Ghania Mouffok
Journaliste
A qui appartient le corps d’un algérien mort en détention ?
Quand Mohamed Tamalt a été arrêté devant chez lui, chez lui sous les yeux de sa mère qu’il était venu embrasser, le 27 juin 2016, il s’est immédiatement mis en grève de la faim, le jour même.
Peut-être avait-il compris qu’il était tombé dans un sale piège et qu’il ne lui restait que son corps pour se défendre avant même d’être jugé. Il avait déjà perdu sa liberté de circuler : interdit de quitter le territoire par décision no 04 116, et dépôt de son passeport au niveau du greffe du tribunal à Alger.
Face aux agents du DRS, soi-disant dissous, dans une caserne enfermée comme s’il était devenu une menace pour la sécurité de l’Etat, c’est là qu’il a peut-être compris ce qui se jouait pendant que nous, nous regardions ailleurs, pendant sept mois de violence sur ce corps qui aujourd’hui a été rendu à sa famille sans aucun égard, mais des condoléances des autorités pénitentiaires qui a aucun moment n’ont jugé que ce corps avait droit à la paix, au repos, de la vie à la mort.
Du 27 juin au 11 décembre. C’est dans une couverture de la morgue qu’il a été rendu, sans linceul et sans cercueil, ni même une ambulance. Et, pendant que son frère, son aîné Abdelkader essayait d’avoir des informations, courait dans les couloirs de l’hôpital à Bab El Oued pour savoir si la funeste information donnée par des journalistes était vraie, pendant qu’il courait, « la machine » a continué de fonctionner et a estimé par les pouvoirs qu’elle se donne, qu’elle prend, qu’elle vole par la décision d’un procureur de la république, qu’elle avait encore le droit de pratiquer sur ce corps malmené une autopsie.
Les photos de ce corps sont insupportables. Non pas parce qu’elles fixent la mort d’un homme mais par l’histoire qu’elles racontent. La couverture au niveau de son crâne est encore maculée de sang, et une cicatrice comme celle que l’on fait sur des sacs de blé avec une grosse aiguille monte du bas de son ventre jusqu’au haut de sa poitrine.
A qui appartient le corps d’un algérien mort en détention ?
A qui appartient le corps de Mohamed Tamalt ? Pendant que son frère courait, un médecin légiste lui ouvrait le ventre avant même d’avoir informé sa famille, sans l’ autorisation de ceux qui l’aimaient.
Que cherchait-il et de quel droit ? N’était-il pas mort entre leurs mains ? Et, le communiqué des autorités pénitentiaires ne venait-il pas d’être rendu public, quelques heures avant l’autopsie, comme une auto absolution : nous avons tout fait pour le sauver contre lui même mais nous avons échoué, il est mort, Allah ghaleb, affaire classée.
Selon cette version officielle on apprend, trop tard, que le 1er août le corps de Mohamed Tamalt aurait donné les premiers signes de son épuisement « hypoglycémie ». Il est alors enfermé à la prison d’El Harrach en isolement et en grève de la faim depuis 35 jours. Seul avec pour seule arme son corps alors qu’il pense encore qu’il lui appartient.
Le 20 août, soit 19 jours plus tard, alors qu’il est désormais enfermé à la prison de Koléa, après avoir été condamné à 2 ans de prison ferme, il est « transféré en urgence à l’hôpital de Koléa », pour le curieux diagnostic de « difficultés de concentration ». Sur quoi aurait-il dû se concentrer ? Là, après un «scanner » et des « analyses biologiques », les médecins ne décernent « aucun dysfonctionnement ».
Pourtant le lendemain, le 21 août, il est « évacué au CHU Mohamed Debaghine de Bab El Oued où il est hospitalisé au service de réanimation pour subir une imagerie à résonance magnétique (IRM) qui a mis en évidence un accident vasculaire cérébral (AVC) dû à une hypertension artérielle, nécessitant une intervention en urgence pratiquée par un neurochirurgien. »
Le communiqué précise que « suite à cette intervention, le concerné a été placé sous respiration artificielle et son état s’est amélioré au point de reprendre conscience, de communiquer avec l’équipe médicale et de se remettre à une alimentation normale. »
Puis la version officielle perd la trace « du concerné » jusqu’au 1 er décembre 2016, jour où « les médecins ont décelé une infection pulmonaire et l’ont mis sous traitement, avant d’effectuer le 04/12/2016, un drainage pleural dont un échantillon a été envoyé à l’Institut Pasteur. »
Que s’est-il passé de la fin août au début du mois de décembre ? Soit pendant plus de trois mois, septembre, octobre, novembre. Quel était l’état de conscience de Mohamed Tamalt pendant qu’on le scannait, l’opérait, qu’on lui ouvrait et fermait son corps ? Et sa famille a-t-elle été associée à ces soins, aux décisions médicales prises, a-t-elle eu le droit de communiquer avec le corps médical ? Et quel rôle « La machine » a-t-elle fait tenir dans cette sale affaire au corps médical qui a accepté de soigner Mohamed Tamalt sans informer au moins sa famille de ce dont il souffrait et des gestes mis en œuvre pour tenter de le sauver ?
A qui appartient le corps d’un algérien en détention ? A qui appartient le corps de Mohamed Tamalt ? Lors de son hospitalisation, ajoute le communiqué, « sa famille a pu suivre son état de santé, et la prise en charge médicale qui lui a été réservée (…)»
Faux, s’insurgent ses avocats, maître Sidhoum et maître Mechri ainsi que la famille à travers la voix de sa mère et de son frère. Maître Mechri qui lui a rendu visite le 17 aout 2016 alors qu’il était encore à la prison de Koléa affirme qu’il « était déjà dans un semi-coma, il ne m’a pas reconnu, il voyait mal parce qu’il n’avait pas ses lunettes. »
Trois jours plus tard il était transféré d’abord à l’hôpital de Koléa puis à celui de Bab El Oued et dès lors, impossible de lui rendre visite : « Dès le 25 août, j’ai fait une demande au Parquet Général, puis j’en ai envoyé quatre autres demandes et chaque fois il m’était répondu que notre demande était à l’étude et que nous aurions une réponse après étude de la demande, en tout, nous avons dû faire au moins sept lettres. Cela veut dire qu’il y avait quelque chose à cacher, pendant trois mois il nous a été interdit de le voir, même à l’hôpital il y avait la police, des gardiens devant sa porte. »
Ses avocats ne seront autorisés à le voir que « 20 jours avant son décès », au mois de novembre, maître Sidhoum déclinera la proposition, « je savais qu’après ils utiliseraient cette mesure pour faire croire que les droits de Mohamed Tamalt avaient été respectés». Maître Mechri choisit de se rendre à son chevet : « Il était dans le coma, il avait un tuyau dans sa gorge, il lui ont ouvert la gorge pour qu’il puisse respirer. Comment peuvent-ils dire aujourd’hui qu’il mangeait normalement ? Pour moi, c’est un assassinat masqué. »
Que s’est-il passé à la prison de Koléa ? La question est permise depuis le jour où son frère Abdelkader, après une visite clandestine au chevet de son frère a alerté la presse, les opinions et ses avocats de quelque chose de suspect au niveau de son crâne, « point de suture ? », « blessure ? », « hématome ? », nul ne sait, une plainte a été déposée devant le parquet de Koléa par ses avocats depuis des mois…sans suite à ce jour.
En guise de punition, le frère devra se battre, de rédaction en rédaction, en novembre, en octobre, pour avoir le droit de visite, un droit qu’il n’aura qu’avec parcimonie pendant que les avocats sont interdits d’avoir accès à son dossier médical. Pourquoi ?
Le 11 décembre 2016, Mohamed Tamalt décède, seul, sans personne pour lui tenir la main. Emprisonné jusqu’à la fin. Dépossédé de son corps, son seul recours face à la machine judiciaire et policière qui ne s’est pas contenté de l’emprisonner mais s’est approprié ce corps inconscient comme s’il n’était déjà plus le corps d’un homme revendiquant le droit d’user de sa liberté mais son objet.
Un jouet que l’on ouvre et que l’on ferme en toute liberté que l’on scanne, que l’on ouvre et que l’on ferme, que l’on couture du bas du ventre jusqu’à la poitrine même quand il a cessé de respirer. Et, aujourd’hui il faudrait croire que c’est en toute liberté que ce corps séquestré a choisi de mourir sourd à la sollicitude de « La machine » qui aurait tout fait pour qu’il cesse de mourir.
Accepter cette thèse ce serait faire injure à la mémoire de cet homme de 42 ans qui ne s’est pas battu pour mourir mais pour vivre en homme libre d’écrire… y compris des conneries et sa fin de solitaire témoigne d’un courage qui force le respect et nous met tous face à notre lâcheté, celle d’hier et celle d’aujourd’hui.
II/ A qui appartient le corps d’un algérien happé par « La machine » à broyer les grandes gueules ?
La mort de Mohamed Tamalt n’est ni un accident, ni même une bavure, elle est inscrite dans le champs des possibles chaque fois que « La machine » à broyer les grandes gueules comme la sienne est mise en marche. «
La machine » n’a rien de très sophistiqué, sa seule force est d’avoir des droits infinis et indéfinis qu’elle affirme appliqués en vertu de la loi en toute justice, une justice rendue au nom du peuple et en public. Pour Mohamed Tamalt, 42 ans à peine, elle s’est mise en branle le jour même de son arrestation, le 27 juillet.
Le jour où, arrêté, il est conduit comme un soldat dans une caserne de la police militaire, alors qu’il est journaliste et que personne ne l’accuse d’avoir porté atteinte à la sécurité intérieure. Il est juste accusé d’offense à presque tout l’appareil d’état, depuis leur mère jusqu’à leur fille.
Des offensés dont il a eu le courage de citer les noms et les fonctions mais qui jamais ne seront mêlés à cette affaire avec leurs corps et leurs os, laissant le soin à « La machine » de faire payer l’offense, jamais ils ne déposent plainte, jamais ils ne se constituent en partie civile, laissant au procureur au nom de l’ordre public de traduire en justice l’accusé, leur temps à eux est précieux ainsi que leur honneur, le temps des autres leur appartient.
Dans cette caserne Mohamed Tamalt est interrogé, il y passe la nuit déjà affamé. Le premier bras de « La machine », l’appareil policier a fait son travail qui consiste à mettre le cadre dans lequel sera désormais autorisé à se mouvoir son corps.
L’officier de la police militaire connaît son travail et rédige son rapport dans lequel il propose comme première mesure de lui interdire de quitter le territoire national, de lui confisquer son passeport algérien, et le met de fait en détention provisoire. Son passeport britannique ne lui sera d’aucun secours si tant est que les autorités anglaises l’aient jamais considéré comme un compatriote.
Dés le lendemain, le 28 juin, c’est au second bras de « La machine » de se mettre en mouvement : l’appareil judiciaire. Mohamed Tamalt comparait devant le procureur de la justice civile qui, informé par le rapport de l’officier de police militaire, ordonne sans surprise l’interdiction de sortie du territoire et son passeport est déposé au greffe du tribunal, et sans surprise maintient la détention provisoire. Mohamed Tamalt est enfermé à la prison d’El Harrach.
L’appareil militaro-policier a fixé le cadre, l’appareil judiciaire vient de le sceller, tout baigne dans l’huile. Deuxième jour de la grève de la faim. Une semaine plus tard, la première audience s’ouvre devant le tribunal de Sidi M’hamed, tout est en place, les robes noires et la balance de la justice, le drapeau, le public, le procureur, le greffier et madame le juge.
La séance est ouverte. Mohamed Tamalt est poursuivi pour atteinte à la personne du président et offense à corps constitué en vertu des articles 146 et 143 du code pénal. La défense est nombreuse, avec à sa tête maître Amine Sidhoum et maître Mechri, dans un tel cadre elle a choisi comme stratégie de défense de ne pas aller sur le fond, les écrits du prévenu étant jugés difficiles à défendre de l’avis de tous, Alger n’est pas Londres, mais de mettre en lumière la procédure pénale et de ses vices.
Premier vice de forme : selon le code de procédure pénale, (art 51) la détention provisoire est possible dès lors que le crime ou le délit pour lequel est poursuivi le prévenu est passible d’une « peine privative de liberté ». Or, ce n’est pas le cas, la peine maximale que risque alors Mohamed Tamalt est une amende. En conséquence, en concluent ses avocats, c’est en homme libre qu’il doit comparaître devant le tribunal et de demander sa libération avant qu’il ne soit jugé. Malheureusement, explique madame le juge : « Je n’ai pas de texte de loi qui me permet de le libérer ».
En effet, « La Constitution algérienne, modifiée en février 2016, interdit la détention arbitraire et insiste sur le caractère exceptionnel de la détention provisoire. Cependant, elle ne garantit pas l’accès à des voies de recours utiles pour contester devant un tribunal le bien-fondé de la détention et accorder une remise en liberté si elle est jugée illégale », note avec justesse Amnesty International qui suit de près le procès, en vain.
En clair, même si la loi n’est pas respectée, aucun recours ne permet de déjuger une injustice. Une omission bien utile pour rendre justice dans le cadre fixé et scellé par « La machine ».
« Vous n’aviez pas non plus de texte de loi, lui répond Maître Sidhoum, pour l’emprisonner. On ne peut pas cautionner ce genre de violations. » La défense se retire. L’audience est renvoyée au 11 juillet, une semaine à peine. Mohamed Tamalt en est à son 15 jour de grève de la faim.
Le jour même du jugement, se souvient Amine Sidhoum, le tribunal requalifie les faits, retire l’art 144 bis et le remplace par l’art 144 qui lui prévoit une peine de prison maximale de deux ans. D’une pierre deux coups, Mohamed Tamalt risque désormais de perdre sa liberté et le premier vice de procédure est évacué des débats.
Mais il y a un autre vice et celui là il est énorme. Tellement énorme qu’aucune justice au monde qui se respecte ne peut refuser de le voir, « La machine » va le faire. Dès l’ouverture de la séance il est brandi par la défense : sur tous les documents de la police judiciaire transmis au procureur de la république on retrouve le cachet du DRS, avec signature de l’officier de police judiciaire et tampon.
Or le service de police judiciaire du DRS a été dissous par décret présidentiel publié au JO en septembre 2013 et nous sommes en 2016. Les documents ne sont pas secrets, ils sont publics, « c’est un mystère », n’en revient toujours pas la défense de Mohamed Tamalt.
Dans n’importe quel pays qui se respecte un vice de forme aussi grossier aurait dû entraîner, si ce n’est la fin des poursuites, au moins un autre procès. Comment peut-on juger un homme sur la base de rapport d’un service de police judiciaire fut-il militaire qui n’existe plus ??
Si la loi n’est pas une digue à l’arbitraire qui pourra défendre Mohamed Tamalt ? Ses avocats se résignent à plaider. Mohamed Tamalt refuse pourtant de se soumettre à ses écrits qu’il défend face à ses juges il ne changera pas une virgule. Verdict sans surprise : deux ans de prison ferme, peine maximale, confirmé en appel. Jamais « La machine » ne se trompe.
Quand au pourvoi en cassation déposé le 17 août il est désormais sans corps. A Amine Sidhoum, il avait confié à la prison d’El Harrach, après le premier renvoi : « Je n’arrêterai pas cette grève de la faim même si je meurs, je resterai sur leur conscience toute leur vie. »
Mais ne le savait-il pas ? Mohamed Tamalt n’avait pas en face de lui des consciences avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que lui, il avait en face de lui « La machine ». « La machine » qui, quand elle se met en marche, met en mouvement tous les appareils à sa disposition qui sont dressés avec une précision d’horloge pour exécuter le travail à travers des fonctionnaires sans illusions qui savent avec exactitude ce que l’on attend d’eux… quoiqu’il arrive quitte à transformer un hôpital en annexe de prison.
Sa mission n’est pas de rendre la justice mais de la faire pour défendre une caste minuscule qui se donne le droit de vie et de mort sur la bagatelle de quelques dizaines de millions d’Algériens tous suspects de comploter contre leur pays l’Algérie, un pays qu’elle s’est asservie, tels des janissaires de passage. Le plus souvent « La machine » se contente de voler le temps des autres, mais parfois, parce qu’elle n’est pas conçue pour reculer, presque par inadvertance elle broie, elle vole la vie d’un seul et c’est alors qu’elle apparaît : monstrueuse. Sous ses dehors anodins, normaux, familiers au point de devenir invisibles, en avalant la vie d’un seul elle se révèle alors dans l’horreur de ce qu’elle représente, le pouvoir absolu. Totalement irresponsable.
« La machine » porte un nom : dictature. Et Mohamed Tamalt n’était pas un prisonnier de droit commun mais un prisonnier politique auquel la Dictature n’a reconnu aucun droit même pas celui de disposer de son corps. Sa seule arme avec laquelle il espérait la combattre si ce n’est la vaincre et qu’elle s’est contenté, derrière les murs du silence de retourner contre lui. Si un jour il devait y avoir une enquête ce sera celle que nous ferons…ou ne ferons pas.
Ghania Mouffok.
salem
je vous remercie Mme pour cet article relatant la tragique fin d’un journaliste pris entre les griffes de ce système aux pratiques staliniennes.
Il me semble que le président Bouteflika avait-quelques jours auparavant-postulé pour le prix Nobel de la Paix.
K Seddiki.