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Gel des avoirs : les exemples Ben Ali et Moubarak montrent les limites du système

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CORRUPTION ENQUÊTE

Alors que se pose la question du devenir des biens des oligarques russes en France, notre enquête montre que les gels des avoirs des clans Moubarak et Ben Ali ont été enfreints près d’une trentaine de fois sur le territoire français entre 2011 et 2021. Ce qui pose sérieusement la question de l’efficacité de ces sanctions économiques.

Osama Al-Sayyad et Alexandre Brutelle

https://www.mediapart.fr/journal/international

13 mars 2023

À la brasserie Valois, 1 place Rio-de-Janeiro, fonctionnaires et hommes d’affaires déjeunent au pied de l’un de ces immeubles haussmanniens si caractéristiques du luxueux VIIIe arrondissement de Paris. Peu se doutent que l’immeuble, estimé à plus de 10 millions d’euros, est géré par un militaire proche du dictateur Al-Sissi par le biais d’une société d’assurance détenue par l’État égyptien. Les temps ont changé ! Il y a quelques années encore, c’était le président Moubarak qui avait fondé cette structure publique. 

Ici, le transfert de gestion de cet immeuble se sera passé plus tranquillement que le changement de régime – un dépôt d’acte au greffe de Paris aura suffi. Le document questionne pourtant l’efficacité de l’application des « gels d’avoirs » en France, alors que dès 2011 le bâtiment semblait appartenir à Moubarak.

Une irrégularité à mettre en parallèle avec près d’une trentaine d’infractions constatées sur les gels des biens des clans Moubarak et Ben Ali, prononcés au lendemain des révolutions égyptienne et tunisienne en 2011. Fruit de plusieurs mois de vérifications effectuées par Mediapart sur un ensemble de biens immobiliers et de sociétés appartenant aux proches des deux dictateurs déchus.

Alors que ces gels sont aujourd’hui largement plébiscités dans le cadre des sanctions prononcées envers la Russie pour l’invasion de l’Ukraine, les difficultés rencontrées dans le passé par l’État français pour les faire respecter sont pourtant criantes.

Deux clans kleptocrates

Un parc immobilier évalué entre 25 et 35 millions d’euros à l’achat pour les deux clans, composé d’une dizaine de luxueux appartements situés principalement dans les VIIIet XVIe arrondissements de Paris. À peu près autant de sociétés civiles immobilières (SCI) et plusieurs millions d’euros détenus sur divers comptes bancaires.  

Voilà ce qui constitue le patrimoine – connu – des Ben Ali et des Moubarak en France. À travers le monde, plusieurs experts estiment au moment des printemps arabes que la fortune de chaque clan s’élevait respectivement à 175 millions d’euros et 70 milliards de dollars.

Hosni Moubarak et Zine el-Abidine Ben Ali. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Alors que les deux régimes s’effondrent sous une pression populaire trop longtemps écrasée par l’autoritarisme, la pauvreté, le clientélisme d’État et la corruption, la révélation du patrimoine de leurs dignitaires a de quoi interpeller, courant 2011.

L’hôtel particulier de Nesrine Ben Ali, l’une des filles du président, vaut plus de 2,5 millions d’euros, révèle alors Libération. Un lot immobilier détenu par sa sœur, Dorsaf, dans le XVIe arrondissement : 1,2 million d’euros, surenchérit Le Monde début 2011. Un complexe immobilier partagé entre Heidi El Gammal, belle-fille du président Moubarak, et ses proches est estimé à plus de 4 millions d’euros par Jeune Afrique, des années plus tard, en 2019.

La liste des possessions des dignitaires kleptocrates fait alors les choux gras de la presse internationale – et ne cesse de s’allonger. Elle finira d’ailleurs par intéresser les justices des deux nouveaux régimes tunisien et égyptien, mais aussi la France.

C’est la plainte des associations Sherpa et Transparency International France qui permettra l’ouverture d’une information judiciaire française envers les deux clans pour « corruption, abus de biens sociaux, recel d’abus de biens sociaux, blanchiment et détournement d’argent public ».

En soutien à ces procédures, un gel d’avoirs est également ordonné par le Conseil de l’Europe dans le courant de la même année 2011, ce à travers toute l’Union européenne, y compris la France.

Le gel porte sur plus d’une quarantaine de personnalités égyptiennes et tunisiennes et vise à empêcher toute utilisation, toute transaction et toute modification de leurs biens, et ce quels qu’ils soient : comptes bancaires, sociétés, véhicules ou encore biens immobiliers. L’objectif affiché de ce gel : soutenir la coopération entre les justices européenne, tunisienne et égyptienne dans l’espoir d’un éventuel retour de ces biens aux États spoliés.

Or, sur une période de onze ans, ces dispositions ont été contournées à trente reprises, selon nos informations.

Des tours de passe-passe immobiliers

Ces trente infractions démontrent la gestion effective de biens par des individus figurant sur l’ordre de gel et leurs proches. C’est le cas par exemple lors de plusieurs cessions de parts de SCI servant à la gestion de biens immobiliers détenus par les deux clans. La majorité de ces cessions interviennent dans les mois suivant les gels en question.

Ces cessions de parts permettent parfois aux vendeurs de biens et autres entremetteurs de se dégager de biens problématiques. En mai 2011, Virginie Bennaceur, femme du marchand de biens et habitué des soirées parisiennes François Bennaceur, à l’origine de l’acquisition d’un hôtel particulier parisien par Nesrine Ben Ali, quitte la gestion de la SCI Nes détenue par la fille du président tunisien.

En novembre 2011, la femme d’affaires Chadia Clot, proche de la famille royale du Qatar, démissionne de la cogestion de la SCI de Dorsaf Ben Ali et de son époux, Slim Chiboub. Les autorités belges soupçonnaient ce bien de représenter un « droit d’entrée » payé par l’émir du Qatar aux proches du président Ben Ali pour la construction d’un port de plaisance en Tunisie, selon le livre de 2013 Le Vilain Petit Qatar, signé par Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget.

Mais ces cessions bénéficient parfois directement aux proches des anciens dirigeants. C’est ainsi que l’ancien ministre de l’industrie égyptien Rachid Mohamed Rachid et son épouse ont pu procéder en février 2013 au transfert à leurs filles de la totalité des parts de la SCI 51 Avenue Montaigne.

Résultat de l’opération : dans l’éventualité d’une saisie judiciaire des biens du couple, ce sont près de 3,9 millions d’euros de biens immobiliers (deux lots parisiens et un appartement cannois) qui pourraient échapper à la justice française.

Ces tours de passe-passe immobiliers s’ajoutent à la liste des contournements du gel que nous avons pu constater : un changement de siège social, une renomination de société, la mise sous hypothèque d’un bien immobilier, mais aussi des opérations financières importantes.

Ainsi du remboursement anticipé d’un prêt immobilier courant avril 2011, dans le cadre de l’acquisition de biens immobiliers détenus en partie par Heidi Rasekh, belle-fille du président égyptien Moubarak, pour une opération de près de 4 millions d’euros. Une opération validée par la banque Crédit suisse – et loin d’être la seule.

De 2011 à 2014, son père, Mohammed Raskeh, a également procédé à plusieurs virements d’une valeur totale de près de 3 millions d’euros au bénéfice d’une autre de ses filles, Hannah. Virements validés par Crédit Suisse.

Une infraction au gel au sens de l’article 561-2 du Code monétaire et financier, qui définit comme propriétaire effectif toute personne « exposée » en raison de fonctions exercées par des « membres directs de sa famille ou des personnes connues pour lui être étroitement associées ou le devient en cours de relation d’affaires ».

De plus, Hannah Rasekh aurait procédé durant cette période à l’ouverture d’au moins six comptes bancaires afin de recevoir les virements de son père, cette fois dans la branche parisienne de l’établissement libanais Saudi Bank.

Bien que les deux banques déclarent avoir agi en conformité avec les lois françaises en vigueur à l’époque, ces faits représentent néanmoins un ensemble d’infractions claires aux gels d’avoirs en cours à l’époque, selon un expert en sanctions économiques que nous avons consulté.

Courant 2016, l’une de ces opérations a même permis le transfert de gestion de l’immeuble du 1 place Rio-de-Janeiro, dont nous parlions au début de cet article, directement entre les mains d’un contre-amiral affilié au régime du dictateur égyptien actuel Al-Sissi.

Un gérant de 114 ans

« L’avantage d’Al-Sissi, c’est qu’il n’a eu qu’à se baisser pour récupérer les biens de Moubarak », confie en souriant avec amertume un ancien ministre égyptien, aujourd’hui réfugié en Suisse. « Pour tracer les biens du dictateur actuel, il suffit de tracer ceux des précédents – ce sont les mêmes ! »

L’ancien ministre avait un temps participé à la traque des biens du clan Moubarak à travers le monde – avant que l’intégralité de ses archives ne soit saisie après le coup d’État du général Abdel Fattah al-Sissi en juillet 2013, peu avant qu’il parvienne à s’exiler.

« Al-Sissi voulait connaître les circuits financiers de Moubarak – et il y est parvenu, en grande partie. L’économie entière de l’Égypte se maintient au travers de flux financiers occultes, de sociétés offshore, et de cadeaux attribués sous forme de contrats privés ou de marchés publics. Rien n’a changé. »

L’immeuble situé 1 place Rio-de-Janeiro, d’une valeur estimée à près de 10 millions d’euros, est un cas d’école en la matière, selon lui. Depuis 2011, on le soupçonne d’appartenir au clan Moubarak et il avait même été squatté à l’époque par le collectif Jeudi noir, engagé contre le mal-logement.

Jusqu’à très récemment pourtant, les seules informations disponibles au sujet des propriétaires de l’immeuble étaient le nom de la société, « National Insurance Company of Egypt », et un gérant introuvable, Pierre Goron, âgé de 114 ans.

De nouveaux documents mis à disposition par les greffes du tribunal de commerce de Paris en 2018 révèlent que la société en question est une branche française de la société d’assurance égyptienne MISR, un établissement public fondé par décret du président Moubarak dans les années 2000.

Depuis 2016 pourtant, cette société serait gérée par un individu dont les compétences semblent pour le moins éloignées du domaine des assurances : le contre-amiral Ossama Saleh, un représentant du ministère de la défense égyptien. Un transfert de gestion que ni l’instruction judiciaire, ni le gel d’avoirs n’ont su empêcher.

« Al-Sissi traite ses proches aussi bien que le faisait Moubarak : sois fidèle et je te donne une société d’État », commente l’ancien ministre égyptien. « Il n’y a pas de frontière entre le public et le privé en Égypte. C’est cela, la kleptocratie : gouverner par la corruption », conclut-il.

Même histoire pour certains biens tunisiens ? Lors d’entretiens réalisés au sujet d’un complexe immobilier situé au 44-46 avenue Iéna à Paris, soupçonné par la justice d’être lié au clan Ben Ali, un individu se présentant comme « travaillant pour l’ambassade tunisienne » avait déclaré que l’adresse était dorénavant « une propriété de l’ambassade tunisienne ».

Mais comment de tels transferts de gestion ou de propriété ont-ils pu arriver alors que deux instructions judiciaires et les gels des avoirs de plus d’une quarantaine de personnalités étaient en cours sur le territoire français ?

Selon nos vérifications, l’autorité de la Banque de France – chargée de sanctionner les établissements bancaires en cas d’infraction aux gels d’avoirs – n’aurait prononcé aucune sanction à l’encontre des banques Crédit suisse et Saudi Bank.

De même, les douanes françaises, chargées de diligenter les enquêtes en lien avec les infractions au gel de type immobilier, n’ont pas confirmé avoir ouvert d’enquête au sujet des faits que nous leur avons rapportés.

L’impossible restitution

Bercy, dont dépendent les deux services, rappelle que les mesures de gel sont à distinguer des procédures judiciaires encore en cours au Parquet national financier (PNF) envers les deux clans.

Il est pourtant évident que ces mesures sont solidaires : si le gel de tel bien immobilier n’est pas correctement mis en place et que les individus ciblés par ces gels parviennent à en transférer la propriété à une tierce personne, ils peuvent alors échapper à d’éventuelles saisies.

« Tous les biens gelés n’ont pas fait l’objet de saisies dans le cadre de l’instruction judiciaire. La levée progressive de l’ensemble des mesures restrictives visant l’entourage de Moubarak a donc permis le transfert de ces avoirs hors de France », confirme Sara Brimbeuf, responsable plaidoyer grande corruption et flux financiers illicites pour Transparency International France.

Tel fut, par exemple, le sort des biens « transférés » de manière occulte au ministère de la défense égyptien et ceux présentés comme détenus par l’ambassade tunisienne : aucun n’a jamais été saisi par la justice française.

Le PNF rappelle quant à lui que d’autres saisies ont bien eu lieu concernant d’anciens dignitaires égyptiens, mais interrogée sur l’abandon de certaines d’entre elles, l’autorité judiciaire évoque « un accord de réconciliation » survenu en Égypte : « Afin de pouvoir saisir à nouveau ces biens dans les procédures d’information judiciaire françaises, il faut démontrer la preuve de l’origine illicite des fonds, ainsi que leur circuit de financement, ce qui se révèle souvent complexe, et suppose une coopération active de l’État d’origine. »À LIRE AUSSIBen Ali et les dictateurs déchus: une fortune bien au chaud en France

10 février 2011Lire +plus tard

Dans un rapport intitulé « Le Recouvrement raté », l’association suisse Public Eye s’émouvait déjà en 2017 de ces « mystérieux accords » de réconciliation où l’État égyptien était devenu peu coopératif avec la justice helvétique, préférant un arrangement en coulisses avec les prévenus. Une stratégie dont la justice française aurait également fait les frais ?

Selon un témoignage de 2018 de l’ONG tunisienne I-Watch, l’État tunisien aussi aurait fait pression auprès de l’UE pour obtenir le dégel des biens de certains individus.

Toujours est-il que près de douze ans après les révolutions arabes, l’espoir d’une restitution des biens mal acquis égyptiens et tunisiens n’aura jamais été aussi lointain.

L’UE a, quant à elle, déjà tourné la page des biens égyptiens, annulant les gels en avril dernier et considérant que leur « objectif a été mené à bien ». Un dégel qui pourrait en annoncer un autre ? En France comme dans le reste de l’Europe, trente-cinq Tunisiens proches de l’ancien président Ben Ali font encore l’objet d’un gel d’avoirs.

« La réglementation française en la matière, bien que s’étant nettement améliorée ces dernières années, présente de nombreuses failles, poursuit Sara Brimbeuf. Par exemple, les sociétés enregistrées à l’étranger ne sont pas soumises à l’obligation de déclaration de leurs bénéficiaires effectifs en France. Il suffit qu’une société enregistrée dans un paradis fiscal ou judiciaire intervienne dans le schéma financier pour que l’on perde la trace du bénéficiaire effectif. »

En sa qualité de partie civile, Transparency International France a quant à elle adressé deux courriers au juge d’instruction chargé des informations judiciaires dans les dossiers Moubarak et Ben Ali, sollicitant plusieurs actes de procédure en octobre dernier – et espérant ainsi relancer le dossier.

Toujours est-il que la France devra tirer les leçons des nombreux dysfonctionnements liés aux gels d’avoirs, à l’heure où le gel des biens de plus de 1 300 individus liés à l’invasion russe de l’Ukraine est supposément en cours aujourd’hui.

Osama Al-Sayyad et Alexandre Brutelle

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