La « foire » aux soutenances

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Abdelhafid OSSOUKINE
Peut-on imaginer un Pr. Bousoumah, spécialiste du droit de l’entreprise, diriger une thèse sur la dissolution du mariage, ou un Doyen Mahiou, publiciste de renom, assurer le suivi d’un mémoire de magister sur l’informatique et le droit? La réponse est évidemment non, parce que ces honorables personnes, quoique capables de prendre en charge n’importe quel thème juridique, respectent leurs profils scientifiques à l’intérieur de la spécialité juridique dans laquelle ils ont investi leur carrière. Ils ne s’engagent dans la direction d’un travail de recherche que s’ils estiment être en mesure d’assurer un encadrement digne en fournissant l’aide pédagogique et méthodologiques nécessaires à l’apprenant.
Qu’en est- il dans nos facultés? Pour répondre à cette question et tenter d’expliquer le phénomène de la ruée vers la direction de thèses, quelques règles doivent être préalablement présentées.
Partout dans le monde, lorsque l’étudiant de troisième cycle arrive au choix de son sujet, il doit s’adresser à un directeur de thèse. Pas n’importe lequel. Les us, commandent que l’encadreur ait traité le sujet soit dans ses cours, soit dans ses écrits. En somme, il faudra que le sujet constitue un centre d’intérêt pour le directeur de recherche. Etre professeur, ne donne pas directement droit d’apposer sa signature sur toutes les demandes d’encadrement. Il y’ a des spécialités, des profils, des sensibilités scientifiques à respecter.
En 2016 seulement que la tutelle s’est rendu compte du mélange des genres, et qu’il a fallu l’intervention d’un texte pour faire le ménage ! L’article 6 de l’arrêté n°933 du 28 juillet 2016 dispose ce qui suit :
Les établissements de l’enseignement supérieur… sont tenus de prendre les mesures de contrôle suivantes :
Institution d’une base de données numérique dans chaque établissement supérieur… contenant les noms des enseignants chercheurs… classés selon leurs filières et spécialités et leurs curriculum vitae et leurs domaines d’intérêts scientifique et de recherche…
Dans la discipline juridique, il y’a le droit public et le droit privée. Bien que cette distinction ne tienne plus la route pédagogiquement, elle continue toutefois à délimiter les frontières entre les sous-spécialités. Grosso modo, le centre d’intérêt pour un domaine ou un autre n’est pas inscrit sur le front de chaque enseignant-chercheur. On ne le devine pas. Il ressort du nombre de publications produites par cet enseignant, du thème traité dans sa thèse, de ses participations dans les divers colloques. Cependant, lorsque la majorité des enseignants sont des avocats, et donc spécialistes en tout et en rien, il n’est pas étonnant de trouver certains d’entre eux sur le chemin de toutes les soutenances toutes, spécialités confondues. Sans scrupule, ils acceptent tout ce qu’on leur propose. La consultation du registre où sont consignés les procès-verbaux donne un aperçu sur cette entorse à l’éthique universitaire.
Les soutenances sont réduites à un spectacle honteux dont les responsables ne sont que ces pseudos encadreurs, devenus maître du «tout encadrer », submergés de propos louangeurs que les apprentis docteurs es-plagiat arrosent dans leurs remerciements. N’a-t-on pas décelé dans les dédicaces dithyrambiques d’une candidate envers son «directeur de thèse », non pas une déclaration d’amour, mais bien plus, une prosternation envers le gourou, devenu par on ne sait quel miracle «un érudit, dont le savoir encyclopédique dans le domaine juridique est reconnu par tout le monde. ». Le summum de l’emphase et les circonvolutions ;
La réalisation d’une thèse est un partenariat entre un chercheur confirmé et un « chercheur-apprenti », que chacun va dépendre et bénéficier de l’autre au cours des années de thèse (Le guide du parfait encadrant Préparé par la direction de l’Ecole Doctorale Terre Univers Environnement de l’Université de Grenoble).
A partir donc de la consultation dudit registre on peut mesurer l’étendue des prouesses encyclopédiques de certains encadreurs s’immisçant sans honte bue, dans des thématiques qu’ils ne maîtrisent guère, en passant allègrement du droit pénal au droit administratif, du droit international au droit de procédures civiles, de la bioéthique au droit constitutionnel, du droit du foncier aux sciences politiques, du droit fiscal à la philosophie du droit et ainsi de suite. Certains de ces encadreurs avaient réussi par le passé l’exploit de réaliser leurs propres thèses en deux temps trois mouvements. Ils avaient franchi les murs du son !
La participation dans les soutenances, comme rapporteur (directeur de thèse), président de jury ou simple examinateur est non seulement rémunéré (18 DA, la page), mais elle permet aussi d’amasser quelques notes qui seront comptabilisées pour la promotion dans les différents grades. Lorsque le candidat est incapable d’avancer avec des travaux de recherche digne de ce nom, le procédé, de surcroit rémunéré, permet de grignoter quelques points qui seront non négligeables au moment venu.
Il n’est pas rare que des souteneurs expérimentés et non spécialistes arrivent jusqu’à comptabiliser des dizaines de soutenances (doctorat, magistères) en une année, soit en tant que rapporteurs, examinateurs ou présidents de jury. A supposé que l’un deux, -et ce n’est pas une simple vue de l’esprit-, ait lu une moyenne de 300 pages par document, il aurait, seulement à Oran, parcouru et corrigé 8100 pages (148000 DA), Comment est-ce possible si on rajoute à cette énorme tâche de lecture soutenue, la correction des copies des différents examens, les affaires à plaider devant les tribunaux, les présidences de divers conseils et divers comités…
Quelle lecture doit-on faire de cette mainmise de quelques personnes qui monopolisent « le Souk des soutenances » ?
Vaut mieux tard que jamais, l’arrêté n°933 du 28 juillet 2016 est venu mettre fin à cette pratique qui n’a que trop duré. Désormais, les conseils scientifiques doivent veiller à l’application de l’article 5 dudit arrêté, en n’autorisant pas plus de neuf thèses et mémoires dans le domaine des sciences humaines et sociales tout en respectant les spécialités et les profils des directeurs de recherche.
En France, pour diriger une thèse de doctorat, un encadrant doit posséder une habilitation à diriger des recherches (HDR). Cette capacité est acquise au bout de plusieurs années d’expérience après la soutenance du doctorat (entre 5 et 10 ans). Aussi, cette capacité ne s’acquiert pas par l’ancienneté, ou par la fraude. Elle n’est pas non plus un grade comme le croit la majorité de nos enseignants-chercheurs. L’habilitation est au contraire une maîtrise de conceptualisation, une  aptitude acquise après un long parcours dans la recherche, un couronnement et un aboutissement que le maître transmettra à son étudiant.
Dans le système algérien, l’habilitation survient automatiquement une année après la soutenance lors de véritables parodies joliment orchestrées et bien rodées. Elle s’inscrit souvent dans le même processus « médiocratique » normal, dans lequel la thèse de doctorat a été soutenue.
En France pour que le candidat à la l’habilitation décroche le droit de diriger des travaux de recherche, il faut qu’il rédige un mémoire reprenant les travaux effectués depuis sa thèse, une sorte de doctorat bis sur travaux. Le document est expertisé par deux rapporteurs avant d’être défendu devant un véritable jury de spécialistes, et non un jury d’amis.
Encore faut-il que le sujet soit novateur et original, comportant tout ce qu’une recherche digne de ce nom exige comme contribution à l’avancement des connaissances. A Oran, aucun candidat n’a été recalé, tout comme les doctorats et les magisters. Il ressort, que le postulant, une fois son dossier administratif jugé recevable, la soutenance n’est qu’une simple formalité. C’est devenu presque identique à un examen de permis de conduire devant un examinateur véreux avec lequel on s’est préalablement arrangé.
Sérieusement, la soutenance est la dernière étape dans le processus de validation du travail de thèse (Le guide du parfait encadrant, ibid).
Et lorsque les mises en scène des soutenances interviennent, c’est un véritable supplice, par pour le candidat, mais pour les autres membres qui attendent que le président leur donnent la parole. Chacun y va avec son étalage, parfois en commettant d’énormes bévues dans leurs observations. Ils commencent visionner le document page par page, du début jusqu’à la fin, à tergiverser sur une virgule mal placée, sur telle faute d’orthographe, sur telle phrase entamée par un substantif… Certains ignorent qu’ils sont en train de corriger les travaux de grands maîtres, car la majorité de ce qui est présenté devant les jurys n’est autre que du pur plagiat.
Le président du jury est désigné par le conseil scientifique. A Oran, une tradition s’est développée à la faveur d’un jeu de ping-pong entre le rapporteur (l’encadreur) et le président du jury. D’une simple consultation du registre des soutenances, on remarque cet ascenseur qui ne s’arrête jamais entre une poignée d’enseignants alors que la faculté en compte plus d’une centaine.
Lorsque les membres du jury ont terminé leurs examens, la parole est redonnée au candidat. Son directeur le prie d’être bref, trop bref même, juste le temps de remercier tout le monde.
Après la soutenance, le jury se retire pour délibérer non sur l’obtention du diplôme ou pas, mais sur la mention. Cette dernière s’octroie « à la tête du client ».
Un directeur de thèse est, avant tout, un mentor pour le doctorant qu’il va encadrer. Il doit l’aider à comprendre et à s’approprier son sujet de thèse (ibid). Cela signifie que ce dernier doit s’organiser de sorte à accorder plus de disponibilité pour l’apprenant. Les deux doivent se voir périodiquement, discuter sur l’avancement de la thèse. Le thésard n’est autorisé à soutenir qu’après approbation du directeur. Or, dans la pratique, le thésard ne contacte son encadreur que pour lui faire signer les documents administratifs de réinscriptions. Le professeur recevra son exemplaire au même moment que les autres membres désignés par le conseil scientifique. Une fois imprimée, reliée, c’est trop tard. Même si le plagiat est détecté, même si les sourates du Saint Coran sont malmenées, le thésard soutiendra comme même. C’est trop tard.
Vînt le jour « J » celui de la « soutenance ». Celui de Melle ou de Mme. Les places sont réservées. A l’extérieur le buffet est déjà prêt. Gerbes de fleurs, confiseries, gâteaux de toutes sortes, café, thé, sodas… On sort le grand jeu, les petits plats dans les grands. Les dames invitées sont presque habillées en tenues de soirées… Comme les mariages, on fait appel à des photographes professionnels pour immortaliser le moment. Rien à voir avec les soutenances des «gu’lalil ». Les familles se rencontrent, celles des «souteneuses » avec celles des «soutenues». Un vrai Carnaval fi dechra, où se rencontre toute la mondanité oranaise.
La candidate se tortille, bafouille, avec une voie gutturale, psalmodie maladroitement son texte dans un français approximatif où se bousculent les phrases décousues, comme une élève de terminal qui ne maîtrise pas son sujet. En face, les membres émérites d’un jury ensommeillés, font semblant d’écouter religieusement le récit d’amphigouri de la candidate.
A la fin, les éloges fussent de partout et une mention très honorable est discernée à l’heureuse lauréate.
Les soutenances, notamment en fin d’années, généralement les week-ends reproduisent le même rituel, la même mise en scène. Même les youyou, et le berkoukess dans certaines facultés font partie aujourd’hui du décor sonore et digestif. La soutenance est acquise avant même son déroulement. Chaque examinateur veut surpasser son voisin en flatterie. Les soutenances sont devenues de véritables spectacles, une démonstration au grand jour de la décadence. Avec la première cuvée de doctorants LMD (3ans), il faut s’attendre au pire lorsque les douctours bambins, désopilants arriveront. Nous sommes loin du doctorat qualitatif de jadis… et ainsi vont les soutenances.
 

4 Commentaires

  1. Monsieur Oussekine! Je voudrais vous dire toute mon admiration pour cet article – pamphlet qui démontre chez vous un courage intellectuel tellement rare à notre époque. Je ne suis pas familiers des procédures académiques en matière de soutenance, vu que je viens d’une autre famille, celle de la médecine et surtout d’une autre époque jugée presque jurassienne actuellement.J’ai bien peur que cela ne rentre dans le domaine plus général de la dégradation du niveau universitaire, que seuls des cadres patriotes ont encore le courage de s’y opposer à cette dégringolade. Je pense à vous et au professeur Chitour que j’ai eu le privilège d’écouter sa conférence donnée il y a une semaine à Montréal.
    Je ne peux les citer tous, mais je le ferais volontiers pour le professeur Elaidi Abdelkrim, Hammoumi , mon grand ami Addi Houari et que les autres m’excusent.
    Toutes mes amitiés de votre médecin de famille, à qui vous avez dédicacé votre publication sur « le droit à l’épreuve des rites » qui a été lue par beaucoup de copains, notamment d’anciens cadres supérieurs de l’OMS.
    Mon affection et mon amitié totale à la  » tribu » des Bousmaha,

  2. C’est juste ce que vousdvous dites,mais est-ce la faute des encadrants et des thésards?
    Il ne faut pas oublier que tout cela émane
    Des responsables en charge des universités
    Il faut se poserla question pour savoir
    Comment sont nommés les recteurs et les doyens ? Et comment sont élus les présidents
    Des csg et les chefs de Pdt?
    Pourquoi au niveau du mesrs on n’a pas encore réglé le cumul avocat-prof?
    Et puis une volonté préméditée de banaliser
    Les diplômes.

  3. A l’université de Bouzarria, les soutenances se font avec la rechta en cachette par des jours fériés devant les jurys des raqui de la dechra, dans la cuisine avec les zgharites wezlabia.

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