ils sont des forces finissantes, mais c’est nous, les aspirants aux valeurs positives du genre humain, qui sommes faibles. Notre faiblesse est essentiellement notre désorganisation.
9- Le regretté Chérif Kheddam, a rendu hommage à Vgayet, Béjaia en chantant : « Vgayeth thelha d’rouh l’qevayel ». Dans cette lutte populaire pour les droits et les libertés, cette charmante ville a remarquablement brillé par une mobilisation forte, une puissante détermination, une persévérance disciplinée, un civisme exemplaire, une hospitalité d’un grand cœur, …etc. Loin d’une approche régionaliste chauvine et sans vouloir créer de jaloux (rire), Vgayet ne devient-elle pas, en quelques sortes, l’âme et le cœur battant de la révolution pacifique ?
M. Mokrane Aggoune :
Aussi paradoxal que cela puisse paraitre le maitre feu-Cherif Kheddam a composé avec brio une œuvre chantée pour Bejaia sans l’avoir vue physiquement. La puissance de sa poésie ainsi que le charme de sa mélodie sont inspirés simplement de ce qu’on lui a raconté. D’ailleurs il le dit dans le chant. Cela pour dire quelle enchanteresse est Bejaia.
Ce n’est pas la première fois que Bgayet est l’épicentre des bouleversements révolutionnaires en Algérie. L’office d’Ibn Khaldoune et le congrès de la Soummam en sont, entre autre, des éléments de lecture tangents. Bejaia a une population formidable et c’est le produit de facteurs socio-culturels durant des millénaires.
Cela dit ce n’est pas rien ces millions d’algériennes et d’algériens qui viennent chaque été passer des vacances avec nous. C’est élevant d’être vécu par nos autres concitoyens comme un espace de tolérance et de liberté. Un jour surement Vgayet reprendra sa place naturelle dans le bassin méditerranéen.
10- Avec la crise économique catastrophique que l’Algérie doit affronter, où la pandémie Covid-19 aggrave considérablement la situation, la lutte sociale serait inévitable. Celle-ci ne constituerait-elle pas un renfort de taille à la révolution pacifique actuelle en innovant avec une nouvelle approche, celle des convergences des luttes ?
M. Mokrane Aggoune :
Dans ma perception la lutte pour la démocratie n’est jamais découplée du contenu social et économique. Au contraire si on veut tuer dans l’œuf le combat pour les libertés il faut le dissocier de la dimension « prolétarienne » et taire les conditions insoutenables du peuple d’en bas.
Les luttes sociales ont cours en permanence seulement les medias les mettent ou pas en avant selon un curieux « fait de prince ». Les grèves de travailleurs, les « coupures de routes » de villages, de quartiers et d’autres ensembles communautaires, les protestations multiformes par lesquelles la société montre ses convulsions … sont un fait permanent qui indique une vitalité mais aussi un pourrissement de la situation sociale.
La faillite de la libéralisation capitaliste menée à pas de charge par les différents régimes et dans une continuité lubrifiée montre un pays livré, pieds et poings liés, à une politique économique qui échappe totalement à tout contrôle. Cette politique a compromis toute ambition de développement national et amarré l’Etat dans un nihilisme antinational.
Nous sommes mis à la merci des atrocités du marché mondial.
Nous importons tout et ne produisons pratiquement pas grand-chose
Même le secteur privé censé intégrer un tant soit peu sa production n’échappe pas à cette tragédie. Au point où on a l’impression que tous nos opérateurs sont une tête de pont pour les blanchiments d’argent et un motif de transfert de richesses vers l’étranger.
La ressource pétrolière conserve un statut de rente, l’inflation se fait menaçante et la démarche suicidaire, initiée depuis l’épopée import-import continue son massacre au détriment de la souveraineté minimale sur la gestion du pays.
Tels sont les facteurs endogènes qui structurent notre sous-développement. Ce dernier induit l’insatisfaction chronique de la demande sociale et réduit les algériens au panier alimentaire du seuil inférieur de pauvreté.
11- Sachant que presque toutes les familles algériennes ont au moins un enfant ou un proche qui a immigré à l’étranger et il se trouve que seule l’Algérie avec l’exception de la Corée du Nord sont les pays où les frontières sont fermées. Que dire de ce constat ?
Mokrane Aggoune :
Le pouvoir a choisi la simplification de l’équation sanitaire pour répondre à la pandémie. Fermer les frontières pour les flux humains et les laisser ouvertes pour les flux de marchandises. La pandémie qui a fait presque trois millions de morts dans le monde a mis à nu la désuétude des systèmes de santé qui sont plus dans une logique marchande qu’humaine.
12- L’université algérienne forme chaque année dans les 300000 hauts diplômés (Bac+4 et plus) et malheureusement pour la majorité d’entre eux restent sans emploi. Vous qui êtes dans la formation professionnelle, ne pensez-vous pas que les efforts doivent être plus fournis dans ce domaine avec des niveaux (Bac +2 et maximum +3) pour donner plus de chance à l’employabilité aux nouveaux diplômés? Ce serait un levier potentiel pour se préparer à sortir d’une économie rentière vers une économie productive.
Mokrane Aggoune :
Il a une désynchronisation entre ce que forme l’école algérienne et les opportunités qu’offre l’économie nationale en termes d’emploi. D’un côté nous avons une jeunesse formidable qui est disposée à apporter sa contribution dans l’édification nationale et de l’autre nous avons une « doctrine » de politique économique anti patriotique comme je l’ai souligné plus haut.
Pour faire simple : le pays manque de tout et c’est les « bras » des algériennes et algériens qui sont capables de fabriquer les biens qui contrebalanceraient ce manque. Seulement ces bras ne sont pas mis au travail.
13- Un Grand Merci d’avoir consacré votre temps précieux avec sympathie et bonne humeur partageant à la fois quelques expériences militantes et aussi votre analyse perspicace faite avec hauteur et beaucoup de finesse. Votre dernier mot ? Tanemmirt !
Mokrane Aggoune :
Les jeunes initiateurs du Hirak ont semé les graines d’une conscience populaire, pas l’ivraie qui occupe la scène. Ces graines ne manqueront pas de fleurir, pour que les opprimés parlent de leur propre voix et cisèlent par eux-mêmes les mots qui diront leur dure réalité.
Vivement cette floraison.