« Le contexte colonial a permis à la nation algérienne de se rénover, mais il ne l’a pas créée »

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lemonde.fr
Publié le 24 octobre 2021

A picture taken on January 28, 2021, shows a memorial statue of historic Algerian leader Emir Abdelkader, a hero of the independence war with France, in the centre of the capital Algiers. (Photo by Ryad KRAMDI / AFP)

L’anthropologue Houari Touati répond à la question du président Emmanuel Macron sur l’existence d’une nation en Algérie avant l’arrivée des Français.

Tribune.
Houari Touati

« Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? » Nombreux sont les témoignages historiques qui répondent positivement à cette fausse question – au sens rhétorique du terme – posée par le président Emmanuel Macron et héritée du temps de la colonisation triomphante de la France. Sans encombrer le propos, il est possible de s’en tenir à quelques exemples.

L’un d’eux a pour cadre les environs de Tlemcen, dans le nord-est de l’actuelle Algérie. Au début du XVIIe siècle, un saint local était si attaché à son terroir, rapporte un de ses disciples, qu’il avait coutume de dire à celui qui voulait partir : « Reste où tu es ! Les maux de ce siècle ont envahi le monde. Quant à moi, je préfère mourir entre deux palmiers nains dans ma patrie [waṭan] plutôt que de mourir dans les patries des autres, d’autant que notre pays est le meilleur de tous, bien que lui aussi ait ses infidèles. » Le disciple utilise comme équivalents de « notre patrie » les expressions « notre Maghreb », « notre terre », « notre pays ».

Un contemporain qui habitait à Constantine appelle lui aussi « Maghreb » cette partie occidentale du pays dont Tlemcen fut la capitale au Moyen Age. Mais il le distingue de son pays, le Constantinois, qui continuait comme dans le passé de s’identifier à l’Ifrīqiyā, c’est-à-dire l’actuelle Tunisie. A la même époque, un document administratif daté de 1632 parle du « waṭan al-Jazā’ir » et de « sa frontière bien connue avec le waṭan de Tunis ».

Mais le même document fait mention du « waṭan de Bône » (Annaba), du « waṭan d’Ulād Manṣūr » (région de M’Sila) et même du « waṭan du Tell » (nord de l’Algérie)… Un siècle plus tard, la notion de « patrie » demeure toujours aussi flottante sémantiquement sous la plume du voyageur kabyle al-Warthilānī, qui, lorsqu’il dit « notre waṭan » (ou « notre pays »), désigne tantôt sa tribu, tantôt la Kabylie, tantôt l’Algérie.

Le « waṭan », du village au pays

Le vocable « waṭan » a donc désigné avant la colonisation française de l’Algérie plusieurs cercles concentriques qui vont du plus petit, qui est le lieu de naissance et de résidence, au plus grand, qui est une entité territoriale avec sa frontière connue et reconnue – usage introduit au Maghreb par les Ottomans –, en passant par un cercle intermédiaire, qui est celui de l’unité administrative dirigée par un représentant de l’autorité centrale (khalifa), toujours un autochtone. Il est en effet remarquable de relever que deux témoins appartenant à deux régions aussi contrastées que la campagne de Tlemcen et la montagne de Kabylie aient le sentiment d’appartenir au même pays et à la même communauté qui l’occupe. La question est de savoir si cette communauté à laquelle nos deux témoins s’identifient est une nation ou non.

Né dans le siècle de l’un de nos deux témoins et ayant vécu dans le siècle de l’autre, Montesquieu n’aurait eu aucune difficulté à considérer qu’ils appartiennent bel et bien à la même nation, à partir du moment où ils ont le sentiment (exprimé dans la même langue) d’avoir la même « patrie » et qu’ils lui ont l’un et l’autre manifesté leur attachement par l’utilisation du possessif « notre ». Evoquant les Indiens du Brésil, le penseur français leur attribue d’être une nation.

Dans cette acception, le mot figure dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694), laquelle en fait un « terme collectif » désignant « tous les habitants d’un mesme Estat, d’un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix, & usent de même langage […] chaque nation [ayant] ses coustumes […] ses vertus & ses vices » déterminés par l’humeur. On reconnaît là la conception galénique de la nation qui n’était pas étrangère aux musulmans. On la rencontre chez le philosophe al-Fārābī exprimée en ces termes : « La communauté humaine parfaite absolument se divise en nations. Telle nation se distingue de telle autre par deux choses naturelles : par les caractères physionomiques et les types naturels de tempérament ; et par une troisième chose, conventionnelle, à savoir la langue. »

Le terme « umma » utilisé par le philosophe de langue arabe est celui qui est en usage de nos jours pour désigner la nation.

Au caractère physique et moral et à la langue, celui qu’on surnommait le « second maître » après Aristote ajoute la religion, à quoi l’entrée « nation » de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française ne s’oppose pas.

Islamisation et arabisation

Les deux témoins mentionnés, le Tlemcénien et le Kabyle, étaient assurément des lettrés musulmans. Mais plutôt que d’être des oulémas, ils étaient des soufis, des saints. C’est cet islam-là, communiant dans le culte des saints, qui est la religion du pays et le ciment de son unité. Non que le pays ait tourné le dos à la tradition des écritures islamiques savantes, mais il en a fait une source de l’autorité religieuse qui n’est pas plus importante que celle que procurent les facultés miraculeuses dont se prévalent les saints locaux depuis le milieu du Moyen Age.Partout, les complexes religieux – les zaouias – qui sont érigés transforment la morphologie religieuse du pays ainsi que sa sociologie. Leurs fondateurs, des saints berbères pour la plupart, œuvrent à l’islamisation des campagnes aussi bien qu’à leur arabisation, tout en se servant des langues vernaculaires (différents berbères et arabe dit vulgaire), qu’ils sont les premiers à transformer en langues écrites en les graphiant dans l’écriture même du Coran.

Cette nouvelle forme d’islamisation a grandement œuvré à la constitution d’une identité nationale. La transformation de l’islam scripturaire en une religion vernaculaire a produit un effet qui est assez comparable à celui que décrit Colette Beaune dans Naissance de la nation France (1985), lorsqu’elle fait de la sainteté un puissant vecteur de l’unité de la nation, qui, pour exister, doit s’inscrire dans le sacré et participer à son prestige.

S’agissant des artisans de la conquête de l’Algérie, ils n’ont jamais nié avoir rencontré sur le terrain une « nationalité vivace », comme le rappelle en 1858 le gouverneur de l’Algérie, le maréchal Randon, qui fait suite à la déclaration du général Bugeaud devant le Parlement en sa session du 8 juin 1838. Ils n’ont divergé que sur le fait de savoir si cette nationalité qu’ils combattaient préexistait à leur arrivée dans le pays ou si elle était de date récente. Ceux qui la tenaient pour une nouveauté en avaient attribué l’œuvre au « champion de la nationalité arabe » et de l’« unité nationale » : l’émir Abdelkader. Tout en reconnaissant le rôle de ce dernier, les autres en ont fait moins le fondateur que le restaurateur, après que les Turcs l’eurent mise à mal. Mais tous sont d’avis que dès 1847, « la nationalité arabe est à jamais détruite ». Ils n’avaient pas prévu qu’elle allait se régénérer et se redéployer sous une nouvelle forme quelques décennies plus tard, aux termes desquelles la société algérienne est sortie radicalement bouleversée.

L’amour de la patrie, un acte de foi

Dans les années 1900, de nouveaux groupes sociaux émergent pendant qu’une élite éduquée à la française se constitue et crée un mouvement de droits civiques animé par ceux qu’on nomme depuis peu les Jeunes-Algériens, organisés sur le modèle de ce qui existait en Italie, en Turquie, en Egypte et en Indonésie. De nouveaux cadres de socialisation se constituent : syndicats, cercles et associations se substituent aux complexes religieux des zaouias, avant que le parti ne fasse son apparition à l’entre-deux-guerres. Dans ce nouveau contexte historique, des transformations radicales affectent la notion de nation. La plus importante est celle qui a consisté, dès 1903, à établir pour la première fois dans un texte algérien une équivalence dogmatique entre l’amour de Dieu et l’amour de la patrie (« ḥubb al-waṭan »), qui devient un acte de foi sanctifié par un prétendu hadith (parole ou action attribuée au prophète).Cette transformation doctrinale a ouvert aux Algériens la voie à la réception de la notion de droit des nations à disposer d’elles-mêmes, pendant que la notion de république devenait chez eux l’expression la plus aboutie de ce que devait être la nation. Si, par conséquent, le contexte colonial a permis à la nation algérienne de se rénover en se modernisant, il ne l’a pas créée. Il l’a en revanche surdéterminée, sans lui faire perdre ses anciennes attaches. Cela dit, il est non moins vrai que ce n’est pas le nationalisme qui a créé la nation en Algérie. »

Houari Touati est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).

3 Commentaires

  1. Les raisons de la colonisation ? Négationnisme & Révisionnisme !

    Retour sur l’expédition d’Alger : les faux-semblants d’un tournant colonialiste français

    https://kclpure.kcl.ac.uk/portal/files/57263606/Monde_s_Todd.pdf

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    L’histoire pour comprendre le présent et pour projeter le future.

    Les faits historiques et ce que devrait être la politique Algérienne vis à vis de la France, l’Europe et leur alliés et pour faire face aux politiques impérialistes révolus et au néocolonialisme galopant .

    ‘ L’histoire d’Alger, de ce qui est convenu d’appeler; la Régence d’Alger sous la domination ottomane, c’est-à-dire du XVIe au début du XIXe siècle. ‘

    W. Shaler, Esquisse de l’État d’Alger considéré sous les rapports politique, historique et civil, publié dans la version originale à Boston en 1826 et dans sa traduction française par X. Bianchi à Paris en 1830

    http://www.berberemultimedia.fr/bibliotheque/auteurs/Shaler_esquisse_1830.pdf

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    Pour fermer le bec aux crapauds des plateaux des TV et des medias Français, je conseille aux Algériens de publie sur les medias sociaux en Français en anglais, en arabe et dans toutes les langues du monde, les récits historiques des crimes commis durant les 132 ans de présence françaises en Algérie, la guerre d’Algrie sur Facebook, tweeter etc .

    Des écrits, des vidéo, des photos, des témoignages qui sont facilement accessibles sur le NET et que les Algériens peuvent facilement les relier sur la toile pour informer le monde de ce que était la colonisation francaise en Algérie et les atrocités commises durant la guerre d’indépendance ( des crimes contre l’humanité au sens large que la communauté internationale et les instances internationales, les ONG des droits de l’homme devraient condamné ).

    L’armée Française a perdu la guerre en Algérie, l’état français devrait payer le prix de leur crimes, ceux durant la colonisation et ceux de la guerre d’Algérie.

    Ni amnistie, ni amnésie et que les choses soient claires pour la communauté internationale, pour les droits humains et pour l’humanité .

  2. Je retiendrai ceci……………..

    et le lien entre 1ier PDF et le 2ieme PDF

    « On ne verrait plus [ce peuple de pirates] laisser en friche une terre autrefois si fertile. Des grains et des fruits couvriraient cette plage immense : ces productions seraient échangées contre les ouvrages de notre industrie, de nos manufactures. Les négociants d’Europe, établis en Afrique, deviendraient les agents de ce commerce réciproquement utile aux deux contrées36. »

    Ce passage a été conservé sans altération dans les éditions de 1774 et 1780. Il disparaît dans la quatrième édition posthume (1820), mais on le retrouve dans un autre ouvrage posthume (1826) de Raynal, consacré au commerce européen avec « l’Afrique septentrionale » et préparé par un ancien collaborateur de l’Encyclopédie, Jacques Peuchet. Les additions de Raynal au texte de 1772, probablement réalisées aux alentours de 1790, alors qu’il résidait à Marseille, dénonçaient l’impossibilité de pratiquer la liberté du commerce avec les Barbaresques.

    Dans ses propres commentaires, Peuchet appelait franchement à la constitution d’ « établissements militaires et agricoles » en Barbarie: « On y naturaliserait ainsi une race européenne, qui, par la seule force des choses et l’ascendant qu’elle prendrait sur les peuplades africaines, y étendrait la civilisation37. »

    Plusieurs autres auteurs français, britanniques ou italiens, tous de tendance libérale, ont lancé des appels semblables à une intervention civilisatrice sur la côte de Barbarie après le retour à
    la paix européenne en 1815.

    Le moins méconnu de ces appels reste celui de William Shaler,
    consul des Etats-Unis à Alger de 1815 à 1828, dans ses Sketches of Algiers (1826).

    Cet ouvrage est rarement considéré comme ayant exercé une influence significative sur l’expédition, parce que son auteur était américain et qu’il exprimait une préférence pour une colonisation par la Grande-Bretagne. Pourtant, Shaler, un marchand au champ d’action mondial (il a notamment effectué la première liaison commerciale directe entre Canton et la Californie), entretenait des liens étroits avec la vie intellectuelle, économique et coloniale française

  3. yipon : on peut quand même poser cette question : est ce que l’algérie est réelement en Afrique?! pour moi en tous cas on est dans ce que j’appel le début d’orient qui comprend le Maroc la tunisie l’egypte syrie etc…on a tous qui leurs ressemble  » sahara, être humain etc….l’afrique commence en bas du niger…

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