par AW · Publié août 30, 2024 · Mis à jour septembre 4, 2024
T.Boubaker, A.T., Algeria-Watch, 30 août 2024
Selon la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, proclamée par l’Assemblée générale dans sa résolution A/RES/47/133 de 1992, il y a disparition forcée lorsque :
« des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées contre leur volonté ou privées de toute autre manière de leur liberté par des agents du gouvernement, de quelque service ou à quelque niveau que ce soit, par des groupes organisés ou par des particuliers, qui agissent au nom du gouvernement ou avec son appui direct ou indirect, son autorisation ou son assentiment, et qui refusent ensuite de révéler le sort réservé à ces personnes ou l’endroit où elles se trouvent, ou d’admettre qu’elles sont privées de liberté, les soustrayant ainsi à la protection de la loi ».
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, entré en vigueur le 1er juillet 2002, ainsi que la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 décembre 2006, stipulent que lorsqu’elle est commise dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée à l’encontre d’une population civile quelconque, la « disparition forcée » est considérée comme un crime contre l’humanité et, par conséquent, n’est pas soumise à un délai de prescription. Elle donne aux familles des victimes le droit de demander réparation, et d’exiger la vérité sur la disparition de leurs proches.
Dans les années qui suivirent le coup d’Etat du 11 janvier 1992 et l’Etat d’urgence du 09 Février 1992 une sale guerre a été menée par les généraux putschistes contre le peuple Algérien. Au cours de cette période et au titre de la « lutte anti- terrorisme » des dizaines de milliers d’Algériens, pas toujours militants ou sympathisants du FIS, parfois des adolescents et même des femmes, ont été inscrits dans le registre spectral des « disparus ». Un leurre sémantique car il ne s’agit nullement de disparus mais bien de victimes de disparition forcée, crime sans cadavres ni témoins.
Enlevés (et non arrêtés, car les forces de sécurité agissaient sans le moindre mandat officiel) le plus souvent en présence de leurs familles ou sur leurs lieux de travail, parfois carrément extraits de locaux de la police, ces personnes ont été séquestrées dans des lieux secrets et soumis aux pires tortures. Certains réapparaissent, abandonnés devant des bennes à ordure, entravées et portant les stigmates de très graves sévices.
Selon les témoignages des familles, les enlèvements sont le fait, pour la majorité des cas, des forces de police, de gendarmerie ou de militaires en uniforme. Les autres structures responsables sont aussi des organismes qui agissent sous les ordres ou pour le compte des autorités : milices, garde communale, groupe de légitime défense, services de renseignements.
Face à cet hallucinant cortège d’atrocités et au silence qui les entoure, les familles des victimes refusent de se taire en dépit du mutisme complice d’une large frange des milieux politiques et d’une frange encore plus large des « élites » intellectuelles ou sociales. La journée du 30 Août est, pour toutes ces familles, un repère et une expression de résistance et de défi. « Yasqot Houkem El Asker » (« A bas le régime militaire »), « Moukhabarat Irehabiya » (« Police secrète terroriste ») et tant d’autres slogans phares du Hirak ont donné une immense résonnance à la lutte de ceux et celles, qui seul(e)s depuis 1998 ont bravé l’interdit et organisé marches et sit in, affrontant les injures, les matraques et les fourgons de la police mais brandissant avec ferveur les photos du mari ou du fils que « El houkouma » (« le régime ») enlevé par les généraux.
Témoignage de Mme S. épouse de disparu arrêtée avec son mari par la police :
« ils sont arrivés alors que mon mari était encore dehors, il était marchand ambulant. Les policiers ont tout cassé et tout pris y compris les papiers, ils m’ont frappée sans relâche devant mes jeunes garçons, l’un d’eux, un colosse, me soulevait de toutes ses forces pour me jeter contre le mur et même le plafond, mon visage était couvert de sang et les éclats de verre des lampes et de la vaisselle cassée ont perforé le crâne. Les policiers étaient persuadés que mon mari était au maquis. Arrêté devant sa table de fortune, ils ont également décidé de m’embarquer alors que j’allaitais encore mon bébé. Dans les cachots du commissariat central j’ai pu communiquer avec mon mari une seule fois avant que les agents du DRS ne viennent le prendre. Je ne revis jamais le père de mes enfants et je fus condamnée à deux ans avec sursis. Les mêmes policiers qui m’avaient arrêtée me recevaient pour signer chaque semaine et j’ai dû les supplier pour qu’ils me rendent mes papiers et ceux de mes enfants pourtant sous mes yeux sur ce bureau. Je ne pouvais même pas réinscrire mes enfants l’école »
Quel objectif voulaient atteindre les policiers en usant de telles méthodes ? Faire disparaître le mari, affamer les enfants, empêcher la femme de trouver un travail, arracher jusqu’à l’identité à cette famille ? La volonté d’effacement mémoriel, une amnésie imposée, irait-elle jusqu’à gommer ces Algériens encore aujourd’hui qualifiés de terroristes, des registres d’état civil ? Et plus largement de la mémoire sociale ? Ces policiers voulaient-ils faire disparaître tout ce monde en poussant les mères « à faire les trottoirs » (selon le propos d’un policier à un responsable qui venait de recruter Mme N.S, épouse de « disparu ») et vouer les enfants au suicide et/ou aux addictions ? La meilleure parade à toute quête de vérité serait en effet d’interdire aux enfants ou petits-enfants, d’évoquer le sort de leurs parents.
Une guerre a ainsi été menée contre un peuple et des catégories sociales ciblées sous couvert de lutte anti-terroriste. Il est regrettable qu’aucune étude sérieuse n’ait pu être menée ni pour esquisser une typologie des victimes dont le nombre exact reste inconnui ni pour expliquer leur nombre en fonction des périodes, des wilayas et de régions particulières. Il est utile de rappeler que la localisation de ces cibles était notoirement connue des populations, ainsi dans une même ville, tous savaient quels quartiers étaient prioritairement ciblés par les rafles à l’aube, les ratissages et les enlèvements.
Ce qui ne fait guère de doute est que ces paroxysmes de violence contre la société devaient avant tout frapper l’imaginaire collectif, plomber les consciences, effrayer ceux qui n’ont pas été directement ciblés, former et formater une clientèle servile totalement soumise au régime putschiste, interdire le politique et entretenir de fausses contradictions afin que nul ne songe à affronter le pouvoir, ou à proposer d’autres voies pour une souveraineté populaire.
C’est le cœur d’une démarche scélérate décidée au sommet des appareils militaro-policiers, tête pensante du régime. Tous les crimes du pouvoir putschiste et de sa police politique, le sinistre DRS, qu’il s’agisse des disparitions forcées, des camps de concentration dans le désert, des centres de tortures, des tribunaux d’exception, dont la justice actuelle n’est que la honteuse héritière, sont la traduction d’une stratégie de terreur destinée à étouffer la moindre velléité de contestation populaire. La terreur s’accompagnant de la mise en œuvre d’une action psychologique de type colonial en attisant systématiquement des conflits internes et en aggravant autant que possible les fractures sociales.
Après plus de trente années, il semble important de rappeler et de se souvenir de tous ceux qui, convaincus ou sous la contrainte, ont cautionné ces disparitions forcées, en y participant activement, en fournissant les moyens logistiques, en diffusant des articles de presse sur commande, en entérinant des arrestations, en autorisant sans enquête ni autopsie des inhumations de corps sauvagement torturés et abandonnés sur la voie publique. Mais aussi ceux qui, au mépris de toute morale, ont accepté de juger par contumace des citoyens pourtant détenus par la police, kidnappés par le DRS, parfois à la sortie des tribunaux, et déclarés en fuite ou appartenant à des groupes terroristes.
La liste des acteurs de cette horrible campagne de terreur est fournie. Elle comprend des chefs de région militaire, des walis (préfets), des commissaires de police, des maires, des directeurs d’administrations centrales, de nombreux médecins légistes, pompiers et directeurs d’hôpitaux… Des journaux également, qui ne se sont pas contentés de taire les rafles, les exactions et les disparitions, mais qui ont souvent présenter des exécutions sommaires de détenus ligotés comme l’expression de victoires des forces de l’ordre sur des groupes armés.
Les exemples de comportement publics inhumains de la part d’acteurs de cette période visant à empêcher que la lumière se fasse sur la réalité de cette campagne criminelle ne manquent pas. Ainsi, à titre d’illustration tragique, on pourra toujours méditer sur l’éthique de nombre de médecins légistes qui ont joué un rôle particulier dans cette sale guerre. Certains, le plus souvent des chefs de service, n’hésitaient pas, comme en témoigne Mr M., fils de disparu et étudiant en médecine à l’époque, à qualifier de « cadavres de terroristes » devant leurs étudiants, les corps mutilés et horriblement torturés livrés par les forces de l’ordre ou les pompiers. Foulant aux pieds la loi et la déontologie, nombre de ces praticiens dévoyés paraphaient sans difficulté de faux certificats portant la mention « SDF », sans domicile fixe, pour que des malheureux morts sous la torture soient enterrés sous l’horrible et totalement anonyme épitaphe de « X-Algérien ».
Pourtant aucune autorité ne pourra durablement interdire que tout soit connu de ces horribles exactions, de ces atteintes imprescriptibles au droit et à la dignité des personnes. Le voile sur ces crimes sera levé et leurs auteurs identifiés. L’histoire ne manque jamais ses rendez-vous avec la vérité, les putschistes et leurs hommes de main, déjà condamnés par l’histoire, seront jugés et les victimes de disparition forcée seront nommées et reconnues.