Les États-Unis et Israël piétinent les Palestiniens et la Palestine

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La scène est symbolique : le président américain Donald Trump dévoilant son « plan du siècle » en présence du seul premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et en l’absence des principaux intéressés, les Palestiniens. Il est vrai que le plan bafoue leurs droits les plus élémentaires, pourtant internationalement reconnus.

ISRAËL/PALESTINE > POLITIQUES > SYLVAIN CYPEL > 30 JANVIER 2020

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Abou Dis, la future « capitale palestinienne » près de Jérusalem dans le « plan de paix » de Donald TrumpEmmanuel Dunand/AFP

La révélation par le président américain Donald Trump, mardi 28 janvier, de « l’accord du siècle » censé amener Israéliens et Palestiniens à une « paix globale » n’a surpris personne. Son contenu avait été progressivement révélé dans ses grandes lignes, comme l’avait fait Jared Kushner, le gendre de Donald Trump et principal rédacteur de ce plan avec l’ambassadeur israélien à Washington, Ron Derner, lors d’un colloque à Bahreïn en juin 2019. Ainsi que l’a noté Haaretz, cet accord « est rédigé de manière à ce que les Palestiniens le rejettent. Et peut-être était-ce là tout le plan »1.

La lecture de la presse populaire et l’écoute des radios israéliennes, mercredi, montraient une société israélienne connaissant un moment d’euphorie générale, accompagné d’un sentiment d’hyperpuissance et d’impunité, comme elle n’en avait peut-être plus connu depuis la victoire militaire de juin 1967 et la conquête des territoires palestiniens, égyptiens et syriens. Avec Trump, le droit international est remisé au rang des vieilleries désuètes, et c’est pour cela que les Israéliens l’aiment tant.

Ce plan survient après deux années d’absence totale de communication entre la Maison-Blanche et le gouvernement israélien d’un côté, et de l’autre l’Autorité palestinienne (AP), supposée représenter son troisième signataire. D’ailleurs, avant sa divulgation, Trump, sans surprise, a invité à Washington seulement Benyamin Nétanyahou et son concurrent sur la scène intérieure israélienne, le chef de l’opposition (le général) Benny Gantz.

WHO CARES ?

Les Palestiniens, eux, n’ont eu aucune voix au chapitre. Le moment venu, on leur demandera de se prononcer sur ce plan israélo-américain. S’ils l’acceptent, tant mieux. S’ils le récusent, c’est mieux encore, car ils en payeront le prix. Who cares ? Comme l’a écrit Michael Koplow, le président d’un think tank juif progressiste américain, l’Israel Policy Forum, « Le plan Trump est un théâtre de l’absurde ». Tout le processus a été conduit depuis le départ comme une coopération américano-israélienne visant à imposer aux Palestiniens un diktat concocté hors d’eux, contre eux.

Sans équivoque, le contenu du plan répond à toutes les attentes du camp colonial israélien. Pas la moindre des quelque 230 colonies en territoire occupé démantelée. Pas de réel État palestinien en vue, un territoire divisé en huit régions coupées les unes des autres en Cisjordanie (rien n’est prévu pour l’avenir territorial de Gaza, hors l’octroi dans le désert du Negev de deux mini-zones de développement industriel et agraire), le tout formant des mini-bantoustans autour des principales villes, selon le dessein (et le dessin) des autorités israéliennes, etc. Tout dans ce plan répond aux seules ambitions d’Israël. Pour ne pas gêner la « continuité territoriale » israélienne, des ponts et des tunnels seraient construits (sous contrôle israélien, sans doute) pour connecter ces bantoustans. Enfin, l’essentiel aux yeux des Israéliens a été acquis : le plan avalise la possibilité d’annexer immédiatement la vallée du Jourdain dans sa totalité et d’autres parties de la Cisjordanie situées autour des grands blocs de colonies. Ces annexions apparaissent déjà sur les cartes fournies par l’administration Trump.

« Un futur Etat de Palestine »Peace to Prosperity:A Vision To Improve the Lives of the Israeli and Palestinian People, p. 45

Au total, Israël s’accapare 35 à 38 % de la Cisjordanie. L’« accord du siècle » offre généreusement aux Palestiniens une Cisjordanie morcelée et rabougrie sur 15 % de la surface originelle de la Palestine. Les détails de ce plan sont négociables durant quatre ans, mais pas ses lignes directrices. Si les Palestiniens refusent — ils l’ont déjà fait —, ces annexions seront rendues encore plus aisées pour Israël. Nétanyahou s’y est plusieurs fois engagé. Benny Gantz, son adversaire, soutient l’idée avec enthousiasme. Et ces annexions jouissent d’un vaste soutien dans la population juive israélienne.

UNE COLONISATION DÉSORMAIS LÉGALE

Dans ce plan, Jérusalem reste évidemment la capitale du seul État d’Israël, les Palestiniens devant se contenter d’une capitale « dans sa proximité ». Quant à l’avenir des réfugiés, un dispositif de « compensations » serait mis en place, sans autre précision, et sans que le retour d’aucun d’entre eux ne soit autorisé, pas même dans les territoires palestiniens actuellement occupés, où Israël préservera sa domination unilatérale sur les enjeux « sécuritaires ».

Pour contrepartie à tous ces cadeaux trumpiens, Israël devrait à terme démanteler ses « colonies illégales ». Pour mémoire, une loi du parlement avait avalisé en février 2017 la « légalisation » de la quasi-totalité des colonies dites « sauvages » ou « illégales », vu qu’elles avaient été érigées « de bonne foi »… Par ailleurs, si jamais les Palestiniens acceptaient le plan, Israël devrait s’engager à ne pas construire durant les quatre années de transition des colonies sur le territoire qui leur est attribué, étant entendu que le territoire annexé par Israël sera ouvert au développement d’une colonisation désormais « légale » aux yeux de Washington.

ADHÉSION À L’ORGANISATION SIONISTE MONDIALE ?

Israël a dû enfin accepter que les Palestiniens puissent nommer leur territoire démilitarisé, aux frontières internes et extérieures contrôlées par Israël et sans diplomatie autonome, « État de Palestine » (le plan se veut conforme à une « solution réaliste à deux États »). La configuration de l’État proposé par Trump correspond exactement à ce que les Israéliens nomment depuis longtemps « moins qu’un État ». Sans surprise, cette déclaration d’indépendance palestinienne serait cependant soumise au bon vouloir d’Israël. Il est stipulé que l’Autorité palestinienne devra entre temps s’être occupée de la question du Hamas, afin de démontrer son « rejet clair du terrorisme ». À défaut, l’État croupion qui lui est proposé ne saurait avoir de réalité.

Nétanyahou, pour confirmer que cet État ne verra jamais le jour, a ajouté que l’AP devrait aussi reconnaitre Israël comme État juif. Si elle accédait à cette requête, on imagine qu’Israël exigerait en plus que l’AP dépose une demande d’adhésion à l’Organisation sioniste mondiale…

Pour rééquilibrer ce plan mirifique, une alléchante paix économique est offerte aux Palestiniens selon les termes de tout temps préférés de Nétanyahou. S’ils acceptent le diktat américano-israélien, ils bénéficieront en effet d’une aide financière de 50 milliards de dollars (45,48 milliards d’euros) sur dix ans, destinée à soutenir « les économies des Palestiniens et des États arabes environnants », incluant 5 milliards de dollars (4,54 milliards d’euros) pour créer un « corridor » reliant la Cisjordanie à Gaza. Cette manne est supposée compenser ce que les Palestiniens perdent en revendications nationales.

En Israël, un débat s’est engagé depuis plusieurs semaines sur les modalités de l’annexion des nouveaux territoires octroyés par Trump. Nétanyahou le fera-t-il avant les élections du 2 mars ou pas ? Lui le souhaite, tant il croit qu’un tel geste lui serait formidablement utile au plan électoral, au vu de l’euphorie qui a envahi le pays. Et s’il le fait, cette annexion dépassera-t-elle la seule vallée du Jourdain, une zone aride faiblement peuplée (53 000 Palestiniens, 8 000 colons israéliens) mais jugée « stratégique » et qui représente 22,3 % du territoire de la Cisjordanie ?

LES INQUIÉTUDES DE LA JORDANIE

Son adversaire Gantz s’y est depuis longtemps déclaré favorable. Mais le roi Abdallah de Jordanie est très inquiet des conséquences qu’aurait un tel acte sur la stabilité de sa monarchie, dont la population est d’origine palestinienne à plus de 45 %. Il a déjà menacé de rompre, en cas d’annexion, l’accord de paix avec « l’État juif »2. Et l’armée israélienne craindrait les suites potentielles en Jordanie d’une annexion de la vallée du Jourdain. De plus, Gantz, qui a qualifié Trump de « véritable ami » d’Israël et loué son plan, s’oppose à ce qu’une annexion de la vallée du Jourdain soit menée avant les élections du 2 mars. Mais il a déjà promis qu’une fois premier ministre il « lancerait dès le lendemain sa mise en œuvre ». Tout est dit de l’état de la scène politique israélienne, où les deux protagonistes se battent pour savoir lequel sera le bénéficiaire des futures annexions.

On notera, au passage, un fait souvent oublié. Que faut-il entendre par annexion ? Les cas de Jérusalem et du Golan offrent des précédents éclairants sur ce qui adviendrait si Israël annexait de nouvelles parties de la Cisjordanie. Israël a annexé Jérusalem-Est dès le lendemain de la guerre de juin 1967 et a formalisé cette annexion par un vote du Parlement le 30 juillet 1980, qui l’inscrit dans les « lois fondamentales » de l’État, qui ont valeur constitutionnelle. De facto, depuis 40 ans, les Palestiniens vivant dans la part « annexée » de Jérusalem et qui représentent aujourd’hui 40 % de la population de la ville, quoique résidant juridiquement en Israël, quoique soumis à la loi israélienne et payant leurs impôts à l’État d’Israël, n’ont jamais été invités à voter pour le Parlement israélien.

Il en va de même sur le plateau du Golan. Lorsqu’Israël annexe, il annexe la terre et la pierre (qui deviennent « juifs »), mais pas les humains qui les habitent, lesquels restent, eux, dénués de tout droit politique. Nous sommes au 21e siècle… Ces annexions ont au moins le mérite de la clarté : elles inscrivent dans le droit la ségrégation entre les ressortissants de la puissance « annexante » et ceux des annexés.

CULTIVER L’ÉLECTORAT ÉVANGÉLISTE

La semaine dernière, Trump s’était voulu confiant. Les Palestiniens ? « Ils réagiront peut-être négativement dans un premier temps, mais en fait [ce plan] est très positif pour eux »3. Trump, comme il imagine les pressions américaines en mesure de forcer l’Iran à renégocier un accord sur le nucléaire militaire, entend amener les Palestiniens à accepter son plan sous la pression. Et de toute façon, ce plan est bien plus destiné à cultiver son électorat évangéliste qu’à solutionner le conflit israélo-palestinien. Jusqu’ici, l’Autorité palestinienne n’a montré aucune disposition à capituler. Mais Trump ne désarme pas : dans un deuxième temps, qui sait ?

En Palestine, cependant, ce plan est perçu comme la dernière vis qui referme le couvercle sur le cercueil de feu les accords d’Oslo (août 1993), qui, au moins en paroles, et sans se référer à un futur État palestinien, promouvaient les « droits légitimes et politiques mutuels » des deux peuples et entendaient instaurer entre eux « une paix juste, durable et globale ainsi qu’une réconciliation historique ». Avec Trump et Nétanyahou, plus de faux semblants : leur « accord du siècle » n’offre aux Palestiniens qu’un plat de lentilles. Et s’ils le refusent, ce sera au pain sec et à l’eau.

LA SITUATION LA PLUS DIFFICILE DEPUIS 1939

Dès lors, sans voir exactement quel avenir s’ouvre devant eux, un nombre croissant de Palestiniens cessent de croire en la viabilité d’une « solution à deux États » qui permettrait l’existence d’un État de Palestine viable. La « solution réaliste à deux États » de Trump, perçue par la totalité des Palestiniens comme une insulte, place l’AP, dont le pouvoir réel est déjà quasi inexistant, en position définitivement impossible. Elle ne dispose d’aucun moyen pour résister à la politique israélienne qui, chaque jour, exproprie des terres, déplace des habitants, les maintient sous la férule d’une occupation militaire. La seule question de fond qui se pose est : quelle sera la ligne politique qui émergera de la société palestinienne, une fois son expression publique historique, l’OLP, vidée de son contenu, et son idée maitresse, la « solution à deux États », définitivement enterrée ? Spéculer sur cet avenir est sans grand objet. Mais il est certain que les Palestiniens se retrouvent dans la situation politique la plus difficile depuis 1939, après l’écrasement de leur grande révolte contre l’occupant britannique.

L’IMPOSSIBLE DISSOLUTION DE L’AUTORITÉ

En attendant, quelle peut être l’action de l’AP ? Son porte-parole Nabil Abou Roudeineh a suggéré que si le plan ne répond à aucune des revendications fondamentales des Palestiniens quant à leurs « droits légitimes, nous demanderons à Israël d’assumer ses pleines responsabilités de puissance occupante »4. Est-ce à dire que l’Autorité palestinienne irait jusqu’à annoncer sa dissolution, obligeant les Israéliens à récupérer la gestion des affaires palestiniennes civiles, comme ce fut le cas entre 1967 et 1994 ?

Dissoudre l’AP placerait sans conteste Israël en position très difficile. Mais elle poserait aussi d’énormes problèmes aux Palestiniens. Car l’existence de cette Autorité légitime les soutiens financiers internationaux qui permettent de financer les salaires de centaines de milliers de fonctionnaires palestiniens (enseignants, personnels hospitaliers, etc.), mais aussi les pensions des familles des « martyrs », ces victimes de la lutte contre Israël. « Je ne crois pas que cela advienne. Ce serait une erreur, une folie politique », juge Leila Shahid, l’ancienne ambassadrice palestinienne auprès de la France puis de l’Union européenne. En revanche, poursuit-elle, « la vraie menace exprimée par Abou Roudeineh est celle d’une annulation de la coopération sécuritaire des organes palestiniens avec les forces israéliennes ». Cette annulation, les instances de l’OLP l’ont déjà votée à plusieurs reprises. Et la population palestinienne la demande depuis longtemps. Pour Abbas, dernier survivant des fondateurs du Fatah, vieux, malade et impopulaire, mettre fin à cette coopération serait un baroud d’honneur, son « ultime munition », dit Leila Shahid.

Mais Abbas a toujours refusé de la signer. Motif : le coût serait très élevé pour les Palestiniens, qui se verraient certainement imposer des restrictions beaucoup plus draconiennes encore que celles qu’ils connaissent déjà, en particulier pour leurs déplacements — dirigeants inclus. « Abbas ne pourrait plus sortir de son bureau », disent les Palestiniens. Quant à Trump, il mettrait certainement fin aux derniers maigres financements américains dont bénéficient encore les Palestiniens, et ferait pression sur l’Union européenne pour qu’elle fasse de même. Mais le coût d’une telle décision ne serait pas négligeable pour l’armée israélienne, dont les chefs savent combien la coopération avec les forces de sécurité palestiniennes, du moins en Cisjordanie, leur a été utile.

LIGUE ARABE, IL NE SE PASSERA RIEN

Cela dit, un haut responsable palestinien, sous couvert d’anonymat, ne croit pas du tout à la menace de rupture de la coopération sécuritaire d’avec les forces israéliennes. Cette coopération, dit-il, ne sert pas qu’à lutter contre le terrorisme islamiste, mais aussi à protéger l’AP contre sa population qui la méprise. « Les dirigeants palestiniens vivent autant dans la peur de l’hostilité de leur propre population que dans celle des Israéliens », dit-il. De ce point de vue, la poursuite de la coopération sécuritaire avec Israël constitue aussi une protection pour eux-mêmes. Car, ajoute-t-il, le « plan de paix » de Trump a pour première conséquence de renforcer parmi les Palestiniens le camp qui a été de tout temps méfiant vis-à-vis de la voie diplomatique. Trump, dit-il «  offre un boulevard au Hamas ». Pour l’immédiat, la vision de ce dirigeant est d’un pessimisme noir. « L’Autorité palestinienne appellera à la convocation d’une réunion d’urgence de la Ligue arabe, qui se réunira et publiera un communiqué outragé. Et puis… et puis rien. On passera à l’ordre du jour. »

En revanche, pour l’avenir, il veut croire qu’un nouveau mouvement émergera, et peut-être plus tôt qu’on ne le pense, au sein de la population palestinienne, qui posera aux Israéliens une question identitaire beaucoup plus existentielle que toutes celles qui ont jusqu’ici alimenté leurs frayeurs : la revendication à l’égalité des droits. Dans un pays qui compte déjà, entre la mer et le Jourdain, une population juive israélienne et une population palestinienne numériquement identique (6,5 millions de chaque côté), mais où la seconde ne dispose pas des droits octroyés à la première, c’est cette revendication-là à l’égalité des droits — « un homme, une voix » — qui, sur le long terme, risque d’apparaître comme la seule option pour sortir d’une guerre éternelle et de la domination d’un peuple sur un autre.

SYLVAIN CYPELA été membre de la rédaction en chef du Monde, et auparavant directeur de la rédaction du Courrier international.

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