Lettre ouverte à Jean-Louis Levet

1
1548

Youcef L’Asnami

Cher Monsieur,

Je viens de finir la lecture de votre pamphlet Le Mal Algérien publié par les Editions Bouquins dont on dirait qu’ils ont du mal à le classer : « essai » en couverture, « document » à l’intérieur.

Je ne pense qu’un tel ouvrage puisse contribuer au renforcement des liens entre nos deux pays et m’interroge sur sa publication en ce moment de crise entre les deux pays. J’espère que ce livre ne sera pas distribué en Algérie afin d’éviter de mettre de l’huile sur le feu. Vous connaissez la sensibilité des algériens quand on touche à leur dignité. Et cette atteinte à leur dignité est manifeste dans de nombreux passages, notamment celui lié à la prostitution… mais pas que.

J’ai été quelque peu surpris d’abord par la forme de l’ouvrage. Vous rapportez avec votre co-auteur des faits vécus en Algérie durant votre mission qui a duré cinq ans et demi et qui vous a permis de rencontrer de hauts responsables algériens ou des hommes d’affaires dont les noms ne sont pas tous cités, mais sans ordre chronologique qui aurait facilité au lecteur son repérage dans le temps.
Pêle-mêle vous racontez des anecdotes de 2014 pour ensuite sauter à 2018 ou 2019 sans discontinuité.
Sur le fond, je m’interroge quant à l’agenda de la parution de votre livre. Une simple interrogation qui me semble légitime à l’heure où les médias annoncent une probable visite du Président algérien en France.

J’ai été aussi étonné par le nombre de fois où vous ne citez aucune source crédible quant à vos affirmations.

Lorsque vous qualifiez le combat du FLN pour la libération du pays d’ « actes terroristes », on a le sentiment que le décor est déjà planté.

Quand vous affirmez que « Depuis 1962, l’Algérie n’a connu ni élections libres ni démocratie politique», on ne peut ranger cela que dans le registre de l’ignorance et vous rappeler le « Il faut que l’Algérie renoue avec le processus démocratique » de Mitterrand suite à l’arrêt du processus électoral des élections législatives de 1991 qui ont vu le succès du Fis. Le taux d’abstention record de 60,12 % enregistré lors de la dernière élection présidentielle de 2019 et les 58,13 % de l’électorat du Président actuel sont peut-être des chiffres dignes de la période soviétique. De même que le taux d’abstention de 77 % enregistré au référendum constitutionnel du 1er novembre 2020 est digne de la Corée du Nord n’est ce pas ?

Vous ne vous rendez peut être même pas compte de la portée de vos propos lorsque vous écrivez, vous basant sur un article du journal l’Expression d’avril 2008 – il y a donc 15 ans !- que « la prostitution est partout, notamment dans toutes les grandes villes, Alger, Oran, Béjaia, Annaba, Tlemcen, Setif, Tizi-Ouzou, Sidi Bel Abbes, Bordj Bou Arreridj , etc. » J’ai rigolé pour le « etc ». Là aussi vous ne citez pas la source de vos dires. Comme vous n’avez pas rapporté la réaction des Algériens devant cette information : d’après vos chiffres, près de 8 % de la population algérienne vit de la prostitution ! Clownesque et indigne !

Vous avez été nommé par le gouvernement français comme haut responsable à la coopération technique et industrielle franco-algérienne de juin 2013 à janvier 2019. Dans le rapport d’audition du GA du 10 avril 2019, vous informez votre auditoire qu’ « Au total, depuis septembre 2013, une cinquantaine d’accords de coopération ont été signés et des outils ont été créés pour pérenniser ces accords, identifier des chefs de projets, établir des feuilles de routes et procéder à des évaluations ». Belle litote ! Mais comment avez-vous pu coopérer avec un « pays du monde à l’envers » dont « la rente et la corruption » sont « les deux sœurs fatales de la société algérienne » ? Comment pouvez-vous, avec un tel jugement à charge et sans aucune retenue , à contribuer au renforcement des relations algéro-françaises ?

Dans le chapitre consacré au Hirak vous rappelez les nombreux slogans scandés par les manifestants contre le pouvoir algérien sans citer une seule fois ceux dirigés contre la France : « La France est de retour, jeunes levez-vous ! », « Là où arrive la France, c’est la destruction », « Macron dégage, vous n’êtes pas le bienvenu dans le pays des Martyrs », « L’Algérie n’est pas à vendre »… que vous retrouverez facilement dans les médias français de cette époque.

Dans le même registre relatif à la coopération algéro-française, vous écrivez que « Rien ne va mal en Algérie sans que soient impliquées les intentions malveillantes des autres que ce soit la France ou le Maroc ou tout autre pays qui servira opportunément de repoussoir idéologique commode ».

En effet… Mais là aussi, on ne compte plus les tentatives d’ingérence directes ou indirectes de la France dans les affaires internes à l’Algérie. Lorsque le Président Macron affirme que le « système politico-militaire » algérien s’était construit sur « une rente mémorielle », avant de le regretter officiellement en signifiant son « plus grand respect pour la nation algérienne, pour son histoire et pour la souveraineté de l’Algérie », on ne peut que rester pantois devant des déclarations aussi irresponsables.

Quant au Maroc, ce sont les médias français et européen qui ont mis en avant l’affaire Pegasus que la presse algérienne a suivi puisque le pays était concerné par ces écoutes. Dois-je vous rappeler que le Maroc a pu accéder au contenu de 6 000 téléphones d’algériens, entre « responsables politiques, des militaires, des chefs des services de renseignement, des hauts fonctionnaires, des diplomates étrangers en poste ou des militants politiques », d’après le quotidien le Monde, membre du Consortium de médias à l’origine de l’enquête ? Et que le Maroc a été débouté par la Cour d’appel de Paris suite à sa décision de poursuivre en diffamation des organes de presse et associations français qui l’avaient mis en cause dans l’affaire du logiciel espion Pegasus ?. A quoi bon ?

La France officielle a toujours eu une relation ambiguë avec son ancienne colonie : tantôt protectrice, tantôt moralisatrice, quelquefois revancharde.

J’ai été étonnement surpris dans le passage où vous affirmez que Cherif Rahmani, ex ministre algérien, vous a demandé de lui faire une synthèse de la « demi-douzaine de rapports de plusieurs centaines de pages chacun et pesant plusieurs kg » et que cette synthèse fut prête le lendemain et remise au ministre. Cette capacité de travail, pour le moins extraordinaire, tranche visiblement avec votre capacité de discernement dans les faits que vous rapportez.

Votre mission s’est achevée en janvier 2019, bien avant l’élection de l’actuel Président algérien. Cela ne vous a guère empêché de lui consacrer près de quatre pages avant de vous perdre en conjecture en traitant du rôle de la Chine en Algérie, en Afrique et même en France.

Vous auriez été peut-être crédible si, dans votre pamphlet, vous aviez abordé, ne serait ce qu’une seule fois, les aspects positifs de ce qui s’est fait en Algérie depuis notre indépendance. On n’en voit pas la trace. Tous vos témoignages sont à charge.

En vous lisant, on a le sentiment que cet ouvrage est un recueil de prise de notes de vos missions en Algérie où vous rapportez ce qui semble vous faire plaisir et en occultant ce qui semble vous déranger. C’est la raison pour laquelle il ne me parait ni objectif, ni documenté.

On peut être opposant à tout pouvoir dont on juge l’action pas à la hauteur des enjeux que vit son pays, mais on ne peut être opposant à son pays au même titre que vous du reste.

1 COMMENTAIRE

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici