La victoire d’Abdelmadjid Tebboune à l’élection présidentielle du 7 septembre confirme l’immobilisme de la classe dirigeante. Outre les immenses défis économiques et sociaux, le pouvoir est confronté à une situation régionale instable, à l’affirmation du Maroc et à la crise malienne.
Peuples et minorités > Relations internationales > Jean-Pierre Sereni > 19 septembre 2024
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Au premier plan, à droite, le président algérien Abdelmadjid Tebboun. À gauche, le président de la transition de la République du Mali, Assimi Goïta serrant la main du président russe Vladimir Poutine. En arrière plan, la ville de Tin Zaoutine Orient XXI
Le 30 juillet 2024, une attaque de drones fait au moins six morts et de nombreux blessés à Tin Zaouatine, localité malienne située sur la frontière avec l’Algérie1. Un malheur de plus pour ce regroupement de bidonvilles déjà défavorisé par son environnement et meurtri par la guerre. Ses quelque 20 000 habitants vivent tant bien que mal en creusant la montagne pour y trouver de l’or ou vendre au Mali les produits subventionnés (semoule, huile) venus d’Algérie. Réfugiés, orpailleurs et contrebandiers ont souvent affaire à la gendarmerie et aux gardes-frontières d’Alger, qui les arrêtent, confisquent leur matériel et/ou les expulsent vers leurs pays d’origine.
Dans un premier temps, le pouvoir algérien ne réagit guère à l’incident. Le lendemain, au cours d’un point de presse, le ministre des affaires étrangères, Ahmed Attaf, se contente d’une vague mise en garde, et évoque la menace d’une « guerre civile » dans le nord du Mali peuplé par la minorité touarègue. Alger, en pleine campagne électorale pour la présidentielle du 7 septembre et sous le coup du récent revirement de la position française sur le Sahara occidental, a visiblement la tête ailleurs.
La Russie visée
Pourtant le 26 août, l’ambassadeur algérien à New-York, Amar Bendjama, profite de la célébration aux Nations unies du 75ᵉ anniversaire des conventions de Genève sur les droits de l’homme pour ajouter à son discours un court passage qui met en cause « les armées privées utilisées par certains pays… ceux qui décident et ne rendent de compte à personne ». Il réclame des « sanctions » contre leurs auteurs. La presse algérienne ne reprend guère sa déclaration, sans doute parce que deux jours plus tard, le candidat-président Abdelmadjid Tebboune doit tenir son troisième meeting électoral à Djanet, capitale du Tassili n’Ajjer, peuplé de Touaregs. Dix-sept mille personnes sont attendues, venues des sept wilayas (départements) voisines. Il ne faut pas alarmer l’opinion locale malgré le bombardement du 30 juillet.
Qui est visé par Bendjama sinon les Russes de l’ex-groupe Wagner, désormais rebaptisé Africa Corps et placé sous la coupe du Kremlin ? Pourquoi intervient-il après coup à propos d’une affaire déjà enterrée dans les sables du désert ?
Le bombardement de Tin Zaouatine est survenu après la débâcle militaire subie par l’armée malienne et ses alliés russes les jours précédents. Le bilan de ce revers varie selon les sources, mais son importance n’est pas négligeable, au moins une cinquantaine de victimes russes et maliennes. Le Wall Street Journal et la BBC soulignent à l’envi les pertes russes. Surtout, ce qui apparait comme une opération de représailles est susceptible de se reproduire. L’embarras d’Alger explique son hésitation. Deux lignes rouges — pour reprendre un vocabulaire en vogue parmi les officiels — sont en même temps testées. Comment protéger ses concitoyens touaregs, présents dans deux départements algériens (Tamanrasset et Djanet), contre les agissements de Bamako tenu par une junte militaire bien décidée à user la manière forte contre eux comme contre les islamistes ? Quelle attitude prendre vis-à-vis de Moscou, principal et historique fournisseur d’armes de l’armée algérienne qui, cette fois, emploie la force directement contre les Touaregs au Mali ?
La fin de l’accord d’Alger
Le 20 juin 2015, deux ans après le début de l’intervention de l’armée française au Sahel, a été signé dans la capitale algérienne l’accord d’Alger entre Bamako et deux groupes dissidents qui dominaient alors l’Adrar des Iforas, un massif montagneux du Nord-Mali assez inaccessible. Une autonomie est reconnue à la partie touarègue et promesse est faite d’enrôler leurs milices dans l’armée malienne. Près de dix ans après, le 25 janvier 2024, la junte dénonce l’accord — jamais appliqué — et place Alger devant un choix difficile. Faut-il soutenir plus efficacement le Cadre stratégique pour la paix et la défense du peuple de l’Azawad (CSP), qui chapeaute désormais la résistance touarègue avec le risque d’une montée des périls dans une région où les ambitions du Maroc, du gouvernement de Tripoli (Libye) et des groupes armés comme celui du maréchal libyen Khalifa Haftar, patron de l’Est libyen, s’affirment ? Ou ne rien faire, devoir défendre plus de 1 000 km supplémentaires de frontière — en plus de celle avec le Maroc — et s’exposer à la prise en main de la cause touarègue par d’autres parrains, une évolution lourde de conséquences sur la situation politique intérieure en Algérie même ? Déjà, le CSP est accusé d’avoir monté l’opération contre l’armée malienne et ses supplétifs russes en liaison avec une milice islamiste malienne, ce dont il se défend…
L’autre écueil a trait à la montée de l’influence russe au Sahel après le piteux retrait des forces françaises de trois des cinq pays de la région. Traditionnellement, Alger défend la thèse de « l’Afrique aux Africains » et le départ des ex-colonisateurs ou des nouveaux impérialistes. Cela ne l’empêche pas de s’accommoder de bonnes relations avec les représentants locaux du Pentagone, du Central Command2 ou d’accords tacites avec des officiers français en faveur de l’autonomie de l’Adrar des Iforas au moment de l’accord d’Alger encouragé par les puissances européennes. Et le 29 décembre 2022 le président Tebboune ne cachait plus, publiquement, son hostilité à Wagner : « L’argent que coûte cette présence serait mieux placé et plus utile s’il allait dans le développement au Sahel », confiait-il au Figaro3.
À qui acheter des armes ?
Début septembre, le Haut conseil de sécurité (HCS), où se retrouvent les principaux chefs militaires et civils du régime, s’est réuni à Alger. Comme d’habitude, rien n’est dit sur son ordre du jour, mais les relations avec Moscou y figurent sans aucun doute. L’armée de terre et l’aviation sont équipées exclusivement ou presque de matériels fabriqués en Russie, seule la marine a esquissé une diversification de ses fournisseurs en s’adressant aux chantiers navals italiens ou allemands. Depuis le déclenchement de sa guerre avec l’Ukraine, Moscou a du mal à honorer les commandes étrangères. Faut-il lui donner un prétexte à ralentir encore plus la cadence en incriminant l’ex-groupe Wagner dans la tuerie de Tin Zaouatene ? Le chef d’état-major, le général Saïd Chengriha, peut avancer, à juste titre, que le moment est mal choisi pour mécontenter son principal fournisseur, d’autant qu’aucune relève ne se dessine en dehors d’un hypothétique appel à la lointaine Chine. Le Kremlin fait un (petit) geste et expédie à Alger Aleksandr Mikheyev, directeur général de Rosoboronexport, l’agence chargée des exportations d’armes de Russie vers le reste du monde. On ne sait pas ce qui a été décidé.
Le président Tebboune, tout aux réjouissances de sa réélection sans gloire le 7 septembre à un scrutin que trois électeurs sur quatre ont ignoré, avait publiquement promis aux militaires au cours de sa campagne électorale un nouvel effort financier en faveur de l’Armée nationale populaire (ANP). Après le front de l’ouest marocain rendu pressant par l’alliance entre Rabat et Tel-Aviv, le sort des Touaregs d’Algérie et du Mali sera à coup sûr au premier plan des dossiers chauds du second mandat de M. Tebboune.