Tunisie. Ennahda, un parti conservateur en mal d’identité

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Tunis, 26 juillet 2021. Des partisans du président Kaïs Saïed scandent des slogans anti-Ennahda, devant le Parlement bouclé par l’arméeFethi Belaid/AFP

Au lendemain du coup de force de Kaïs Saïed, Ennahda vit une crise politique sans précédent. Cette tempête qui éclate au grand jour montre comment l’organisation islamiste est devenue, au bout de dix ans, un parti au pouvoir classique du monde arabe, dans un pays où l’esprit de la révolution ne s’est pas encore essoufflé.

RELIGION POLITIQUES > SARRA GRIRA > 10 AOÛT 2021

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Depuis l’annonce faite par Kaïs Saïed le 25 juillet, dans une interprétation très personnelle de l’article 80 de la Constitution grâce à laquelle il s’est octroyé les pleins pouvoirs, les réactions d’Ennahda illustrent plus que jamais les divisions profondes au sein du parti. Rached Ghannouchi, à qui l’accès au Parlement «gelé» sur ordre présidentiel a été dénié par l’armée, multiplie les interviews et les tribunes. Dans les colonnes du New York Times, il met en garde contre un retour à la dictature1. Dans Il Corriere della Sera, il appelle à une intervention italienne en agitant l’épouvantail de l’immigration et du terrorisme2. Entretemps, des militants actuels ou démissionnaires critiquent dans les médias locaux l’aveuglement du parti qui a conduit le pays à cette impasse. Ils appellent la direction à modifier ses choix.

Mercredi 4 août, le Majlis choura, la plus haute autorité du parti Ennahda s’est réunie pour décider du chemin à prendre. Une réunion quasiment commentée en direct par certains cadres sur Facebook. Trois députées se sont retirées avant la fin du rassemblement, dont Yamina Zoghlami qui dénonce une «politique de fuite en avant». D’autres membres historiques réagissent également de manière plus ou moins explicite à ce qui semble être les propos de Rached Ghannouchi durant la réunion. Samir Dilou, ancien ministre, parle sobrement d’un «état de déni», tandis qu’Abdellatif Mekki, ministre de la santé en 2020 et membre du bureau exécutif se fend d’un constat laconique : «Celui que l’Histoire […] n’a pas réussi à convaincre ne sera pas convaincu par ma modeste personne».

Ce n’est que le lendemain après-midi et après quelques cafouillages que le communiqué officiel est publié. Le parti reste sur sa ligne officielle et condamne le «coup d’État contre la Constitution et l’immobilisation des institutions de l’État». Il consent néanmoins à «comprendre la colère populaire» contre «toute la classe politique», mais appelle en priorité à un retour à la normale qui passerait par la nomination d’un gouvernement et le vote de confiance devant le Parlement.

LE PRIX DES CONCESSIONS

C’est la première fois que les divergences du parti ne sont pas résorbées par la crise nationale. La menace existentielle sur Ennahda a jusque-là été l’intérêt suprême du parti qui poussait les militants à serrer les rangs devant l’adversité extérieure.

Pour comprendre certains choix du parti depuis 2011, il faut garder en tête la répression violente dont ses militants ont fait l’objet sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, arrivé au pouvoir par le coup d’État du 7 novembre 1987. Après une parenthèse enchantée, le régime se retourne contre le parti islamiste – ainsi que le reste de l’opposition — à partir du début des années 1990 — pour multiplier les arrestations et les condamnations, dont certaines à perpétuité. Viols et tortures frappent largement. Une époque dont les militants du parti retrouvent les échos dans les discours éradicateurs d’une frange de la société qui refuse aux islamistes toute place politique légale. L’épilogue de l’expérience égyptienne en juillet 2013 avec le coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi contre le président élu Mohamed Morsi a renforcé ce traumatisme.

Et explique en partie sa stratégie. Comme le souligne l’essayiste Hatem Nafti3 : «Bien qu’arrivés largement en tête des élections constituantes [octobre 2011] et disposant d’une solide implantation sur tout le territoire, le mouvement Ennahda était conscient du peu d’adhésion qu’il suscitait auprès des élites politiques, médiatiques et dans les milieux d’affaires», rappelant qu’il est «très difficile de gouverner un pays contre ses élites».

De fait, et bien qu’Ennahda doive son retour en politique à la révolution de 2011, elle ne s’inscrit pas entièrement dans le camp révolutionnaire, tout en jouant de cette rhétorique pour discréditer ses adversaires politiques, les faisant passer systématiquement pour des «suppôts de l’ancien régime» et des sbires de la contre-révolution.

À partir de là, se maintenir au pouvoir devient une priorité qui passe par des appels du pied vers des cadres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ancien parti de Ben Ali dissout en 2011. Ces responsables sont nommés à la tête d’administrations et d’entreprises publiques. Pire, Mohamed Ghariani, dernier secrétaire général du RCD, et Maher Madhioub, délateur sous la dictature désormais député d’Ennahda, rejoignent en 2020 le bureau de Rached Ghannouchi à la présidence du Parlement. Quant aux autres, à qui Ennahda permet le retour à la vie politique en abandonnant le projet de loi de lustration politique (2014), ils servent comme le meilleur alibi pour galvaniser la base électorale du mouvement islamiste. Rien de telle en effet qu’une menace existentielle comme celle du Parti destourien libre d’Abir Moussi (ancienne du RCD) pour garder les rangs serrés. La même logique opère par ailleurs dans le camp d’en face où l’anti-islamisme primaire rassemble plus qu’aucun programme politique.

D’ISLAMISTES À «ISLAMO-CONSERVATEURS»

Ce jeu sur les deux tableaux révolutionnaire et contre-révolutionnaire atteint son apogée lors de la campagne législative et présidentielle de 2014. Ennahda actualise la rhétorique du risque existentiel que font peser sur elle les éradicateurs… avant de s’allier avec le parti vainqueur Nidaa Tounès du président Béji Caïd Essebsi, qui a rassemblé autour de lui des anti-islamistes venant de bords idéologiques divers.

La porosité de cette frontière entre les deux camps s’illustre également par la confrontation entre Ennahda et Kaïs Saïed, un président conservateur qui ne croit certes pas à la démocratie représentative dans sa forme actuelle, mais qui a été porté par le camp révolutionnaire contre l’ancien système et la corruption incarnés par le candidat Nabil Karoui, accusé entre autres de blanchiment d’argent. Or quelques mois après l’élection présidentielle, Ennahda et Qalb Tounès, le parti de Karoui, décident de s’allier et font tomber en septembre 2020 le gouvernement d’Elyès Fakhfakh pour former une nouvelle majorité parlementaire.

Si la grille de lecture régionale veut que les Frères musulmans soutenus par le Qatar soient dans le camp de la révolution tandis que les Émirats arabes unis, qui ont contribué au financement de Nidaa Tounès, soutiennent la contre-révolution, cette ligne de fracture ne résume pas la situation en Tunisie comme le croient nombre de commentateurs, même si les logiques d’affrontement entre les puissances du Golfe sont toujours à l’œuvre, comme le prouvent les prises de positions saoudiennes, émiraties et égyptiennes en faveur du «coup de force».

D’autre part et surtout, le parti est affaibli dans ce qui fait son ADN, à savoir son identité islamiste. Lors de son congrès de 2016, Ennahda annonce la séparation entre son action politique et la prédication. En s’inscrivant désormais de plain-pied dans la légalité, elle renonce à cette dimension qui fait sa force, qui lui a valu d’être l’ennemi numéro 1 du régime de Ben Ali mais qui s’est érodée avec l’exercice du pouvoir. En devenant un parti «islamo-conservateur», voire «d’inspiration islamique», il intègre le jeu politique mais perd une partie de son identité.

L’ISLAM N’EST PAS LA SOLUTION4

Ce renoncement lève le voile sur un défaut majeur du parti : l’absence d’un programme économique et social, une tare qu’il partage avec d’autres partis du paysage politique. Comme le souligne Karim Azzouz, membre de la section française du mouvement : «Ennahda a été créée pour trois raisons : la confrontation entre l’État national et la culture islamique, la question des libertés et celle des disparités sociales. Les deux premières ne sont plus à l’ordre du jour. Et elle n’a pas réussi à faire des propositions pour la troisième».

Cet échec s’explique en partie par le grand écart sociologique auquel est confronté le parti depuis 10 ans. D’une part, il trouve sa base militante et électorale dans les périphéries, notamment dans les régions de l’intérieur, faisant se confondre chez nombre de ses adversaires anti-islamisme et mépris de classe. De l’autre, il représente une partie de la bourgeoisie conservatrice. Ainsi réunissait-il à la fois les victimes de la modernisation économique et les tenants d’un discours identitaire5. Or dans un pays qui est au bord de la banqueroute, Ennahda non seulement ne propose pas de programme économique, mais elle ne remet en question ni le virage libéral pris par l’État depuis les années 1980, ni les réformes imposées par les bailleurs de fond, sans proposer des solutions à la crise du pays.

De plus, ses ministres ont fait partie ou ont soutenu tous les gouvernements qui ont réprimé, parfois même en tirant à balles réelles, les mobilisations sociales qu’a connues la Tunisie depuis 2011. Enfin, dans un pays qui n’a pas dépassé — à raison — les traumatismes de l’État policier, Ennahda a soutenu jusqu’au bout Hichem Mechichi, chef du gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim limogé par Saïed, qui a replongé la population dans ses pires souvenirs de répression policière. En janvier 2021, date du dixième anniversaire de la révolution, la Tunisie a enregistré 968 arrestations selon les sources officielles (près du double selon les associations) pendant et en marge des manifestations.

À BOUT DE SOUFFLE

Ils ne sont pas rares, dans les rangs d’Ennahda, celles et ceux qui voient la crise politique actuelle comme une chance pour le parti. La menace sur la démocratie que les critiques de Kaïs Saïed ont raison de craindre trouve un écho au sein de l’organisation. Le Cheikh Ghannouchi y a évincé toute concurrence et lorgne, à l’image des dirigeants arabes autoritaires, une présidence à vie. Une centaine de frondeurs s’y opposent en septembre 2020 dans une lettre ouverte, laissant déjà voir les fissures d’un parti qui commence à prendre de l’âge. Plus récemment, des militants historiques comme Mohamed Ben Salem ont publiquement appelé Rached Ghannouchi à se retirer de lui-même et en toute dignité de la vie politique. Avant lui, Abdelhamid Jelassi qui a démissionné en mars 2020 après 40 ans de militantisme a annoncé qu’«en intégrant l’État et le système, […] Ennahda a renoncé à ses principes».

Car à l’échec politique s’ajoutent les scandales de corruption qui ont rythmé la vie politique du parti depuis 10 ans, au point de lui valoir – avec d’autres composantes du paysage politique – le titre de «nouveaux Trabelsi»6. Le dernier scandale en date est le rapport de la Cour des comptes (novembre 2020) qui pointe le financement illégal de la campagne électorale de 2019 du parti qui a notamment fait appel à des sociétés de lobbying américaines. L’autre grand dossier concerne la justice : le 13 juillet 2021, le procureur de la République Béchir Akermi, réputé proche d’Ennahda, est suspendu de sa fonction, suspecté notamment de «couvrir le terrorisme». Un scandale qui renvoie Ennahda à son historique de violence du temps de la clandestinité.

Cet immobilisme général dont le parti est un des responsables majeurs explique l’enthousiasme de la foule sortie applaudir le 25 juillet au soir les décisions de Kaïs Saïed. Un enthousiasme que partagent autant une partie de celles et ceux qui dénoncent le hold-up des acquis de la révolution par Ennahda que les sympathisants de l’ancien régime, heureux de se débarrasser de leur ennemi juré. On comprend dès lors l’urgence qu’éprouvent un certain nombre de militants du parti à voir leur organisation faire son autocritique et se renouveler avant qu’il ne soit trop tard. Reste à savoir si ces dissidents seront prêts à aller jusqu’au bout de l’exercice et quelle vision «néo-islamiste» et économique porteraient-ils.

SARRA GRIRAJournaliste, docteure en littérature française. Responsable des pages arabes d’Orient XXI.

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