La soif de liberté toujours d’actualité
J’avais le choix de raconter sa vie à travers son livre-bilan Quand une nation s’éveille, fraîchement sorti aux éditions Ines, exercice peu ardu vous en conviendrez, ou aller à sa rencontre. J’ai pris le parti de m’entretenir de vive voix avec cet homme de 86 ans, affable, intelligent qui a fait de sa vie un chapelet de luttes parfois perdues, mais toujours renouvelées. D’entrée le ton est donné. Sadek convoque un vieux dicton. Entre l’honneur et la perte (Nif oual khsara) qu’il abhorre, il choisit Nif oual fhama, (L’honneur et l’intelligence).
C’est la philosophie de la vie de ce militant invétéré plus politique que médecin. Son parcours est celui des ruptures, si l’on en juge par son refus de trahir ses convictions et ses idées. A 20 ans, il a claqué la porte du PPA parce qu’à ses yeux le parti n’avait pas été juste dans la crise dite berbèriste de 1949. Il a aussi quitté le PAGS dont il était le premier secrétaire. Autant d’escales mal vécues qui ont marqué un parcours heurté, mais dont il tirera des enseignements utiles. «Il est des moments où il vaut mieux lutter avec soi-même qu’avec les autres», commente un des anciens camarades qui avoue ne pas cerner toutes les facettes de Sadek, qu’il a pourtant longtemps côtoyé.
Il est des fois où autour de soi on trouve qu’il n’y a plus grand monde. Alors on convoque sa mémoire. C’est ce qu’a fait Sadek dans son nouveau livre qui porte en lui les traces d’une blessure souvent rouverte… «J’ai vécu mon enfance au gré des mutations de mon père Khider, instituteur. Ainsi, j’ai passé quatre années à Taguine, petit hameau dans la wilaya de Tiaret, pas loin de Ksar Chellala.» Il se souvient qu’il s’y trouve une stèle française symbolisant la prise de la smala de l’Emir Abdelkader.
Puis, ce fut Berrouaghia de 1932 à 1940, et Larbaâ Beni Moussa en 1941. «C’est là que j’ai vécu les années les plus intenses de ma socialisation. J’ai fait le collège de Blida, après qu’il eut servi d’hôpital militaire pendant la Deuxième Guerre mondiale. J’ y ai connu comme condisciples Abane Ramdane, Ali Boumendjel, M’hamed Yazid, etc. J’ai aussi fait des études par correspondance. C’est au lycée de Ben Aknoun que j’ai obtenu mes deux bacs en 1946. Puis, ce fut la faculté de médecine d’Alger. Mon éveil politique s’est réellement effectué à l’Arba, où j’étais responsable du mouvement scout musulman à l’époque où Keddache et Louanchi officiaient à Alger dans les SMA».
Sadek évoque deux personnages emblématiques de l’Algérie : «Le respect consensuel envers Ben Badis faisait bon voisinage avec la fascination exceptionnelle envers Messali, zaïm, leader national Dans nos premières années activistes, nous retenions de Messali le mot d’ordre fulgurant d’indépendance, assorti parfois de l’Assemblée constituante et la parole au peuple. La devise sacrée émanait d’un monument vivant qui incarnait l’attachement inflexible à une cause qui lui avait valu tant de persécutions. Bien qu’ignorants de son itinéraire et de son œuvre, nous retenions de Ben Badis les quelques formules les plus répandues.» Sadek qui a le souci de la précision parle doucement en choisissant les mots appropriés. Lorsqu’on évoque avec lui la crise dite berbèriste, il l’aborde sur le même ton avec sérénité.
Militant acharné
«J’ai vécu la crise bien avant qu’elle survienne dans le mouvement étudiant. Il faut dire que j’étais membre de l’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN), et à partir de 1948 j’étais responsable de la section universitaire du PPA auquel j’avais adhéré en 1943 à 15 ans ! Je me rappelle qu’après le départ de Henine, ils voulaient parachuter Kiouane. On avait exigé des élections. J’ai été élu responsable et président de l’AEMAN, dont la présidence était tournante, par souci de démocratie compte tenu des différentes sensibilités qui la composaient. Mais toutes les décisions importantes étaient prises en assemblée générale.»
Praticien à El Harrach au début de l’année 1954, Sadek exerçait au sein du cabinet commun partagé avec le professeur Réda Zemirli… «Nous étions les deux seuls chercheurs, moi en bactériologie et Taleb Slimane de Tlemcen en histologie. Après l’indépendance, j’ai repris le laboratoire d’hygiène de bactériologie à l’université d’Alger. Je devais prendre la chaire de bactériologie en octobre 1965.» Mais, entre-temps, la prise de pouvoir par Boumediène en juin avait tout chamboulé.
Sur le plan politique et après avoir quitté le PPA en 1949 après des différends idéologiques et des questions relevant de l’identité algérienne, Sadek adhère au Parti communiste algérien en 1951. «J’ai estimé que j’avais fait le bon choix, galvanisé par l’élan patriotique qui animait le parti. J’avais dit à Akkache que l’indépendance devait être la pierre angulaire de la lutte. Il m’a rassuré à ce propos. Et puis, j’y ai trouvé l’éclairage politique qui n’existait pas au PPA.»
Près des pauvres
«Bref, j’étais comblé dans mes aspirations», confie Sadek, visiblement heureux, convaincu que le parti était pleinement engagé dans la Révolution malgré les réticences de certains dirigeants du FLN qui n’en voulaient pas. La déclaration du 2 novembre 1954 du PCA était sans ambiguïté. «Pourtant, certains dirigeants du FLN, pendant 3 mois, refusaient de nous contacter. L’insurrection n’était pas une surprise pour nous. Une semaine avant le 1er Novembre, j’étais avec Bachir Hadj Ali à Tizi Rached. Jacques Galland y était aussi.
On avait estimé qu’après Dien Bien Phu et la déconfiture française, la lutte était irréversible, imminente ! Ne voyant rien venir en mars 1955, on a donné des directives à nos militants de participer individuellement au combat. Il y avait un modus vivendi tacite. Les combattants de la libération mêlés aux autres étaient côte à côte, mais ne se parlaient pas ! En ce qui me concerne, j’ai rencontré Ben M’hidi dans le restaurant de Saïd Ali, rue Auber (à Meissonnier), il m’avait sollicité pour un appui médical. J’ai sollicité à mon tour le Dr Georges Hadjadj, ami de la Révolution, toujours vivant, qui s’est engagé. Pour revenir à Ben M’hidi, j’ai apprécié grandement son ouverture d’esprit, ses analyses et son engagement sans faille. J’en étais impressionné alors que je venais juste de faire sa connaissance».
Le Parti communiste algérien interdit au lendemain de l’indépendance, ses membres forment un autre pôle de lutte clandestine, en créant le Parti d’avant-garde socialiste (PAGS), dont Sadek a été le premier responsable en janvier 1966. «C’était la remise en route du Mouvement communiste après la répression, se souvient Sadek. Après l’arrestation de Hocine Zahouane, Mohamed Harbi et Bachir Hadj Ali et d’autres camarades, nous avons estimé nécessaire de créer le cadre de lutte, même si la clandestinité a été très dure».
A la question de savoir que le pouvoir de l’époque «ménageait» quelque peu les communistes pour les opposer aux autres et que le «soutien critique» faisait jaser dans les chaumières, Sadek, imperturbable, réplique : «Je ne me souviens jamais avoir utilisé ce terme sur lequel on a créé une grande confusion. On était contre les orientations du pouvoir. J’ai écrit une lettre, en 1968, à Boumediène pour lui dire qu’on ne peut se réclamer du socialisme et user de la répression. Mais c’était le règne des contradictions, le jour où il y aura des nationalisations, nous pourrions discuter, lui avait-on lancé. Et quand cela a été fait, nous l’avions approuvé. Mais toujours est-il que c’est Boumediène qui s’est rallié à certaines de nos orientations et pas le contraire… Nous étions conscients que le pouvoir était divisé, mais nous ne soutenions pas un clan contre un autre.»
Les idées reçues, les clichés, les déterminismes ne font pas partie du lexique de notre interlocuteur, dont le parcours tout entier a été un débat d’idées. A propos des composants identitaires et des évolutions linguistiques, Sadek, adepte de l’authenticité, prône une ouverture sur tous les parlers et sur le monde.
Il y a de l’espoir
«La préférence affective des simples gens pour leur propre langue, qui était celle de la foi, du culte, de la famille et des relations de voisinage ou de travail ne les amenait pas dans leur pratique quotidienne à en faire une espèce de symbole sacré qui les oblige à rejeter, comme satanique, la langue du colonisateur pour le règlement de leurs affaires.» «Plus tard, note Sadek, cette opposition au nom du ‘‘sacré’’ entre les deux pratiques linguistiques se développera et sera exploitée par des acteurs politiques pour des intentions et des raisons qui n’auront rien de sacré.» Sadek convoque Mostefa Lacheraf : «Certains dirigeants et revanchards ‘‘embusqués’’ revenant de leur planque moyen-orientale ne surent pas distinguer entre une arabité linguistique et culturelle légitime et un arabisme de frénésie et de réaction baâthiste qui prétendait nous couper de notre lointain passé ‘‘nord-africain’’».
La crise du PAGS et son émiettement ? «Ce sont les résultats de plusieurs facteurs sans nier les infiltrations qui étaient réelles et il était impossible de déjouer les méthodes policières», relève-t-il, en précisant la faiblesse face à l’islamisme en pensant que l’armée seule pouvait y faire face, le contexte international avec la chute du camp socialiste et le démembrement de l’ex-URSS ; enfin une conjoncture politique défavorable avec un pouvoir décidé de se maintenir coûte que coûte.
Et c’est ce qu’il a fait après le sursaut salvateur de 1988. Plus personnellement, Sadek concède «qu’il ne voulait pas cautionner la politique du PAGS, perdant de plus en plus son autonomie. J’ai dit que je ne voulais pas prolonger mon mandat de premier secrétaire en novembre 1990. Avec le FIS, la guerre du Golfe, l’état de confusion et de sidération politique, le PAGS ne pouvait qu’éclater avec l’émergence d’Ettahadi, dont certains membres n’étaient même pas militants ! Il y avait en tout cas une grosse manœuvre pour casser le PAGS. Dommage que l’affaissement du système socialiste dû à l’évolution effrénée du néolibéralisme ait affaibli les progressistes.»
2014 et les perspectives de l’Algérie ? «Toute proportion gardée, je compare l’état de confusion à ce qui prévalait dans les années 1930. A côté des pionniers pour l’indépendance, la masse était dans un état de léthargie. Du point de vue de l’action, aucun Algérien n’avait confiance en son voisin. Il y avait des islamistes, les réformistes, les communistes, les militants de l’Etoile nord-africaine. Bien sûr, la situation n’est pas la même.
On a un pays qui regorge de ressources naturelles, humaines et matérielles et des potentialités extraordinaires qui sont annihilées. Comment refaire un nouvel éveil social ? Comment relancer la mobilisation ? Comment créer l’unité d’action au-delà des idéologies ? Que constate-t-on à l’heure actuelle ? On s’ingénie à savoir comment gérer la lutte entre les deux clans rivaux au pouvoir, les bases militantes sont hors jeu. Cela dit, je constate un éveil dans les différentes mouvances idéologiques et identitaires qui sont le socle de la refondation à travers une unité d’action pour sortir l’Algérie du pétrin, piégée par les convoitises impérialistes. C’est une question de survie.
On peut s’accommoder à cet éveil, on peut résister sans s’accrocher au char de l’OTAN. Même si la classe politique, pouvoir et opposition, est en retard par rapport aux aspirations du peuple. L’affluence au Salon du livre est une étape nouvelle, un bon signe. Des milliers de gens, avec ou sans hidjab, qui viennent, c’est une belle aspiration et un signe d’espoir qu’il faut bien gérer», explique Sadek, convaincu comme le poète Aragon que «rien n’est acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse». La liberté pour Sadek ? «De pouvoir penser et satisfaire les besoins humains légitimes». La démocratie ? «Ceux qui veulent sacrifier la liberté au nom de la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre. Il ne s’agit pas d’opposer sécurité et paix…»
HAMID TAHRI.
In Portraits.