À PROPOS DE : « LES INSURRECTIONS EN FRANCE » D’ANDREW HUSSEY
JACQUES SIMON
Pour mener une grande enquête sur les insurrections en France, Andrew Hussey, directeur de recherches à l’École des Hautes Études de l’Université de Londres à Paris, est allé à la rencontre de tous les acteurs, jeunes mais aussi responsables politiques et associatifs, policiers ou historiens, à Paris, Lyon, Alger, Tunis ou Casablanca.1
Sans avoir de conclusion claire et nette sur son livre, pour ne trahir la complexité du sujet, l’auteur estime que la colère est omniprésente chez nombre de jeunes gens des banlieues et des quartiers où la population est souvent d’origine maghrébine, qui n’attendent ni réforme ni révolution. Ils veulent la vengeance. Leur rage s’exprime souvent symboliquement : ils s’identifient à la Palestine et s’approprient le langage de 1’intifada, brandissent le drapeau algérien et portent le voile comme une provocation. Ils pratiquent l’argot arabe et leur slogan le plus entonné dans un arabe familier : Na’al abouk la France ! » (Va te faire foutre la France !) est étranger à une quelconque tradition française, comme à celle des nationalistes algériens, du MNA comme du FLN. Leur haine de la France est révélateur d’une lutte pour participer à une guerre de longue durée, identifiée à celle que, menée en Irak, en Syrie, au Yémen et en Afghanistan.
L’auteur se démarque des intellectuels de gauche qui, dans les pages du Monde ou de Libération, considèrent que « la fracture sociale » et le manque de « justice sociale » est la source de « l’insurrection populaire de 2005, en édulcorant autant le rôle joué par les groupes islamistes que le fait que les émeutiers soient issus de l’immigration. Loin d’être exclus pour des raisons sociales, les émeutiers ; Précise-t-il : « Se décrivent souvent comme des soldats d’une « guerre d’usure» contre la France et l’Europe. Dans cette mesure, ils sont en lutte contre le concept même de « civilisation », qu’ils considèrent comme une invention européenne. […] Ils ne se considèrent pas comme des victimes, mais au contraire comme des acteurs de l’histoire. C’est la raison pour laquelle ils se décrivent comme des « soldats »
Dans ce travail d’envergure, Andrew Hussey inscrit les émeutes des banlieues de 2005, qui ont conduit le gouvernement à décréter l’état d’urgence, en vertu d’une loi qui avait été votée pendant la guerre d’Algérie, dans l’histoire d’une longue guerre dont il fait remonter les origines à la colonisation du Maghreb. Il est certain qu’effectuée de manière pacifique, suite à un long processus diplomatique dans les protectorats du Maroc et de Tunisie, elle entraîna, la mise en place d’institutions tant administratives que juridiques et académiques (écoles, lycées, universités) dont l’impact a été profond et durable, sans altérer l’identité culturelle de ces pays.
La colonisation de l’Algérie, fut différente. En lançant l’expédition d’Alger en 1830, les Français avaient en tête la campagne d’Égypte (1798-1801) où Napoléon voulait libérer les populations indigènes du joug ottoman. Après la chute de la Régence, les Français crièrent victoire sans se douter que la résistance allait s’organiser, à partir de 1832, autour de l’émir Abd el-Kader qui ne sera vaincu qu’en 1847. Sous le second Empire (1852-1870), Napoléon III lança l’idée d’un royaume arabe au sein de l’Empire. Il proposait que « les indigènes » deviennent français à condition de renoncer à leurs codes religieux. Il fit pour cela deux voyages en Algérie, en 1860 et en 1865, mais sa politique échoua.
Sous la IIIè République, après l’écrasement de l’insurrection de la Kabylie, le développement du mode de production capitaliste, amorcé sous le second empire et l’application du code civil ont désintégré les tribus dont l’économie archaïque reposait sur la propriété collective des terres. Sur les ruines de la société indigène, la France a lancé sa « mission civilisatrice » visant à rendre leurs habitants culturellement français en menant une politique en plusieurs volets : un cours nouveau donné à la scolarisation des Musulmans, l’adaptation de l’administration, de la justice, de la fiscalité à la population indigène, la tentative de doter l’Islam d’une structure d’Eglise et l’élection de délégués musulmans aux Délégations Financières, un Parlement colonial créé en 1898, chargé de la gestion du budget spécial de l’Algérie. A la fin du siècle, la politique coloniale avait transformé la géographie, l’économie et la société, européenne et musulmane2, mais :
« Beaucoup plus vivement que la pression d’une évolution interne, le choc imposé par un dynamisme étranger est ressenti comme une déchirure ou même comme une destruction3. »
C’est dans ces conditions que des milliers d’Algériens devenus des prolétaires, ont été intégrés pendant la Grande Guerre dans l’économie moderne et sont devenus une composante de la classe ouvrière française. Cette mutation sociale a permis au PCF de créer en 1926, l’Étoile Nord- Africaine. Un an plus tard, son secrétaire général, Messali Hadji, cadre communiste acquis aux thèses de l’internationale sur la question coloniale, prononce au Congrès de « la Ligue contre l’oppression coloniale » à Bruxelles, un discours qui fonde la nation algérienne sur le modèle de la révolution française.4 Inlassablement, l’Étoile et ses successeurs, le Parti du Peuple algérien (PPA), le Mouvement pour le Triomphe des libertés démocratiques (MTLD) puis le Mouvement National Algérien (MNA) ont défendu ce programme en réclamant toujours le soutien de la classe ouvrière et du peuple français ami.
De 1954 à 1962, le MNA, durement réprimé en France, fut écrasé en Algérie par l’armée française et par le FLN qui, en portant la guerre en métropole, a détruit le mouvement syndicaliste algérien, intégré depuis un demi-siècle dans l’histoire sociale, politique et culturelle de la métropole. En accordant l’indépendance en Algérie, en juillet 1962, De Gaulle met fin à un conflit qui a déchiré toute la société française, les deux pays semblent alors destinés à évoluer indépendamment : la France se tourne vers la construction de l’Europe et l’Algérie vers les États maghrébins et arabes. La violence des affrontements qui ont culminé pendant la période terroriste de l’OAS, l’arrachement à la- terre algérienne subi par un million de pieds noirs et le massacre de centaines de milliers de harkis, ont effacé les conventions prises le cadre des accords d’Evian et limité les promesses de coopération privilégiée de 1962. La coupure semble définitive. Pourtant la France conserve une place privilégiée dans les échanges économiques et humains avec l’Algérie et des deux côtés, on se comporte comme si la rupture n’était jamais définitive. Le caractère ambigu de cette situation explique que le processus d’intégration des Algériens installés ou venus après l’indépendance s’établir en France, n’a pas suivi celui des immigrations de l’Europe du Sud (Italiens, Espagnols et Portugais) pour faire France5.
Installés dans les grandes villes, les régions industrielles et les banlieues, où l’émigration s’est sédimentée depuis un demi-siècle, les relations avec la société française se sont progressivement distendues, d’autant que le rejet de la France est resté la seule culture politique des dirigeants algériens.
La circulaire du 5 juillet 1974, relative à l’introduction des travailleurs étrangers a créé chez les enfants de l’immigration algérienne un esprit nouveau. On est en France pour y rester.6 Une communauté maghrébine va se construire en consolidant l’appartenance religieuse musulmane face à l’étranger, c’est-à-dire les Français toujours considérés comme des colonialistes, même en France. En 1981, après l’arrivée de la gauche au pouvoir, le « retour » au pays voulu par les autorités d’Alger et par François Mitterrand (promesse de Lionel Stoléru de
son célèbre « million » aux émigrés qui quittent la France et les circulaires Bonnet qui institutionnalisent les retours) échoue par l’absence d’emplois offerts par l’Algérie.
En 1983, la marche des « Beurs » fut triomphale mais sans lendemain.
Même échec de la conception de la politique axée sur les médias par SOS racisme. En 1987, quand le Code de la nationalité se met en place, les Algériens de la troisième et quatrième génération revendiquent leur droit d’entrer dans la société française. Les faits décideront autrement, avec la révolution iranienne et les différentes guerres qui ont ébranlé le Moyen-Orient. En octobre 1988, les émeutes sanglantes qui éclatent en Algérie aboutissent à l’adoption d’une constitution instaurant le multipartisme et à l’agrément accordé, en 1989, au Front islamique du salut (FIS).
Une page nouvelle va s’ouvrir.
La seconde guerre d’Algérie (1992-1997)7 va révéler les relations ambiguës – amour et haine mélangée – du couple franco-algérien. En soutenant le pouvoir algérien qualifié de rempart contre l’islamisme, le gouvernement français s’est révélé incapable de répondre à l’évolution de la situation en Algérie comme à l’exportation de la violence sur son sol. On assiste alors à la fin du modèle d’assimilation à la française8, à la montée du fondamentalisme musulman et depuis 2005, aux émeutes des banlieues9 qui ont conduit le gouvernement français à décréter l’état d’urgence en vertu d’une loi qui avait été votée, coïncidence significative, lors de la guerre d’Algérie.
L’ouvrage d’Andrew Hussey est d’un grand intérêt mais la cause principale des émeutes des banlieues n’est pas comme il le dit à rechercher principalement dans la colonisation du Maghreb, surtout de l’Algérie, mais dans la guerre que le FLN a menée en France, avec le massacre des dirigeants de l’Union syndicale des travailleurs algériens (USTA), ancrée dans l’histoire du mouvement syndical et ouvrier français et le terrorisme urbain. Cette guerre suivie de l’expulsion d’un million d’Européens, du massacre des harkis et de l’exigence par l’Algérie de la repentance éternelle de la France pour les crimes de la colonisation ont créé une fracture profonde qui reste toujours ouverte. Cette analyse rarement abordée mérite d’être étudiée pour bien comprendre la complexité des « insurrections en France » qui connaissent une actualité brûlante.
Notes
1. Hussey Andrew. Insurrections en France. Du Maghreb colonial aux émeutes de banlieues, Histoire d’une longue guerre, L’Artilleur, 2015.
2. Ageron (Ch-R). Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, 1968.
3. Turin (Y). Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, Maspero, 1971.
4. Simon (J). L’Etoile Nord-Africaine (1926-1937), L’Harmattan, 2003.
5.Tribalat (M). Faire France, La Découverte, 1995.
6. Fuchs (G). Ils resteront. Le défi de l’immigration. Syros, 1987.
7. Provost (L). La seconde guerre d’Algérie. Le quiproquo franco-algérien, Flammarion, 1996.
8.Tribalat (M). De l’immigration à l’assimilation. La Découverte/Ined, 1996 ; Assimilation : la fin du modèle français, Ed. du Toucan, 2013.
9. Jelen (C). La guerre des rues. La violence et « les jeunes », 1999
Jacques SIMON, janvier 2016