« Sur les 24 crânes algériens du XIXe siècle remis par la France en juillet 2020, seuls six seraient identifiés comme ceux de vrais résistants. L’affaire illustre la complexité de cette épineuse question mémorielle.
Par Roxana Azimi
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28 octobre 2022
En juillet 2020, la restitution de 24 crânes d’Algériens conservés en France était un signe d’apaisement entre les deux pays. Avec ces restes humains, rapportés comme des trophées par les colonisateurs du XIXe siècle, Alger pouvait enfin rendre hommage à ses premiers résistants, décapités. Il s’avère cependant que ce symbole de réconciliation mémorielle s’est accompagné de petits arrangements avec l’histoire. Selon le New York Times, seuls 6 des 24 crânes remis par Paris étaient clairement identifiés comme ceux de résistants. Parmi les autres, d’origine incertaine, figure trois supplétifs de l’armée française. La découverte rouvre ainsi une plaie que le geste de la France était supposé contribuer à refermer.
Cet imbroglio n’est pas inédit. Lorsqu’en novembre 2019 la France remet en grande pompe au Sénégal le sabre dit d’El Hadj Oumar Tall, les spécialistes émettent des réserves car ce chef religieux et conquérant n’en a jamais été le propriétaire. « C’est là un étrange signal qui est envoyé à l’Afrique : la première œuvre qui lui est “restituée” est un objet européen qui n’a passé que quelques années sur le continent et n’est en rien ce que l’on dit qu’elle est », écrit alors l’universitaire Francis Simonis dans une tribune au Monde.
Triste existence
Par nature complexe, l’exercice de la restitution l’est d’autant plus s’agissant de restes humains. Les collections françaises conservent plus de 150 000 reliques (crânes, ossements, parties du corps conservées dans des bocaux…), dont quelques centaines, provenant d’anciennes colonies, pourraient faire l’objet légitime de demandes de restitution. « Une question taboue parce qu’elle ouvre un pan de notre histoire pas toujours très glorieux », remarque Catherine Morin-Desailly, sénatrice de l’Union centriste.
« Les réserves de nos musées, du Musée de l’homme en particulier, ne peuvent pas être considérées comme des sépultures dignes pour un être humain. » Nicolas About, sénateur centriste, en 2001
Longtemps, la France a freiné devant les pressions des pays réclamant le retour de ces reliques humaines, comme en témoigne le destin de Saartjie Baartman, surnommée la « Venus Hottentote ». Exploitée sexuellement en Angleterre puis en France, exhibée comme une bête de foire pour les particularités de ses fesses plantureuses, cette femme originaire de l’ethnie des Khoïsan a terminé sa triste existence à Paris.
A sa mort, en 1815, Saartjie Baartman est disséquée, puis classée par l’anatomiste Georges Cuvier comme « représentante d’une humanité inférieure ». Le moulage de son corps ainsi que son squelette seront exposés au Musée de l’homme comme un trophée de chasse. Lorsque l’Afrique du Sud réclame les restes en 1996, le ministère de la culture trouve alors tous les prétextes pour s’y opposer. Un sénateur centriste, Nicolas About, s’en émeut à l’époque et fait valoir que « les réserves de nos musées, du Musée de l’homme en particulier, ne peuvent pas être considérées comme des sépultures dignes pour un être humain ».
La réponse officielle, cinglante, tombe un mois plus tard. « Nous pensons qu’en aucune manière la France ne peut être considérée comme responsable du sort indigne qui a été réservé à miss Saartjie Baartman. Or un simple retour de ses restes impliquerait la seule responsabilité de notre pays, ce qui n’est pas acceptable », affirme Michel Duffour, alors secrétaire d’Etat au patrimoine. Il faudra que Nicolas About fasse voter une proposition de loi ad hoc pour qu’en 2002 la dépouille de la Sud-Africaine retrouve sa terre natale.
Têtes maories
Quelques années plus tard, la Rue de Valois s’arc-boute à nouveau lorsque la Nouvelle-Zélande réclame la restitution des têtes maories conservées par la France. Considérées comme des trophées ou des objets de curiosité, ces têtes tatouées ont fait l’objet d’un trafic dès les débuts de la colonisation de l’Océanie, au XVIIIe siècle. Le code civil est pourtant clair : les restes humains ne sont pas des biens patrimoniaux. Les lois successives de bioéthique vont plus loin, rappelant que le respect dû au corps humain se poursuit après la mort.
Mais les restes humains sont rentrés, pour la plupart, dans les collections nationales suite à des dons. Or, selon le code du patrimoine, les dons sont inaliénables. « Les conservateurs craignaient alors qu’on ouvre la boîte de Pandore, que ces restitutions mettent en péril l’ensemble du patrimoine », se souvient le muséologue Michel Van Praët, coauteur d’un vade-mecum sur les restes humains conservés dans les collections publiques. Finalement, en 2010, une nouvelle loi autorisera la restitution de toutes les têtes maories détenues en France.
Pour trancher de manière définitive ce débat éthique, culturel et hautement politique, les sénateurs Catherine Morin-Desailly, Pierre Ouzoulias (PC) et Max Brisson (LR) ont déposé, fin 2021, une proposition de loi visant à faciliter la restitution de certains restes humains appartenant aux collections publiques. Votée en première instance au Sénat, elle attend d’être inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Michel Van Praët rappelle toutefois qu’une restitution ne peut faire l’économie d’une recherche de provenance. Une position qu’il a défendue au printemps 2020, quelques mois avant la restitution des crânes algériens, dans une note remise au ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche ainsi qu’au ministère de la culture. « On me l’avait réclamée pour attirer l’attention sur la complexité de la situation avant une prise de décision à caractère diplomatique », confie l’universitaire. L’Elysée est visiblement resté sourd à ses mises en garde… »