Kaïs Saïed, le candidat tunisien qui cultive la différence

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Alors que les élections législatives se déroulent le dimanche 6 octobre, le second tour du scrutin présidentiel aura lieu le 13 octobre prochain. La victoire au premier tour de deux figures extérieures au monde politique a pris les Tunisiens par surprise. Le maintien en prison de l’un d’eux, Nabil Karoui, crée un imbroglio juridique, tandis que le président par intérim doit quitter ses fonctions le 24 octobre, son intérim ne pouvant excéder 90 jours. Dans ces conditions, arrivé en tête avec 18,4 % des suffrages, Kaïs Saïed reste le favori.

Sociétés > Politiques > Khadija Mohsen-Finan > 6 octobre 2019
orientxxi.info

Tunis, 10 septembre 2019. — Kaïs Saïed en campagne Fethi Belaid/AFP

Kaïs Saïed était pratiquement inconnu avant qu’il ne se présente à l’élection présidentielle de 2019. Les Tunisiens se souviennent du constitutionnaliste quelquefois présent sur les plateaux de télévision pour expliquer des points de droit relatif à la Constitution de 2014. Ils se souviennent surtout de cet homme au visage d’argile qui parle de manière ennuyeuse dans un arabe littéraire jamais employé à l’oral dans les conversations courantes. Sa rigidité physique est à l’image de sa rigidité mentale qui ne lui confère ni charisme ni sympathie, si bien que lorsque les deux instituts de sondage l’ont placé en tête au cours de cet été 2019, les élites modernistes n’ont pas pris au sérieux le succès potentiel de cet expert froid et inexpressif. Cette insouciance d’une grande partie des élites était confortée par le fait que l’homme ne se donnait aucunement les moyens nécessaires à une campagne électorale forte et visible. Il se contente de cultiver sa différence par rapport à ses concurrents en mettant en avant son refus du système politique et des méthodes habituellement mises en œuvre. Il réfute même l’idée de mener une campagne électorale.

Une démarche pédagogique

Le professeur d’université déclare conduire une campagne « explicative », se voulant davantage pédagogue qu’acteur politique, même s’il dit aspirer à être « fédérateur » au moment où il pense que le pays s’engage dans une nouvelle étape de son histoire. Cette nouvelle page de l’histoire, Saïed dit la découvrir au lendemain du départ de Zine El-Abidine Ben Ali, lorsque le citoyen tunisien s’était réconcilié avec l’espace public, prenant part à la vie de la cité. C’est donc avec nostalgie que le candidat Saïed évoque le moment révolutionnaire et replace le citoyen dans ce nouveau cycle de l’histoire. Son engagement dans cette élection, il le présente comme une mission ou une responsabilité.

Ridha El-Mekki, dit « Ridha Lénine », un ancien militant de la gauche radicale (Wataj) qui est à la fois son conseiller et le concepteur de sa campagne atypique assure que le projet politique de Saïed a pris forme il y a huit ans. Saïed fait en effet partie des Tunisiens qui ont pris goût à la vie politique du pays à la révolution, pensant qu’un renouvellement de la scène et des pratiques politiques était possible, notamment par la mise en place d’une sorte de démocratie directe. Pour eux, les deux premiers gouvernements de Mohamed Ghannouchi, l’ancien premier ministre de Ben Ali n’incarnaient en rien la rupture avec l’ancien régime. Ghannouchi qui a été dix années durant l’exécutant de Ben Ali ne pouvait représenter l’esprit de la révolution. Le front du refus est composé d’acteurs de la gauche et de nationalistes arabes qui obtiennent le renvoi des deux premiers gouvernements de l’ère post-Ben Ali, tandis que leurs revendications portent également sur la dissolution des institutions héritées de l’ancien régime et l’élection d’une Assemblée constituante.

Pour eux, l’arrivée de Béji Caïd Essebssi en mars 2011 pour former le troisième gouvernement a fondamentalement changé la donne. Le bourguibien se présente en homme de synthèse entre le passé politique du pays et un présent marqué par la révolution, s’inscrivant ainsi dans une continuité que rejettent radicalement les partisans de la rupture. Il commence son travail de sape de cet élan de renouvellement de la scène politique porté par des acteurs majoritairement jeunes qui, au nom de la révolution, exigent la rupture avec le passé politique.

Remobilisation d’une jeunesse frustrée

Huit ans après la révolution, ces jeunes se sentent trahis et dépossédés d’une révolution à laquelle ils ont pris part en devenant les véritables instigateurs du changement en politique. Ils considèrent que la révolution a été déviée au nom d’intérêts personnels et ce sont eux qui constituent l’électorat de Kaïs Saïed en 2019. En effet, 37 % des 18-25 ans ont voté pour lui.

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Selon les instituts de sondage, ce sont des jeunes plutôt instruits, dont de nombreux diplômés chômeurs qui se mettent au service de Kaïs Saïed. Celui-ci leur promet une refondation totale de la vie et de la représentation politiques. Son projet, suffisamment large et flou pour attirer des jeunes de sensibilités différentes, devrait être bâti avec eux, et sur les ruines de l’action politique conduite depuis 2011. Sans outil partisan, il s’appuie donc sur ces jeunes pour se lancer dans l’élection présidentielle, négligeant totalement les élections législatives qui doivent se tenir dans la foulée du scrutin présidentiel.

En dehors du temps

Si le candidat réussit à les séduire, c’est davantage par son style que par son programme. Ils voient en lui un homme intègre et sincère qui manifeste un grand désintérêt pour les avantages matériels qui accompagnent traditionnellement la fonction de chef d’État, allant jusqu’à affirmer qu’il ne s’installera pas dans le palais présidentiel de Carthage. Son rejet du système politique a probablement retenu l’attention de ces jeunes qui avaient plutôt déserté les bureaux de vote depuis huit ans. La force de ce candidat va alors reposer sur eux et c’est avec eux et pour eux qu’il mène une campagne pour le moins originale. Inutile de dénigrer son concurrent, de revenir sur le bilan des différents gouvernements, ou de débattre de son projet. L’homme s’enferme avec ses troupes dans une sorte de bulle qui les place en dehors du temps et de l’environnement politique.

À ses adeptes, grands utilisateurs des réseaux sociaux, Saïed adresse un message simple : les formations politiques traditionnelles n’ont pas su répondre aux attentes de la jeunesse en matière de travail, de liberté et de dignité. La simplicité de ce message qui nous replace dans le contexte de 2011 capte l’attention de jeunes de sensibilités différentes, que ce soit la gauche, le nationalisme arabe ou encore les islamistes. Mais son constat sans appel qui invite à reconfigurer le jeu politique séduit également les extrêmes comme les éléments qui sont issus des ligues de protection de la révolution. D’où une base composite qui ne renseigne pas sur les convictions réelles du candidat Saïed et inquiète un peu plus les « modernistes ».

En dehors de cette famille politique très éclatée, l’indépendance affichée du candidat, sa critique acerbe des élites en place et sa capacité prouvée à faire campagne sans argent plaisent incontestablement à de très nombreux Tunisiens d’obédiences diverses. En témoignent les ralliements à l’issue du second tour, comme celui d’Ennahda ou d’autres candidats islamistes proches de cette sensibilité, mais aussi des éléments de la gauche ou encore des nationalistes arabes (Safi Saïd, Lotfi Mraïhi, Mohamed Abbou, Seifeddine Makhlouf, Moncef Marzouki). Autant dire qu’en dehors des destouriens et des modernistes, les différents candidats n’éprouvent pas de difficulté majeure à rejoindre Kaïs Saïed et à le faire savoir.

S’ils affichent leur distance d’un Kaïs Saïed appuyé par Ennahda, les destouriens et les modernistes (Abir Moussi, Mohsen Marzouk, Abdelhamid Zbidi, Youssef Chahed) ont plus de mal quant à eux à déclarer ouvertement leur ralliement à un Nabil Karoui emprisonné pour corruption et blanchiment d’argent.

Un mandat « soumis au retrait »

Saïed aura certainement des difficultés à traduire en politique les attentes de tous ceux qui se rangent derrière lui et qui lui seront d’autant plus utiles au sein du Parlement qu’il n’a pas de parti politique. L’absence de précision dans la formulation de ce qu’il appelle « un projet et non un programme » s’explique peut-être par cet obstacle, même si le candidat entend mettre ce flou délibérément cultivé sur le compte de la singularité de sa campagne.

En effet, alors que son programme était très attendu, Saïed répond négligemment que celui-ci n’est pas réellement défini et qu’il le construira avec le peuple. En réalité, il pourrait aisément se résumer en une remise en question du système politique doublé d’une nécessité de repenser la Constitution de 2014. Faute de programme, Saïed propose une nouvelle manière de faire de la politique. Il renoue ainsi avec 2011, lorsque les jeunes s’étaient montrés inventifs en se débarrassant notamment des tutelles qui avaient, par le passé, conduit à la personnalisation du pouvoir. Son offre ressemble fortement à celle de la société civile lorsqu’elle avait gagné une autonomie, en 2011 et qu’elle s’exprimait non pas pour énoncer un projet alternatif, mais seulement pour dire son rejet de la classe politique et du mode de gouvernance.

Comme en 2011, il ne s’agit pas pour Kaïs Saïed de coopter l’opposition, mais, comme il l’a exprimé clairement, de ne pas fermer la porte à ceux qui rejoignent son camp. Il ne s’agit en aucune manière de négocier un quelconque ralliement et de promettre des contreparties politiques pour prendre part à la réorganisation profonde du pouvoir qu’il propose. Selon sa conception, le pouvoir devrait partir du local pour aller vers le central, en passant par le régional. Chaque délégation devrait être dotée de conseils locaux dont les membres seraient élus selon un mode de scrutin uninominal. Les candidats seraient parrainés par des électeurs dont la composition serait paritaire et dont le quart serait réservé aux moins de 35 ans. Une fois élu, le représentant n’aurait pas carte blanche, mais devrait appliquer une sorte de feuille de route préalablement établie. Les projets seraient élaborés dans le cadre d’ateliers permettant aux conseils locaux de préparer un plan économique, social et culturel. Le principe de représentation est également révisé, puisqu’il est possible de retirer la confiance à l’élu selon le principe du « mandat soumis au retrait ».

Si cette nouvelle méthode politique permet de rompre avec le régime actuel, le projet de Saïed reste très vague, et nécessite une majorité à l’Assemblée pour être mis en application. Il ne permet pas de lire ses intentions sur des dossiers clés comme la relance de l’économie, l’amélioration du niveau de vie des Tunisiens et les grands chantiers de politiques publiques. Il reste également muet sur les secteurs à redresser identifiés par les Tunisiens, comme l’enseignement, la santé publique ou encore les transports, sans oublier la réforme de la justice et la remise à l’ordre du jour de la justice transitionnelle.

Mais pour l’heure, ce qui inquiète beaucoup des Tunisiens, ce sont bel et bien les convictions de Kaïs Saïed sur des questions sociétales, que ce soit la peine de mort, la dépénalisation de l’homosexualité, l’égalité entre les deux sexes devant l’héritage ou l’universalité des droits humains. Saïed exprime ouvertement son conservatisme sur ces dossiers, expliquant dans la langue qui est la sienne que l’identité des peuples et leurs cultures sont à placer au-dessus des valeurs universelles.

Khadija Mohsen-Finan Politologue, enseignante (université de Paris 1) et chercheuse associée au laboratoire Sirice (Identités, relations internationales

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