L’Algérie bascule dans une nouvelle ère de répression

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SAMEDI 11 FÉVRIER 2023
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▶ La fuite de l’opposante Amira Bouraoui, source d’une poussée de fièvre diplomatique entre Paris et Alger, est emblématique du recul des libertés

▶ Quatre ans après le mouvement du Hirak, le climat s’est assombri, et le régime intensifie sa traque des derniers noyaux protestataires

▶ Manifestants, journalistes… Ils sont des milliers à fuir un pays en pleine dérive autoritaire, plus dur à bien des égards que durant les années Bouteflika

▶ La rente gazière, dopée par les cours avec la guerre en Ukraine, permet au pouvoir, courtisé par les Occidentaux, d’acheter la paix sociale ▶ La France s’accroche malgré tout à une politique de rapprochement avec l’Algérie, déjà coûteuse dans sa relation avec le Maroc

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En Algérie, en pleine répression, « la peur fait son grand retour » Près de quatre ans après la grande vague de manifestations pacifistes du Hirak, le climat s’est durci, au point de provoquer un exode de représentants des médias et de la société civile.

RECIT

Je n’ai jamais souhaité quitter l’Algérie. C’est mon pays, ma terre. Là où je me suis battue. Ce sont les circonstances qui me l’ont imposée. La pression devenait insupportable. » Pour l’opposante algérienne Amira Bouraoui, l’équation était simple : la prison ou l’exil. Quand on la rencontre, mardi 7 février au matin, gare de Lyon, à Paris, tête emmitouflée dans un bonnet de laine et valise à roulettes au bout des doigts, perdue sur des quais désertés par la grève qui frappe la France ce jour-là, elle a encore les traits tirés par la folle escapade qui l’a sauvée des geôles algériennes.

La peur se lit toujours sur son visage. La veille, en fin de soirée, elle avait débarqué à Lyon d’un avion pris à Tunis grâce à l’assistance diplomatique de Paris qui, invoquant sa nationalité française (elle est binationale), avait convaincu la présidence tunisienne de ne pas permettre l’extradition vers l’Algérie à laquelle elle semblait condamnée. L’intervention consulaire française a provoqué une nouvelle poussée de fièvre dans la relation entre Paris et Alger. Entrée clandestinement en Tunisie le 3 février, Amira Bouraoui avait déjà été emprisonnée en juin et juillet 2021 en Algérie. Elle y avait été condamnée à deux ans de prison pour « atteinte à la personne du président de la République » et « offense à l’islam ».

Si cette sentence n’a pas été suivie à l’époque d’un mandat de dépôt à l’audience, elle restait exécutable au moindre faux pas, à la moindre déclaration pouvant déplaire au pouvoir. Une extradition de Tunisie vers l’Algérie lui aurait valu immanquablement de retourner derrière les barreaux. Sur la route de l’exode, elle n’est pas seule. A l’instar de Mme Bouraoui, les opposants fuient à grande échelle une Algérie à l’atmosphère devenue « irrespirable », disent-ils. Un pays en pleine dérive autoritaire où l’arrestation guette à tout instant ceux qui se sont trop affichés durant le Hirak (commencé en 2019 avec des manifestations contre le cinquième mandat de l’exprésident Bouteflika, avant de se muer en mouvement de contestation), en particulier ceux qui ont poursuivi le combat après l’essoufflement de la mobilisation populaire amorcé au printemps 2020, restrictions anti-Covid obligent.

Ils sont des milliers à s’être ainsi exilés en France et ailleurs en Europe, ou au Canada. Certains ont transité par la Tunisie, une étape périlleuse depuis qu’Alger a renforcé son influence sur le régime de Kaïs Saïed. Mme Bouraoui n’a dû son salut qu’à la détention d’un passeport français. D’autres n’ont pas eu cette chance. Tel Slimane Bouhafs, sympathisant du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) et converti au christianisme, qui a été enlevé en août 2021 au cœur de Tunis par des inconnus qui l’ont rapatrié de force en Algérie.

LA PRESSE APPAUVRIE ET MALMENÉE

Un tel exode pourrait arranger le pouvoir algérien. Or, à l’inverse, Alger tente d’endiguer cette vague de départs de peur que ces opposants, une fois à l’étranger, diffusent largement les informations sur la répression. « Le régime n’apprécie guère que la communauté internationale mette son nez dans les droits de l’homme en Algérie », souligne un intellectuel réfugié en France. D’où les centaines d’« interdictions de sortie du territoire national » prononcées par les tribunaux à l’encontre des sympathisants du Hirak. « La peur fait son grand retour », s’afflige l’intellectuel algérien. Comment pourrait-il en être autrement alors que près de trois cents prisonniers d’opinion sont désormais sous les verrous ?

Que les dissolutions ne cessent de frapper des structures emblématiques de la société civile : Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, Rassemblement actions jeunesse, SOS Bab-El-Oued, etc. Parallèlement, le champ médiatique n’a cessé de s’appauvrir, la mise sous scellés fin décembre 2022 d’Interface Médias (regroupant Radio M et le magazine Maghreb Emergent) et l’arrestation de son journaliste fondateur Ihsane El Kadi a fait figure de point d’orgue d’une reprise en main allant crescendo depuis trois ans. Le quotidien Liberté – avec ses caricatures de Dilem d’une férocité légendaire – a disparu, El Watan végète dans la précarité même si, officiellement, ses difficultés ne sont que financières. La presse algérienne, dont la vitalité détonnait en Afrique du Nord, n’est plus que l’ombre d’elle-même.

 Il faut se résoudre à l’évidence : l’Algérie a basculé dans une nouvelle ère.

Cette « Algérie nouvelle » dont le président Abdelmadjid Tebboune – élu en décembre 2019 – a fait son slogan consacre en fait un grand saut en arrière politique. « On était bien plus libre sous l’ère de Bouteflika », se lamente un journaliste. Cruel paradoxe : Abdelaziz Bouteflika, président indéboulonnable pendant vingt ans (1999-2019), a été le dirigeant dont la candidature à un cinquième mandat a jeté les foules du Hirak dans les rues. Malgré l’éviction forcée fin mars 2019 du patriarche vieillissant et malade, le mouvement a perduré, muté, mobilisant tout au long de l’année des centaines de milliers d’Algériens dans les grandes villes du pays autour du mot d’ordre : « Etat civil et non militaire. » Ce fut un ébranlement de la société algérienne sans précédent depuis l’accession à l’indépendance de 1962.

Les souvenirs traumatisants de la décennie noire des années 1990 (durant la guerre civile entre le pouvoir et les groupes armés islamistes) n’avaient nullement dissuadé les familles d’arpenter rues et avenues, patriotisme en sautoir, rêvant d’une « nouvelle indépendance ». Ces masses joviales, pacifiques et disciplinées, soulevées par une fierté collective retrouvée, avaient bluffé le monde. Tous les espoirs semblaient permis. D’où la douleur du désenchantement quand le régime, aidé par le Covid-19 au printemps 2020, a progressivement repris l’avantage. Et resserré écrou par écrou l’étau sécuritaire autour d’un mouvement devenu impuissant, handicapé par son refus de s’organiser au nom d’un « basisme » horizontal qui avait fait sa force, puis sa faiblesse.

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« Nous sommes entrés dans une phase dictatoriale » Le chercheur Mouloud Boumghar estime que « le régime a changé de nature », redoutant que la rue ne remette en cause sa survie.

 ENTRETIEN

 Mouloud Boumghar est professeur de droit public à l’université de Picardie-Jules-Verne. Il a notamment travaillé sur la construction de la notion d’ennemi dans le droit pénal algérien et ses effets sur la restriction des libertés. Il estime que le régime se durcit car sa base sociale a fondu.

Le pouvoir algérien est en pleine escalade sécuritaire. Comment le caractériser aujourd’hui ?

C’est un régime qui est nettement plus autoritaire qu’avant. Il était autoritaire, mais avec des marges de manœuvre pour les libertés. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une phase dictatoriale pour plusieurs raisons : la remise en cause du pluralisme, l’instrumentalisation politique de l’accusation de terrorisme, définie très largement, et un contexte politique marqué par une militarisation et un chauvinisme conservateur assumés. D’abord, le pluralisme, qui était formel mais qui avait une sorte d’ancrage [dans la vie politique], est à peine toléré. Il y a une remise en cause progressive de ce pluralisme par des procédures de dissolution qui ont été engagées contre plusieurs partis politiques et associations. On voit aussi une pression très forte s’exercer sur les médias indépendants. Pour le régime, ces médias libres doivent se soumettre ou disparaître. C’est le premier élément. Le deuxième marqueur de ce changement de la nature du régime est la révision de la législation sur le terrorisme.

Le pouvoir accuse ses opposants de faits de terrorisme, pourquoi ?

En juin 2021, une révision de l’article 87 bis du code pénal, qui définit l’infraction pénale du terrorisme, est intervenue par ordonnance présidentielle. Elle introduit deux nouveaux éléments parmi ses faits constitutifs. Le premier, c’est « œuvrer ou inciter, par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir ou à changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ». Ce qui ne veut pas dire des moyens anticonstitutionnels ou antidémocratiques, mais des moyens qui ne sont simplement pas prévus par la Constitution. Si j’appelle à l’élection d’une Assemblée constituante, ce n’est pas prévu par la Constitution par exemple. C’est un moyen non constitutionnel : je peux tomber sous le coup de l’accusation de terrorisme ! Ce qui est criminalisé ici est la revendication même du Hirak – le changement radical de système politique. L’arme de l’accusation de terrorisme a un effet tellement dissuasif qu’il n’y a pas besoin d’y recourir massivement, puisque l’objectif est de terroriser les gens. Tout cela intervient après le classement du mouvement Rachad et du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie [MAK] comme terroristes par le Haut Conseil de sécurité sans aucune base légale. C’est un élément très important, puisque des personnes qui n’ont pas été jugées et sont encore présumées innocentes peuvent être définies comme terroristes et voir leur nom publié au Journal officiel dès le stade de l’enquête préliminaire. Une commission qui est présidée par le ministre de l’intérieur et qui n’a aucune compétence judiciaire peut classer officiellement une personne comme terroriste alors même qu’elle n’a pas été condamnée. C’est l’institutionnalisation de l’arbitraire. Et c’est une mise à mort sociale : vous ne pouvez plus travailler, etc. Le but est de terroriser tous ceux qui voudraient garder à l’esprit cette idée de changement de gouvernance politique et de faire croire que le Hirak est dirigé par Rachad, créé par d’anciens membres du Front islamique du salut [FIS], et qu’il pourrait aboutir à la partition du pays à cause de l’action du MAK. C’est une manière de réactiver les peurs liées à la guerre civile et à la figure de l’ennemi intérieur kabyle, forcément séparatiste dans ce schéma.

Pourquoi une telle fuite en avant ? Le pouvoir n’avait-il pas déjà la capacité de contenir les forces d’opposition ?

Le régime est de plus en plus ouvertement militarisé. La tradition voulait que l’armée soit un roi qui ne gouverne pas mais à qui le dernier mot revient sur les affaires importantes. D’ailleurs, par une disposition assez vague, la révision constitutionnelle de novembre 2020 formalise jusqu’à un certain point ce rôle. On peut dire que si le président de la République est la clé de voûte des institutions françaises, en Algérie, c’est le haut commandement militaire qui joue ce rôle, sans réel ni explicite fondement constitutionnel, mais de manière de plus en plus visible. Nous assistons par ailleurs à un changement parce que la base sociale du régime a fondu. Le Hirak a eu un impact extrêmement fort car il a rompu le pacte social autoritaire, mais le régime n’a pas réussi à reconstituer sa clientèle et sa base sociale. L’armée est donc contrainte de se mettre en avant en ne gardant qu’un seul des éléments qui faisaient le pacte social autoritaire : la coercition. Alors qu’avant, la légitimité historique compensait l’absence de légitimité démocratique, la base sociale pouvait adhérer à cela. La question de la redistribution de la rente est également problématique – même s’il y a un regain au niveau des revenus tirés des hydrocarbures avec la guerre en Ukraine. Mais comme ceux qui tiennent les rênes du pays ne proposent pas autre chose et qu’aucune politique économique sérieuse ne vise à faire sortir l’Algérie de la dépendance aux hydrocarbures, il ne leur reste que la coercition, l’exacerbation du chauvinisme et un projet conservateur. On flatte une forme d’identité fantasmée, présentée comme assiégée : la chasse aux couleurs de l’arc-en-ciel [associées à la communauté LGBT] dans les commerces, lancée par un ministre il y a quelques mois, en est un exemple caricatural. 

Propos recueillis par Madjid Zerrouk

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Certaines voix issues du Hirak, celles qui avaient soutenu sa première séquence (antiBouteflika) et non la seconde (antisystème), ne veulent pas dramatiser. « Après certains excès du Hirak, les gens ont besoin d’une phase de répit pour mieux réfléchir, explique Soufiane Djilali, président du parti Jil Jadid. La stabilisation actuelle les rassure, ils veulent vivre et tourner la page, comme si la politique les avait trop mis sous pression. » Reste à savoir si le « répit » actuel n’est pas voué à s’éterniser alors que le pouvoir, comme saisi d’un esprit de revanche après le Hirak, « continue d’avoir peur de la rue », observe Saïd Salhi, le vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, exilé en Belgique. Le régime a bénéficié d’une double aubaine. Le premier secours est venu de la crise du Covid, qui a justifié l’interdiction des rassemblements. Privés de la protection de foules en marche, les noyaux les plus militants du Hirak se sont alors retrouvés à découvert. Puis éclata la guerre en Ukraine. Le conflit allait doper les prix des hydrocarbures, offrant au pouvoir de ce pays producteur une bouffée d’oxygène permettant d’acheter la paix sociale, tout en imposant l’Algérie comme une alternative au gaz russe, à ce titre courtisée par des Occidentaux subitement moins concernés par les droits de l’homme. « On se sent un peu abandonnés », grince Saïd Salhi. Cette conjoncture n’aurait pas suffi, seule, à sauver le régime. Elle n’a fait que consolider une reprise en main intérieure déjà engagée. Commencée dans la foulée de l’éviction de Bouteflika, moment-clé où l’armée s’est inquiétée de la mue de la mobilisation antiBouteflika en un mouvement antisystème, cette restauration s’est approfondie au lendemain de l’élection de M. Tebboune, fin 2019. Elle a obéi à un modus operandi très précis, digne d’un manuel de recettes à l’usage des pouvoirs autoritaires en danger. Le premier assaut lancé contre le Hirak vise, en juin 2019, la Kabylie. Il s’agit pour le régime de casser la convergence des mobilisations entre les manifestants kabyles – issus de la région la plus politisée et historiquement la plus frondeuse –, et les protestataires des autres villes. C’est l’affaire du drapeau amazigh. Gaïd Salah, alors chef d’état-major de l’armée, assimile tout porteur de drapeau berbère à des séparatistes kabyles conspirant contre l’intégrité du pays. Dans les rues de la capitale, où les marches sont les plus imposantes et où l’étendard berbère est souvent brandi comme un signe de rébellion ou un symbole d’appartenance à l’Afrique du Nord, des dizaines de manifestants sont arrêtés. « Les Algériens ont une peur panique de la division, liée à l’étendue du pays comme au souvenir des années de violences de la décennie 1990-2000. L’armée a commencé par jouer sur cette corde sensible pour tenter d’affaiblir le mouvement, se remémore un intellectuel algérois. Puis elle a recréé un danger islamiste. » Au chiffon rouge du séparatisme kabyle, associé à l’appartenance au Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie, petite organisation indépendantiste, va répondre, en miroir, l’épouvantail de Rachad, petit mouvement islamo-conservateur basé à l’étranger.

MACHINE IMPLACABLE

Ainsi les liens supposés avec le MAK ou Rachad vont-ils motiver une offensive en règle contre les manifestants. Les poursuites seront largement facilitées par des dispositions contenues dans la réforme du code pénal en juin 2021. L’article 87 bis permet de mettre en cause pour « terrorisme ou sabotage » quiconque a appelé à « changer le système de gouvernance par des moyens non constitutionnels ». Réminiscence de la décennie noire, l’accusation infamante de « terrorisme » effraie, y compris les familles de détenus qui refusent parfois de communiquer sur le sort de leur parent poursuivi. « La pire chose pour les familles, c’est de voir un de leurs membres accusé de trahison ou de terrorisme. L’intimidation a marché auprès d’elles », décrit Saïd Salhi. La machine est implacable. « Comme ils peuvent difficilement accuser des militants kabyles, parfois des laïques revendiqués, d’accointances avec un mouvement islamiste, ils leur collent l’étiquette séparatiste, décrit une avocate souhaitant rester anonyme. Et comme ils ne peuvent pas coller le séparatisme kabyle à des militants qui ne sont pas originaires de Kabylie et qui parfois n’y ont jamais mis les pieds, ils en font des militants islamistes de Rachad. A l’arrivée, c’est la prison ferme. » Sorti récemment de garde à vue, un militant décrit un arbitraire déroulé jusqu’à l’absurde. Arrêté sur la base de messages Facebook critiques du pouvoir, il s’est vu accusé par la police judiciaire, agissant au nom du parquet, d’« œuvrer à un retour de ce qui s’appelle le Hirak ». Il lui est notamment reproché des écrits et photographies remontant à 2019 et les manifestations contre Abdelaziz Bouteflika, et même d’avoir fait preuve de « solidarité avec le journaliste Ihsane El-Kadi [arrêté fin décembre 2022] et le média Radio M [fermé] ». « Cela donnerait presque envie de rire si je ne risquais pas la prison », dit-il. Dans l’Algérie en pleine escalade sécuritaire, l’humour grinçant face aux méandres d’une répression devenue kafkaïenne n’est plus qu’une consolation.

Frédéric Bobin et madjid Zerrouky

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Les risques croissants du pari algérien de la France

En persistant à développer sa relation avec Alger, Paris mécontente son allié traditionnel, le Maroc.

 Paris garde le cap, imperturbable dans les turbulences. « Nous continuons à travailler à l’approfondissement de la relation bilatérale », a placidement déclaré, jeudi 9 février, le porte-parole du Quai d’Orsay. Pourtant, un méchant orage a bel et bien éclaté. L’Algérie a rappelé la veille son ambassadeur en France « pour consultations ». Le ministère des affaires étrangères annonce à Alger « un grand dommage » dans la relation, une dépêche de l’agence officielle Algérie Presse Service (APS) fustige « les barbouzes français » qui « cherchent la rupture définitive avec l’Algérie ». L’affaire Amira Bouraoui, cette opposante algérienne – détentrice d’un passeport français – que la diplomatie française a arrachée lundi d’une extradition vers l’Algérie alors qu’elle s’était réfugiée à Tunis, vient de refaire basculer la relation entre Paris et Alger dans un épisode dépressif.

Une énième crise, s’ajoutant à tant d’autres par le passé. Si Paris se contente de faire le dos rond, c’est que le lourd investissement d’Emmanuel Macron sur un rapprochement avec l’Algérie est un dessein s’inscrivant dans la longue durée. Le genre d’ambition – d’ampleur géopolitique – auquel on ne renonce pas aisément, quelles que soient les difficultés du moment. Du reste, les optimistes français du pari algérien trouveront quelque réconfort dans le fait que rien, dans la dernière colère d’Alger, ne relève de l’irréversible. Si l’on soupèse les mots – « grand dommage », « geste inamical » –, on note qu’ils ménagent l’avenir, laissent la porte entrouverte. La dépêche de l’APS elle-même est éloquente : en ciblant « les barbouzes » de l’appareil d’Etat français, elle épargne Emmanuel Macron. Une sorte d’appel au chef de l’Etat à faire le ménage autour de lui, à éloigner les « ennemis de l’Algérie ».

Pression du Maroc

En ce sens, la tempête actuelle ne devrait pas bouleverser les fondamentaux de l’approche présidentielle du Maghreb, cette ligne de crête assumée entre un pari algérien tourmenté et la préservation d’une relation avec le Maroc jadis privilégiée, mais aujourd’hui rétrogradée. Ce jeu d’équilibre entre les deux frères ennemis du Maghreb, dont l’antagonisme est exacerbé depuis deux ans par le retour du contentieux autour du Sahara occidental, va toutefois devenir de plus en plus miné pour la France, plaçant sa diplomatie sous une tension permanente. Il n’est que de voir le désamour qui s’installe durablement entre Paris et Rabat, dégât collatéral du tropisme algérien d’Emmanuel Macron. La visite du chef de l’Etat au Maroc, annoncée de longue date, est toujours dans les limbes en raison du peu d’empressement du royaume chérifien à l’organiser. Elle ne devrait pas avoir lieu avant la fin du ramadan, en avril.

Depuis le « deal » de Trump en décembre 2020 – accord au terme duquel Washington a reconnu la « marocanité » du Sahara occidental en échange de la normalisation des relations entre le Maroc et Israël –, Rabat est porté par « un sentiment de puissance », relève une experte des affaires maghrébines. « Il veut forcer la main à tous ses partenaires pour qu’ils reconnaissent sa souveraineté sur le Sahara occidental, ajoute-t-elle. Après l’Espagne et l’Allemagne, c’est au tour de la France de subir sa pression. » Or Paris ne semble guère disposé à faire évoluer sa position sur le sujet, à savoir la qualification du plan d’autonomie marocain datant de 2007 comme « une base sérieuse et crédible » à une future solution politique.

Depuis que Madrid a cédé à la pression – principalement migratoire – en se ralliant à la formule « la base la plus sérieuse », valant reconnaissance implicite de la souveraineté marocaine, Rabat ne cesse de faire monter les enchères vis-à-vis de Paris. Et d’encourager en sous-main une campagne antifrançaise dans les médias nationaux, créant « une atmosphère peu productive », déplore une source diplomatique parisienne, même si cette adversité n’a à ce stade pas eu d’effets concrets sur des liens économiques d’une grande densité. A Paris, on conteste officiellement l’idée que le refus de céder aux pressions du Maroc sur le dossier du Sahara occidental s’expliquerait par le souci de ménager l’Algérie, soutien politique et militaire au mouvement sahraoui indépendantiste du Front Polisario. On le comprend toutefois entre les lignes.

Aussi la bifurcation stratégique avec le Maroc, qui vit très mal la perte de son statut d’allié privilégié de la France et ne parle désormais que de « diversifier ses partenariats », est-elle le principal risque du pari algérien de M. Macron. Il s’en ajoute un second : la nature même du système algérien. Sur les différents dossiers qui l’intéressent, quels dividendes la France peut-elle recueillir de son engagement auprès d’Alger ? Pour l’heure, ces gains ne sont pas évidents. Certes, des gestes ont été consentis sur l’accueil de migrants illégaux ou sur l’échange de renseignements au Sahel. Pour le reste, les attentes françaises se heurtent à une bureaucratie algérienne paralysante et toujours d’une grande susceptibilité sur tout projet impliquant Paris.

 « M. Macron se fait beaucoup d’illusions sur M. Tebboune », grince Xavier Driencourt, ancien ambassadeur français à Alger. La réconciliation mémorielle qu’appelle de ses vœux le locataire de l’Elysée « est un piège », ajoute-t-il. Quant à la fuite en avant répressive du régime, elle impacte désormais directement avec l’affaire Bouraoui une relation diplomatique que Paris aurait bien aimé isoler des contingences proprement politiques. Comme un douloureux rappel à l’ordre.

f. b. et Philippe Ricard.

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