La société algérienne face à la dérive sécuritaire du régime

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BY AW · PUBLISHED AVRIL 3, 2023 · UPDATED AVRIL 3, 2023

par A.T., Algeria-Watch, 3 avril 2023

Décidé à museler la population en s’attaquant en priorité aux activistes identifiés du Hirak, en particulier ceux repérés sur les réseaux sociaux, le régime a considérablement renforcé ses dispositifs répressifs. Omniprésente dans la vie quotidienne, l’organisation sécuritaire est aujourd’hui conforme à celle d’une situation d’exception, à un véritable état de guerre. Cette nouvelle étape de la spirale répressive a été enclenchée au niveau du Haut Conseil de sécurité, instance suprême de coordination de la répression par la publication de listes de mouvements politiques et d’individus officiellement classés comme terroristes, hors de toute procédure judiciaire. Ces mises à l’index extra-légales sont accompagnées de la création de pôles judicaires antiterroristes spécialisés et par la promulgation d’ordonnances (ce qui a l’avantage d’éluder tout débat législatif, même de pure forme) imposées à une justice asservie, orientant et normant les sanctions pénales.

Ce climat étouffant de coercition et de menaces est alourdi par le retour en force des tortionnaires de la très sinistre Caserne Antar érigés en officiers de police judiciaire. Ce qui choque les citoyens mais ne semble pas émouvoir les « élites » médiatisées, notamment ces avocats reconvertis dans les droits de l’homme qui, jadis, quand ils activaient dans le très putschiste CNT1, avaient produit les législations antiterroristes et rédigé l’incroyable article 87 bis du Code pénal (ordonnance n 95-11 du 25 février 1995) qui judiciarise la répression et l’arbitraire. Une disposition exorbitante qui élargit jusqu’à l’absurde le champ des qualifications d’acte terroriste. Ainsi la moindre expression citoyenne, protestation pacifique ou initiative associative est susceptible d’encourir les foudres répressives d’un appareil judiciaire entièrement soumis aux services de sécurité. Peu de voix s’élèvent pour dénoncer le fait que des personnes arrêtées sont incarcérées dans la caserne Antar, équivalent local de l’horrible École de mécanique de la Marine des généraux argentins.

C’est dans ce contexte macabre que se sont joués les derniers événements qui ont agité la scène médiatique algérienne et internationale2. Que comprendre de cet épisode de répression accentuée sous-tendu par le discours paranoïaque d’un régime incapable d’installer le pays dans une dynamique positive, qu’elle soit politique, économique ou sociale ? L’exaspération d’une junte militaire sans capacités d’influence sur l’opinion se traduit par un durcissement sans précédent de la répression et coïncide avec le retour au sommet du pouvoir d’hommes de l’ombre qui ont contribué à écrire les pages les plus sombres de l’histoire postindépendance du pays.

La continuité oppressive du régime

Ainsi, depuis plus de deux ans, il ne passe pas un jour sans que des innocents ne soient condamnés, incarcérés, torturés et humiliés par les différentes polices chargées de la surveillance politique de la société. Cette vague continuelle d’arrestations frappe toutes les catégories sociales, les mineurs et les femmes âgées n’y échappent pas. À titre d’illustration de cette honteuse dérive, on peut notamment citer le cas de Mme Fatiha Daoudi, âgée de soixante-cinq ans, enfermée durant seize mois à la prison d’Annaba pour « atteinte à la sureté de l’État » ; ou encore celui de Saïd Chetouane, adolescent âgé de quinze ans à peine, que tous les Algériens ont vu effondré en larmes tard le soir après avoir passé la journée au commissariat. Arrêté pour avoir évoqué les sévices qu’il avait subis et qu’aucun médecin n’a voulu confirmer, il a été arraché à sa mère jugée indigne par des médias serviles. Mais aussi par tout un pan de cette clientèle du système qui avait rejoint le Hirak avant de s’en écarter lorsque ses animateurs ont compris que le mouvement était irrécupérable et pouvait se passer de guides. Symbole de la brutalité aveugle du système, le jeune Said a été placé à plus de cinq cents kilomètres de son domicile familial, il a été hospitalisé après une grève de faim et a failli perdre un rein. La mère du jeune Said Chetouane, femme de ménage élevant seule son fils, a été elle aussi condamnée…

La « main étrangère »

Depuis quelques mois cependant, une autre forme de mise au pas de l’opinion est actionnée par les polices du régime dans un souci d’effacer les éventuelles expressions publiques des divergences au sommet des appareils. Il s’agit de bâillonner toute voix critique, y compris celles d’individus chargés d’animer la pseudo-société civile autorisée. Ces enfants longtemps gâtés du pouvoir sont d’anciens alliés du temps de la « sale guerre »3. Ces femmes et ces hommes ont, à des degrés divers, cautionné, couvert ou, au minimum, toléré les exactions massives perpétrées contre la société sous couvert de lutte antiterroriste. Autrefois présentées comme façade « démocratique » du régime du fait de discours critiques – très édulcorés –, ces personnes hier complaisamment médiatisées par la presse et les télés « indépendantes » sont aujourd’hui directement visées, arrêtées et interdites de quitter le territoire sous l’accusation d’être stipendiées par des officines étrangères. Pour la plupart issus de la moyenne bourgeoisie francophone, ces acteurs diabolisés sont présentés comme les marionnettes d’une très imprécise et menaçante « main étrangère ». Le narratif est familier, on croirait presque revivre les années 1990 et entendre à nouveau les imprécations officielles à l’endroit des islamistes !

Pour annihiler cette fantasmatique « cinquième colonne », la répression ratisse large : des associations sont interdites et leurs membres emprisonnés, idem pour des médias dits indépendants pour ne citer que le cas de Radio M, la Ligue des droits de l’homme4 et des partis politiques5 dissous du jour au lendemain après avoir vu leurs membres poursuivis en justice et/ou emprisonnés.

Martelant l’argument fallacieux du financement étranger et de l’ingérence extérieure, le pouvoir oublie le rôle de ses anciens alliés quand ils passaient en boucle sur les plateaux des chaînes françaises de télévision, publiaient des ouvrages en France et répondaient à des interviews pour justifier la sale guerre et pointer les « terroristes » désignés d’avance. Des « intellectuels modernistes » français, en collaboration avec des figures notoires de la propagande otano-sioniste, avaient joué le rôle de faire valoir des généraux janviéristes sur injonction de leurs sponsors occidentaux.

Plus récemment, des dirigeants de partis croupions « d’opposition » ont été distingués et primés par des institutions étrangères financées par le milliardaire George Soros, agent reconnu de déstabilisation au service des stratégies anglo-américaines, sans être inquiétés le moins du monde par la police politique et les relais de la propagande des généraux. La prise de distance avec le Hirak et l’allégeance publique au président désigné justifiant la mansuétude dont ils continuent de bénéficier6.

Diversion et guerre psychologique contre la société

L’argument « patriotique » par lequel les médias du pouvoir tentent de manipuler l’opinion publique a été par exemple mobilisé lors d’un tapage médiatique orchestré contre une activiste franco-algérienne, à l’influence incertaine, prétendument exfiltrée par les services secrets français et soi-disant utilisée par des médias étrangers pour déstabiliser le pays7. Jetées en pâture à une opinion publique qui n’est dupe de rien, ces nouvelles têtes de Turc du régime sont ainsi clouées au pilori par les relais totalement ineptes de propagande. En plus de sonner faux et d’être trop visiblement un levier d’intoxication médiatique dont ont été victimes les hirakistes anonymes et avant eux les opposants au coup d’État du 11 janvier 1992, cette campagne de diversion ne contribue en rien à l’identification des blocages véritables qui affectent la société. Ce n’est rien de plus qu’un signal et une réponse à une semi-opposition qui a toujours valsé entre opportunisme, sectarisme et élitisme. Une remise au pas d’un microcosme privé de base qui, à la faveur des graves divergences au sommet des appareils, s’est laissée pousser des ailes dans ses attaques contre le président Abdelmadjid Tebboune. Lequel, malgré tous les déchirements, demeure le choix consensuel a minima des généraux de la Cuppola, les vrais « décideurs » dont le chef d’Etat A. Tebboune n’est que le docile instrument.

Car, on le comprend sans peine, ces péripéties sont au mieux les effets secondaires d’un conflit opposant des groupes d’intérêts concurrents qui émergent de la confidentialité du sérail et s’exposent dans les médias et les tribunaux. La reprise en main autoritaire annonce de fait, outre l’exaspération des généraux, la réorganisation de la pseudo-« société civile » caporalisée dans la perspective de prochaines élections, période propice à tous les marchandages sur le partage de la rente.

La citadelle éternellement assiégée…

Cette nouvelle vague répressive est également justifiée par la réelle détérioration des conditions géopolitiques globales, avec les conséquences du conflit Russie-Otan et de l’aggravation des tensions avec la monarchie marocaine, sans minimiser l’impact de la crise sociopolitique en Tunisie. Les tyrannies, c’est de notoriété historique, redoublent d’agressivité et deviennent particulièrement dangereuses lorsqu’elles sont confrontées à la montée des périls. Les menaces sur l’Algérie, peuple, Nation et territoire, sont concrètes et ne sauraient être ignorées. Mais il est certain que l’adaptation du pays à la dégradation de sa proximité stratégique ne saurait se limiter à la constitution d’arsenaux. Tout comme l’union nationale ne saurait prendre la forme d’un garde-à-vous silencieux d’une société sous l’égide d’un commandement militaro-sécuritaire omnipotent. Une dictature inepte et corrompue qui s’acharne sur des innocents et dont les arsenaux sont entièrement tributaires de l’étranger saura-t-elle protéger le pays des visées et injonctions de l’axe atlantico-sioniste ?

Face à un environnement incertain et parfois adverse, la priorité des décideurs, en plus d’exercer ce qu’ils savent faire le mieux, terroriser le peuple, est donc de fabriquer un front interne artificiel et des relais civils déférents opposés à un « ennemi intérieur » également préfabriqué. À cette fin, le mythe de la « citadelle assiégée mais inexpugnable », très utilisé au cours des années 1970 pour susciter l’union nationale autour du régime, est donc très ostensiblement réactivé.

Le seul élément visible qui pourrait corroborer cette posture paranoïaque est la multiplication des influenceurs de réseaux sociaux, YouTube et Facebook en particulier, dont le discours d’« opposition » radicale, parfois à la limite de la décence, masque mal la défense d’intérêts opposés aux valeurs populaires de solidarité décoloniale. Il est vrai que les « lives » de certains de ces protagonistes d’un genre renouvelé de la politique spectacle – voire de la simple désinformation téléguidée – captent de larges auditoires par ailleurs complétement privés d’expression ; mais ont-ils vraiment l’influence que le régime leur prête ?

Comme il leur est impossible d’imaginer ou de tolérer un libre débat qui serait bien plus efficace pour situer ces acteurs, le recours à des formes d’autoritarisme renforcé confirme les réflexes pavloviens des dirigeants. Entre tropisme sécuritaire et incompétence manifeste, peu d’observateurs sont en mesure de prédire les étapes ultérieures d’une mécanique épuisée, que ce soit pour contrer la dégradation continue de la situation économique et sociale ou qu’il s’agisse de questions sensibles de politique étrangère. Ce qui est certain, c’est que les généraux, exaspérés par la défiance de la société et collectivement affaiblis par les puissantes mobilisations pacifiques du Hirak, ne sont plus en mesure de tolérer la moindre expression publique de leurs divergences, même par le biais de personnalités… ductiles et d’organisations de l’opposition « agréée ».

Le Hirak, entre menaces réelles et scoops émotionnels

Celles et ceux qui militent pour un État de droit et de libertés, et au-delà l’écrasante majorité de l’opinion, condamnent unanimement cette vague d’arrestations et de mises à l’index. Les conditions indignes auxquelles sont soumises les personnes – et leurs proches ! – ciblées par le régime, authentiques opposants ou anciens alliés, sont absolument inacceptables. L’arbitraire, les mauvais traitements et les lettres de cachet dont sont responsables les décideurs et leurs services de sécurité qui affectent des journalistes d’horizons divers, des activistes de toutes obédiences ou de simples citoyens ayant exprimé leurs opinions sur les réseaux sociaux, sont strictement inadmissibles. Ces atteintes, très documentées, aux droits humains et aux libertés essentielles sont d’autant plus insupportables qu’elles affectent des populations qui ont assumé le prix le plus élevé pour la libération nationale et qui n’ont jamais eu besoin de tuteurs pour affronter la pire adversité.

L’objectif constant du pouvoir est de neutraliser le mouvement populaire et d’étouffer dans l’œuf toute velléité contestataire, même celles sans aucun ancrage social. Mais quelle est l’efficacité de cette politique du tout répressif ? La main de fer policière peut-elle atténuer le rejet de ces modes opératoires par la vaste majorité d’une opinion bien plus mature que les décideurs mais globalement méprisée par eux ? L’étouffement de la société, l’arbitraire et le manque de respect systémique des femmes et des hommes de ce pays conduisent à son affaiblissement.

Dans ce contexte de convulsions permanentes au sommet, de répression accentuée et de dangers externes réels, la réponse politique principale face aux décideurs de l’ombre reste incarnée par le mouvement populaire émancipateur du Hirak. Les fausses crises « diplomatiques » et les scoops d’action psychologique restent sans autre effet que de déconsidérer davantage une direction politique impotente, réduite à ses seules dimensions sécuritaires et prédatrices. La défense du pays et de ses intérêts supérieurs ne peut être le fait d’une caste largement corrompue et disposée à tous les reculs et toutes les compromissions pour autant que l’étranger lui assure protection et soutien.

Sur fond d’absolutisme policier et de déni de droit, de guerre des clans au sommet et de précarisation des conditions d’existence des couches populaires, l’Algérie doit s’adapter à un environnement instable et dangereux. La gestion économique et sociale inepte et sans boussole ne contribue qu’à la pérennité de déséquilibres qui obèrent l’avenir du pays. L’impossible dynamisation économique et la détresse de catégories croissantes de la population confirment la nature d’un autoritarisme dont le discours démagogique ne peut masquer les déficiences de ses personnels et la défaillance criarde de son administration.

Loin des jeux de pouvoir stériles et immunisée contre la propagande émotionnelle, les faux scoops et les scandales de la direction du système, la société algérienne réaffirme sans cesse la vigueur des principes de souveraineté, de justice et de liberté qui forment le socle de la nation défini par les textes fondamentaux de la Révolution algérienne. Cette ligne politique fondamentale, construite au fil de l’histoire des luttes populaires, est la garantie suprême de l’indépendance du pays et de sa résistance aux forces de la régression internes et externes.

Notes

1 Conseil national de transition, « parlement » putschiste constitué le 18 mai 1994 et composé de soixante personnes cooptées par la police politique.

2 Arrestation en décembre 2022 d’Ihsane El Kadi, amené menotté dans les locaux de Radio M ; « affaire » Amira Bouraoui en février 2023.

3 De janvier 1992, date de l’arrêt du processus électoral ayant donné l’écrasante majorité au FIS, et jusqu’en 2002, les généraux ont plongé le pays dans une guerre qu’ils ont appelé « lutte antiterroriste » et qui est appelée « sale guerre » surtout depuis la parution du livre La Sale Guerre de Habib Souaidia (La Découverte, 2001), dont les témoignages et récits sur cette guerre menée contre le peuple n’ont à ce jour jamais été mis en porte à faux par le pouvoir.

4 https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/algerie/algerie-dissolution-laddh

5 https://inter-lignes.com/sur-decision-du-conseil-detat-gel-des-activites-du-mds-et-fermeture-de-ses-locaux/

6 https://www.algerie-eco.com/2019/10/17/soufiane-djilali-recompense-leaders-for-democracy-award/

7 Mais le psychodrame est clos. Un communiqué de la présidence française du 24 mars 2023 indique qu’un échange téléphonique entre chefs d’État a officiellement soldé cette crise. En attendant la suivante…

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