« Ils préfèrent mourir en mer plutôt que dans leur pays »

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PAR AW · SEPTEMBRE 11, 2021

Entretien avec Francisco Jose Clemente Martin, propos recueillis par Rafik Lebdjaoui, Algeria-Watch, 11 septembre 2021

La page Facebook de ce jeune Espagnol qui active au Centre international pour l’identification de migrants disparus (Cipimd), une ONG basée notamment à Almería (Andalousie), est devenue la source d’information primordiale pour les familles de harragas algériens. En collaboration avec les administrations régionales et d’autres ONG locales, Francisco Jose Clemente Martin communique presque quotidiennement et ses posts sont lus par des centaines d’internautes, entre inquiétude, désespoir et, parfois, soulagement de savoir leurs proches arrivés à bon port.

Mais la tragédie est omniprésente : témoin d’une catastrophe silencieuse, le jeune bénévole conserve sur son téléphone mobile les photographies de ceux qui n’ont pu atteindre les côtes andalouses ou celles des Baléares. Il participe ainsi à l’identification des nombreux noyés, échoués ou repêchés par les pêcheurs ou les garde-côtes espagnols. Francisco Jose Clemente Martin joue un rôle crucial et unique et publie de façon régulière les chiffres de ceux qui arrivent sur les côtes espagnoles et de ceux qui n’y parviennent pas. Les chiffres qu’il collecte montrent l’ampleur d’un phénomène dramatique qui évoque, dans son horreur, une hémorragie continue.

Quand as-tu commencé ce travail de recensement des migrants et d’information de leurs familles ?

Eh bien, j’ai passé deux ans et demi à la Croix-Rouge ici à Almería en faisant du bénévolat, en particulier dans l’assistance humanitaire aux immigrants. J’effectue ce travail effectivement depuis août 2020 pour informer les familles des arrivées sur le sol espagnol. Et depuis cette date, je m’occupe, malheureusement trop souvent, de l’identification des défunts et de la recherche des familles, principalement d’Algérie ou au Maroc.

Qu’est ce qui t’a conduit à t’intéresser au sort de ces personnes ?

J’ai constaté que personne ne prenait en charge cet aspect pourtant très important de l’assistance aux proches des « harragas ». D’autant qu’il y a toujours trop de rumeurs et d’informations erronées sur ce qui se passe pour ces immigrants une fois qu’ils sont en Espagne. J’ai commencé à faire ça sur le tas et j’ai vite compris qu’aider ainsi des milliers de familles est une activité prenante et humainement très enrichissante.

Tu travailles seul ou avec des ONG ?

Je travaille avec l’ONG Cipimd (Centre international pour l’identification des migrants disparus). Je suis basé à Almería. J’ai vingt-quatre ans, étudier n’est pas ma passion. En revanche, je découvre qu’apprendre jour après jour dans l’action sur un terrain difficile et complexe est une activité que j’apprécie vraiment. Il faut préciser que cette action est complètement désintéressée, je ne facture rien à personne pour ce que je fais. Pour gagner ma vie, je suis numismate et me consacre à l’achat et la vente de pièces de monnaie et d’antiquités. Cela ne rapporte pas énormément, mais cela me permet de vivre.

Comment perçois-tu l’attitude des autorités espagnoles vis-à-vis de ce phénomène ?

On sent que les administrations sont débordées et font face avec beaucoup de difficultés devant cet afflux incessant. Mais je dois dire que les fonctionnaires des divers services font preuve d’un grand dévouement pour continuer à secourir des personnes en détresse et sauver des vies.

Comment fais-tu pour établir le décompte des arrivées et des pertes, quelles sont tes sources ?

Mes sources d’information sont les travailleurs de diverses organisations espagnoles, officielles et de la société civile. Notre ONG essaie d’effectuer un travail de collecte de données et de recensement le plus exhaustif possible.

Quel est le destin de ceux qui arrivent à bon port, sont-ils renvoyés dans leur pays ou tolérés en Espagne ?

Une fois arrivés, s’ils sont bien sûr interceptés par la police ou les secours, tous peuvent passer un maximum de soixante-douze heures en garde à vue pour prendre leurs photographies, leurs empreintes digitales et s’enquérir de leurs éventuels antécédents judiciaires en Algérie. Après ce délai, la grande majorité est relâchée. Ceux qui sont considérés comme suspects ou indésirables sont transférés dans des centres de rétention. Certains sont arrêtés et placés en détention, mais ce dernier cas concerne uniquement les pilotes des embarcations.

As-tu observé une hausse des arrivées d’Algérie ces derniers mois ?

Oui, les arrivées en provenance d’Algérie ont beaucoup augmenté. Principalement les jours de grand beau temps, ces arrivées sont particulièrement nombreuses. Mais ce flux reste important même durant les journées venteuses et de mer agitée. Le drame est l’augmentation des morts : on enregistre plus de deux cent cinquante disparus/décédés cette année sur cette route uniquement.

Est-ce que tu as parlé avec des migrants arrivés d’Algérie ?

Oui, bien sûr, nous parlons aux immigrés dès qu’ils sont libérés par les autorités espagnoles. Il ressort de ces échanges que ces personnes quittent leur pays à cause de la mauvaise gouvernance, d’une existence sans perspectives, à cause du chômage, du manque de soins… Ils veulent venir en Espagne pour vivre normalement et envoyer de l’argent à leurs familles. Bien que ce ne soit pas facile, beaucoup le croient. Mais le fait est là : ils préfèrent mourir en mer plutôt que dans leur pays.

D’après toi, ces migrants s’installent-ils durablement en Espagne ? À moins que le pays ne soit qu’une porte d’entrée dans l’UE ?

L’Espagne n’est qu’un pays de transit pour l’essentiel des migrants algériens. La grande majorité va en France.

Comment réagit la population à ce mouvement migratoire ?

La perception de ce phénomène par l’opinion espagnole est plutôt négative. Bien que, heureusement, il y ait beaucoup de gens qui pensent que ces migrants viennent pour améliorer leur vie comme cela a été le cas pour de nombreux Espagnols dans le passé.

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