Archives algériennes : une mémoire confisquée ?

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Youcef L’Asnami

«Nos archives nationales sont très sensibles et ne sont pas communicables au risque de provoquer le chaos dans le pays».

C’est l’ubuesque et gravissime déclaration de M. Chikhi, conseiller auprès de la Présidence de la République, chargé des Archives nationales et de la mémoire nationale, rapportée récemment par le journal El Watan qui précise « Des propos justifiés, selon Chikhi, puisque sa méthode de travail est sujette depuis un certain temps à une polémique et des tiraillements. «Certains me reprochent de ne pas rendre consultables certaines archives sensibles. J’ai donné des directives pour que les noms des personnes et des lieux soient supprimés des documents en question pour ne pas toucher aux personnes physiques», a-t-il expliqué ».

Des archives qui risquent de provoquer le chaos ? Elles concernent qui et quoi ? Et pourquoi le chaos ? En quoi consiste alors ce travail de mémoire auquel a appelé le Président de la République qui, dans un entretien au journal l’Opinion, publié en juillet 2020, déclarait :

« … L’historien Benjamin Stora a été nommé pour accomplir ce travail mémoriel du côté français. Il est sincère et connaît l’Algérie et son histoire, de la période d’occupation jusqu’à aujourd’hui. Nous allons nommer son homologue algérien dans les 72 heures. Ces deux personnalités travailleront directement sous notre tutelle respective. Nous souhaitons qu’ils accomplissent leur travail dans la vérité, la sérénité et l’apaisement pour régler ces problèmes qui enveniment nos relations politiques, le climat des affaires et la bonne entente ».

En effet, un fil de l’APS du 20 juillet nous informe que « M. Abdelmadjid Tebboune, a annoncé, dimanche, la désignation du conseiller auprès de la Présidence de la République, chargé des Archives nationales et de la mémoire nationale, Abdelmadjid Chikhi, en tant que représentant de l’Algérie pour mener le travail en cours avec l’Etat français sur les dossiers inhérents à la mémoire nationale et à la récupération des archives nationales »

Le 22 mars dernier, dans une émission de la chaine Eljazira,  M. Chikhi déclarait « Je n’ai pas d’évaluation pour le rapport Stora. J’estime que ce rapport est un rapport français demandé par un président français à un citoyen français afin qu’il lui donne un avis sur ce qu’ils nomment ‘la mémoire apaisée’ »

Et enfin, d’après M. Chikhi « il n’a jamais été question d’un rapport algérien, tel que celui remis par Benjamin Stora ».

Faut suivre ! … Kafkaïen tout de même !

Pourquoi ces tergiversations  et ces atermoiements de M. Chikhi ?

Le rapport Stora a longuement été critiqué en Algérie. On lui reproche à juste titre son manque d’objectivité, le fait d’avoir passé sous silence les atrocités liées à la colonisation française et de ne pas avoir préconisé des « excuses » de la France pour les crimes  enregistrés pendant les 132 ans d’occupation.

Beaucoup a été dit sur ce rapport qui ne semble satisfaire que son auteur et peut être le Président Macron qui a tenté un début d’application de certaines de ses recommandations. Même les harkis ont rejeté en bloc son contenu alors qu’il leur fait la part belle puisqu’il préconise de leur faciliter, ainsi qu’à leurs enfants, la circulation entre la France et l’Algérie.


En fait, tant que les plaies de cette guerre ne sont pas cicatrisées, on peut comprendre la difficulté de faire ce travail de mémoire. Beaucoup d’acteurs de cette guerre sont encore vivants. On se souvient tous des dossiers des faux moudjahidines et leurs multiples rebondissements de Boumediene jusqu’à Bouteflika. Et cette écriture ne peut se faire à deux mains. Sauf erreur, on n’a pas vu un seul ouvrage sur la guerre de libération nationale écrit par deux protagonistes algérien et français.

Jusqu’en juin 1999, « la guerre d’Algérie » n’existait  pas officiellement en France. Encore moins la guerre de libération nationale. L’État ne reconnaissait que les «opérations de maintien de l’ordre». On parlait d’ « évènements ». On était presque dans les faits divers. C’est à cette date qu’une proposition de loi sémantique consistant à substituer l’expression «guerre d’Algérie» à celles d’«opérations de maintien de l’ordre en Afrique du Nord» dans tous les textes législatifs et réglementaires a été proposée. Pas pour reconnaitre la réalité de cette guerre, mais pour répondre à des revendications des « anciens combattants » français.

Côté algérien, il y a l’histoire officielle qui fait l’impasse sur des pans entiers de notre Guerre de Libération nationale enseignée dès le primaire à l’école. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, cette histoire officielle a été largement revisitée par des témoignages des acteurs de cette tragédie qui a endeuillé le pays tout entier. Tous les régimes qui se sont succédés au pouvoir depuis l’indépendance et jusqu’à Bouteflika se sont appuyés sur la « légitimité révolutionnaire ». Mais les algériens dans leur ensemble se sont appropriés cette guerre et ont leur propre vision des choses au travers la lecture d’ouvrages écrits par des algériens qu’ils soient historiens ou non, acteurs ou non de la guerre. J’ai été personnellement visité le Centre historique des archives de Vincennes (Paris). Plus de 120 kilomètres linéaires de documents sont mis à la disposition du public gratuitement.  C’est là que j’ai pu dénicher quelques correspondances, rapports, photos et témoignages de notre Guerre de libération nationale.  

Mais on aurait gagné à ce que l’Algérie publie le même  type de rapport mettant en exergue tout ce que l’on reproche au rapport Stora. Parce que nous disposons de témoignages, de chiffres, d’archives qui auraient permis d’établir un certain équilibre. Et cela ne peut se faire sans accès aux archives. M. Chikhi baigne dans ses contradictions à la fois en reprochant aux historiens algériens « de ne pas venir consulter les archives » tout en leur interdisant l’accès à certaines de ces archives pour le risque qu’il a mis en avant.

Ce conseiller n’est pas le seul à faire des déclarations à l’emporte-pièce sans mesurer la gravité de ses propos dans le  contexte très difficile que traverse l’Algérie. De nombreux ministres se sont fait remarqués par leurs clownesques déclarations faisant fi de la raison et de la responsabilité qui est la leur.

En mars dernier, des historiens algériens ont adressé une lettre ouverte au Président de la République, l’exhortant notamment « de mettre fin à toutes les entraves bureaucratiques qui viennent à bout des chercheurs les plus opiniâtres parmi lesquelles :

–         le droit d’accéder au contenu des dossiers communicables en lieu et place des feuillets communiqués un à un aux chercheurs,

–         le droit de reproduire les fonds communicables sous quelque forme que ce soit comme cela a cours dans les différents centres d’archives à travers le monde ».

Aucune suite n’a été donnée à cette lettre !

Et pourtant  la nouvelle constitution algérienne rappelle que «  L’État garantit le respect des symboles de la Révolution, la mémoire des chouhada et la dignité de leurs ayants droit et des moudjahidine ». Mais cette mémoire ne peut être sélective, ni servir de fond de commerce à quelque pouvoir que ce soit. A sa création, le  Front de Libération Nationale, comme son nom l’indique, n’était pas un parti mais une coalition de sensibilités différentes œuvrant pour un objectif commun : l’indépendance du pays et la fin du colonialisme.

L’historien algérien Mohamed El Korso  n’a pas manqué de pointer ce paradoxe « Nous sommes, aujourd’hui, dans une sorte de schizophrénie. On demande aux Français de nous donner des archives qui leur appartiennent et on ferme les portes des archives en Algérie. Ce n’est pas normal ».

Pas normal ? Oui ce n’est pas normal ! Mais qu’est-ce que la normalité ? Une historienne américaine nous l’explique « C’est une fable que les humains se racontent pour se réconforter, quand ils sont confrontés à la preuve que presque tout ce qui les entoure est tout sauf normal ».

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