HOCINE AÏT-AHMED : L’ECOLE ALGÉRIENNE DE L’HUMANISME POLITIQUE.

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L’intelligence est la lumière qui illumine le cœur et l’esprit de l’être humain. Quand cette intelligence est soumise au diktat de “la pensée jetable”, elle se fait l’instrument d’aliénation des mémoires et d’aveuglement des consciences.
Elle devient nuisible à la parole publique, à plus forte raison lorsque elle reprend à son compte un discours fait de raccourcis dangereux. Un discours reproduisant les clichés d’une pensée binaire, primaire et à construction artificielle.
En ces conditions, l’histoire civilisationnelle de l’être humain est confrontée à des récits qui, tout en la mutilant, la rendent mutilante.
Privé de toute perspective historique à même de rendre à la pensée politique sa complexité et son envergure humaine, le discours que cette pensée propose est ainsi réduit à servir une représentation théâtrale de ce que le Pr Edgar Morin appelle “la préhistoire de l’esprit humain”.
En ces temps où la civilisation humaine patauge en ce que le Pr Mohammed Arkoun appelait “les tragédies historiquement programmées” (Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam : combats et propositions P : 114), il est du devoir du porteur de la parole publique de rendre à l’exercice de la souveraineté par la raison toute sa hauteur, toute sa grandeur, toute son humanité.
C’est dans ces conditions faites d’inquiétudes profondes quant au devenir de notre pays, dans un contexte géopolitique des plus incertains pour les Etats post-coloniaux,   que nous commémorons, pour la deuxième année, la disparition de notre seul Président légitime, Hocine Aït-Ahmed.
L’inquiétude occupe, certes, le plus profond de notre être. Seulement, elle n’en est pas souveraine. C’est que ton souvenir, Dda l’Hocine, ton combat et tout ce que tu nous as appris ont forgé en nous des êtres épris de liberté, ivres d’espoir, des êtres qui ont pour nom, la patrie, et pour prénom, la démocratie.
LE STRATÈGE, LE DIPLOMATE ET LE VISIONNAIRE :
La clairvoyance et le sens de l’histoire qui t’ont toujours caractérisé t’ont permis d’être au rendrez-vous de beaucoup d’événements majeurs de l’histoire récente de notre pays.
En 1948, alors que tu n’avais que 22 ans, tu avais rédigé un rapport définissant les conditions et le mode de l’action armée comme expression radicale du combat politique pour l’indépendance de l’Algérie.
Ce rapport, il fallait avoir le sens élevé de l’amour de la patrie et une lucidité hors-pair pour lui donner le contenu qui sied à la situation de l’Algérie d’après Seconde guerre.
Aussi, il fallait être un fin stratège pour définir la stratégie de l’Organisation Spéciale (OS) qui allait naître, préciser sa mission et la structurer de façon à lui permettre d’être opérationnelle à l’échelle nationale.
En ce sens, tu as fait du militant de la cause nationale que tu étais son Hô Chi Minh.
Dda l’Hocine, il n’est nullement aisé d’évoquer ton parcours hors du commun en quelques lignes.
Seulement, il nous est donné d’apprécier ton génie de diplomate de la Révolution. En effet, ce génie t’a permis de gagner le soutien des membres de la conférence des non-alignés de Bandoeng en avril 1955 à la cause algérienne, alors que le FLN, créé en 1954, n’avait pas encore tenu son premier congrès.
En d’autres termes, la Révolution n’avait pas encore offert aux algériennes et aux algériens le premier noyau de l’exercice de leur souveraineté. Cet instrument sera celui du Comité de Coordination et d’Exécution, créé lors du Congrès de la Soummam du 20 août 1956.
Ta finesse de stratège et de diplomate était des plus redoutables. C’est ce qu’explique l’historien américain Matthiew Connelly dans un entretien en “hors-série” du Monde de février-mars 2012, paru sous le titre «La bataille d’Alger s’est jouée autant à Alger qu’à New York». Apprécions :
“Avant même le déclenchement de la guerre avec la France en 1954, les nationalistes algériens avaient une vision internationale du conflit qu’ils voulaient mener. L’homme qui développe cette stratégie s’appelle Hocine Aït-Ahmed. Il écrit en 1948 un document d’une importance fondamentale où il décrit une stratégie pour la guerre en citant les grands stratèges du passé comme Carl von Clausewitz ou Ernst Jünger. Il explique que mener le combat contre la France sur les champs de bataille n’aboutira jamais à cause de la trop grande différence entre les forces militaires. Dès 1953, il est à la conférence des partis socialistes asiatiques à Rangoun (Birmanie), où l’une des décisions est de défendre la cause anticoloniale ; en 1955, à celle de Bandoeng (Indonésie), où il est décidé de coordonner l’action des nationalistes algériens, marocains et tunisiens ; en 1956, il ouvre le bureau du Front de libération Nationale (FLN) à New York.
Les américains et les britanniques avaient envahi l’Afrique du Nord pendant la seconde guerre mondiale. Il restait, au début de la guerre froide, des bases américaines dans la région pour préparer une éventuelle troisième guerre mondiale contre l’Union Soviétique. Au Maroc, il y en avait cinq. Aït Ahmed était persuadé que les Américains ne laisseraient jamais les Soviétiques prendre pied en Afrique du Nord. Il avait compris que les nationalistes nord-africians, pas seulement les Algériens, mais aussi les Marocains et les Tunisiens pouvaient utiliser l’allié américain de la France en agitant la menace de voir l’Afrique du Nord tomber dans les bras du communisme”.
Malgré le premier acte de piraterie aérienne de l’histoire de l’humanité commis le 22 octobre 1956 par l’armée coloniale française, contre la délégation du FLN dont tu faisais partie, ta stratégie, Dda l’Hocine, a été payante.
Elle l’a été d’autant que le visionnaire politique que tu étais a permis aux combattant de la Révolution de dépasser le stade de revendiquer l’indépendance, d’assumer pleinement leur statut d’indépendants que les autorités coloniales voulaient à tout pris reconquérir et résoudre le dilemme de la représentation de la souveraineté algérienne en proposant la création d’un gouvernement provisoire établi en exil. Ce fut le GPRA.
Grâce aux efforts des représentants du GPRA, notamment M. M’hamed Yazid, ministre de l’Information et porte-parole officiel du GPRA de septembre 1958 jusqu’en 1962, le droit du peuple algérien à l’auto-détermination a fini par être reconnu par la communauté internationale.
L’ASCÈTE POLITIQUE :
Au lendemain de l’indépendance du pays, “la crise de l’été 1962”, a donné lieu à un affrontement fratricide. Ce chapitre douloureux de notre histoire récente, nous le retrouvons dans “L’affaire Mécili”, le livre que tu as écrit et édité en 1989, par fidélité de camaraderie fraternelle au “porte-parole de l’opposition algérienne” et pour rendre sa mémoire à l’Algérie du peuple :
“Fin juin 1963, un année à peine après l’indépendance, le mécontentement a gagné toute la population et des manifestations sporadiques ont lieu ici ou là. Aggravée par une guerre longue et ruineuse, et par l’exode massif des populations européennes, la situation économique héritée de la colonisation exigeait une mobilisation de toutes les énergies et de toutes les compétences.
Au lieu de cela, le pouvoir en place mène une politique de plus en plus autoritaire et répressive pour consolider l’Etat-FLN. De nombreux opposants sont arrêtés et torturé, parmi lesquels Omar Harag, un ancien militant de l’émigration, douze fois condamné pendant la guerre de libération par les autorités coloniales.
L’assemblée constituante algérienne, qui, pendant des décennies, fut le symbole des aspirations nationales, est dessaisie de ce qui était pourtant sa raison d’être : donner une Constitution au pays. c’est en effet le FLN qui élaborera au pas de charge une Constitution avant de l’imposer à l’Assemblée et de la faire adopter par référendum le 8 septembre 1963.”
Dda l’Hocine, face à cette dérive, tu as choisi de démissionner de “tous les organismes directeurs de la révolution”. En compagnie de camarades fraternels, tu as créé le Front des Forces Socialistes pour offrir au peuple algérien un instrument politique de combat pour la réhabilitation de sa légitimité dans l’exercice de sa souveraineté.
Aux honneurs factices et éphémères, tu as choisi l’honneur de défendre ton pays contre les pourfendeurs de son histoire, de tous les constituants de son identité citoyenne et de te dévouer au seul bonheur de la société algérienne.
Comme tu ne cessais de l’affirmer, ” il faut démocratiser la société algérienne. Elle peut donner l’exemple d’une intégration nationale de tous les Algériens fondée sur le droit à la libre expression de toutes les cultures.”
C’est au plus dur des épreuves historiques que l’on reconnaît la valeur des ascètes politiques !
Dda l’Hocine, durant l’insurrection du FFS, tu as perdu des camarades parmi les meilleurs enfants de l’Algérie. Tu as échappé aux tentatives d’assassinat, subit des campagnes de dénigrement des plus diaboliques, connu la prison. Tu as injustement été traité de “traître”,condamné à mort lors d’une parodie de procès. Toutes ces épreuves ne t’ont pas empêché de négocier -alors que tu étais prisonniers!- avec le président Ben Bella pour libérer le peuple algérien du joug du parti unique. Le 16 juin 1965, un accord signé par le FLN (parti unique) et le FFS est rendu public par la presse nationale de l’époque.
Cet accord aurait pu offrir à l’Algérie le rôle de conduire la locomotive de l’histoire dans le sens d’une démocratisation politique de l’Afrique du Nord. C’était sans compter sur le conservatisme autoritaire des rétrogrades complexés par leur rapport ambiguë à la Révolution et révisionnistes qui ne lisent l’histoire que sous la couleur du sang. Le 19 juin 1965, l’Algérie indépendante connut son premier coup d’Etat, conduit par Boumédiène.
UN HOMME DE PAIX :
Le 1er mai 1966, tu as été contraint de t’évader de prison. Ainsi a commencé ton exil où tu as fait de ton être le pays de ton pays.
Du FFS que tu as créé avec “les pionniers du combat démocratique en Algérie”, tu as su et pu faire une école politique de conscientisation citoyenne. Une école où l’on “ne sépare jamais la politique de l’éthique”.
La dureté des épreuves que tu as vécues aurait pu t’incliner à la compromission. Il n’en fut rien ! Au contraire, au plus intenses des douleurs que tu vivais, tu trouvais les ressources nécessaires pour te renouveler et nous offrir, à nous, les enfants de ton combat, les plus belles leçons du dépassement de soi.
Le 16 décembre 1985, tu signes un appel avec l’ancien président Ahmed Ben Bella. Qu’il t’ait mis en prison en 1964, cela n’a nullement constitué un obstacle pour toi. Le plus important à tes yeux était de montrer que “les historiques” pouvaient se réunir, s’entendre et offrir au peuple algérien les cadres politiques d’une mobilisation pacifique pour éviter tout basculement dans la violence.
Car, comme il a été constaté dans La Proclamation de Londres du 16 décembre 1985 : ” 23 ans après la victoire du peuple algérien sur le colonialisme, le pouvoir militaro-policier d’Alger continue à refuser toute ouverture vers ses aspirations à la liberté politique et la démocratie ; qui plus est, il semble s’engager sur la voie de la sud américanisation de l’Etat algérien, comme en témoignent la promotion de généraux, les réflexes répressifs couverts par des lois scélérates, le nouvel épisode de la Charte octroyée, les dangers de reniement du neutralisme positif dans l’esprit de Bandoeng, les tentations de résoudre par la violence les tensions politiques, économiques, sociales et linguistiques accumulées par une gestion anti-démocratique.”
A cet initiative, le régime criminel a répondu par la plus cruelle des façons : l’assassinat de Maître Ali Mécili, ton compagnon de toujours, par un “obscure proxénète” le 7 avril 1987 à Paris.
Cet assassinat, les raisons d’Etat de l’ancien colonisateur et du régime pétri dans la condition historique de l’ancienne colonie, pèseront de leur indignité et de leur lâcheté pour l’enrayer de la liste de assassinats politiques d’Etat.
Qu’il ait été commis en violation flagrante de la souveraineté française, la françalgérie n’en a nullement été offusquée.
La françalgérie, c’est un ensemble de réalités sociologiques faites de “liaisons dangereuses” entre milieux politiques informels entachés de corruption et de “relations incestueuses” entre “services” noyés dans le crime, le mensonge, la construction de l’impunité, son utilisation comme moyen d’imposer le non-dit et l’impensé en faits incontournables de l’histoire commune de la France et de l’Algérie.
En 1989, tu édites “L’affaire Mécili”. Pour toi, il n’était pas question que ton retour soit interprété comme un abandon du combat pour la vérité et la justice sur l’assassinat de ce cadre politique à l’envergure humaine.
Au-delà du devoir de fidélité à un frère de sang, de cœur et de combat, l’importance de cette oeuvre de pédagogie politique, tu l’as magistralement déclinée en cet enseignement extrait de la préface que tu as faite à la deuxième édition de “L’affaire Mécili”, réalisée en 2007 :
“Le passé est indispensable pour décrypter le présent et prévenir l’anéantissement de l’avenir. Il ne s’agit pas de s’y réfugier d’une manière nostalgique, négative ou revancharde. Mais opacité, fictions politiques et institutionnelles ont édité un théâtre d’ombres derrière lequel le pouvoir algérien s’est toujours abrité. Démystifier, briser, l’omerta devient dès lors un enjeu prioritaire pour comprendre la nature de ce système et, partant, l’origine même de la crise. Faute de quoi, le sens du problème -et donc sa solution- restera insaisissable. Et les crimes du passé, comme ceux de cette deuxième guerre, continueront, de faux répit en fausse solution, à dévorer les enfants de l’Algérie. Sans remords, on pourra alors continuer à considérer “incompréhensible” la violence qui a déstructurée notre société.”
L’AUTONOMIE DE LA PENSÉE ET DE L’INITIATIVE POLITIQUE :
A ton retour en Algérie, en décembre 1989, nous étions jeunes. Des manuels scolaires, ton nom avait été rayé ! Les idéologues du régime avaient tout fait pour faire de chacun de nous le produit du révisionnisme populiste de l’histoire récente de notre pays.
Le crime fondateur du régime dont a été victime Abane Ramdane ? Les manuels scolaires se contenteront de répercuter la version officielle. “Tombé au champ d’honneur” était la formule consacrée pour diluer les crimes commis contre la révolution et ses véritables meneurs dans l’océan des crimes coloniaux.
Le combat pour l’indépendance de l’Algérie ? C’était seulement “la lutte armée”. Dans l’école de la pensée unique, il n’était pas question que nous apprenions le sens de “la primauté du politique sur le militaire”, celui de la collégialité, celui du patriotisme démocratique.
Dda l’Hocine, ton retour en Algérie en 1989 a été un événement historique majeur ! Il nous a marqué à jamais.
Il nous a ouvert les yeux sur le monument humain de l’histoire de notre pays que tu étais et le repère que tu demeures.
Par ton retour, tu voulais offrir à l’Algérie les possibilités politiques de se construire une identité citoyenne transcendante, de refonder son système politique par l’élection d’une Assemblée Nationale Constituante, de s’offrir son propre modèle de construction de son histoire et de participer activement à l’édification d’un “Maghreb des Peuples”.
Hélas ! Les décideurs autoproclamés du régime algérien ne l’entendaient pas de cette oreille.
“La salle guerre” qu’ils ont menée contre le peuple emportera plus de 200 000 morts et plus de 20 000 disparus.
Pourtant, en homme politique avisé, tu n’as eu de cesse de titrer la sonnette d’alarme sur la violence sanglante qui guettait le pays et de montrer qu’il y avait toujours moyen de l’éviter par la réhabilitation de la légitimité populaire.
Au simplisme désastreux de la pensée binaire, tu as préféré l’importance de rendre à la pensée politique en contexte national sa perspective historique, au discours qu’elle porte sa“puissance subversive”, à son action sa dimension humainement citoyenne et son rôle protecteur de la raison critique.
Ainsi, tu t’es farouchement opposé à l’arrêt du processus électoral au début des années 1990. Un arrêt que tu as qualifié de coup d’Etat.
Dans un entretien intitulé “L’hirondelle et les faucons, “ paru sur “Algérie Actualité” du 16 au 22 avril 1992, tu rappelais que ” c’est l’intégrisme nationaliste du FLN qui a préparé la voie à l’intégrisme religieux du FIS ; c’est le FLN qui a le premier, lors de l’application de la révolution agraire, utilisé les mosquées, je ne conçois…que la télévision algérienne puisse montrer les dirigeants algériens en train de faire la prière. Ça les regarde. La prière est une affaire privée. C’est ainsi que l’on a fait de la surenchère et banalisé la politisation de la religion. Il faut que la scène politique aujourd’hui se modernise…au sens où la politique doit s’autonomiser par rapport à la religion.”
Ton frère de combat, Si Mohamed Boudiaf, était de retour au pays à cette époque . Il a été appelé à la rescousse par “les janviéristes”, sous prétexte de “sauver l’Algérie”.
Tu voulais le prévenir contre le danger que représentaient ces criminels, tu lui disais qu“une hirondelle” entourée de “faucons” ne pouvait pas faire le printemps, tu étais disposé à lui fournir pas moins de 60 cadres de la fine fleur de l’Algérie pour mettre le pays sur les rails de la constitutionnalité, rendre l’Etat à la Nation et la Nation aux citoyens.
Seulement, les “janviéristes” lui ont réservé un autre sort : celui de l’assassinat politique, commis en direct à la télévision, pour frapper la société de terreur et lancer un “avertissement” à tous les acteurs qui cherchaient à réhabiliter le politique dans l’exercice de la souveraineté.
LE CONTRAT DE ROME :
Le pays mis à feu et à sang, il fallait mobiliser les forces politiques en vue de lui offrir une solution politique négociée. Les monstruosités politiques commises par “les janviéristes”avait fini par faire basculer l’Algérie dans la violence du “terrorisme pédagogique”.
De 1992 à 1995, “la guerre contre les civiles” faisait rage. Dda l’Hocine, a cette époque, tu n’a eu de cesse d’appeler à l’instauration d’une véritable culture de la paix civile.
Pour toi, la paix des cimetières n’était réservée qu’aux victimes d’une vision militariste de la vie publique, d’une réduction dangereuse de l’amour du pays au chauvinisme nationaliste et d’une religion vidée de tout contenu culturel et réduite à de la religiosité populiste.
La mainmise de la police politique sur les leviers du pouvoir en Algérie a rendu les cercles informels de l’exercice de la souveraineté inaccessibles à toute initiative politique autonome de sortie de crise. Pire encore, ces initiatives étaient perçues comme des signaux de guerre.
C’est dans cet engrenage qu’à l’initiative de la communauté catholique de Sant’Egidio à Rome, une réunion regroupant les principaux partis de l’opposition algérienne a été organisée le 13 janvier 1995.
Comme tu nous l’as appris, Dda L’Hocine, l’esprit et la lettre du Contrat de Rome reposaient sur l’idée directrice du “rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir.” Il préconisait aussi “le respect et la promotion des droits de la personne humaine”, “le respect de la légitimité populaire” et “la non-implication de l’armée dans les affaires politiques”.
Ainsi, ce contrat faisait référence à l’Appel de Novembre 1954 portant sur « la restauration de l’Etat algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes de l’islam »et les résolutions politiques du Congrès de la Soummam articulées autour de “la primauté du politique sur le militaire”.
Les adeptes de la pensée jetable de notre temps s’obstinent, à ce jour, à pourfendre cette offre de paix dans une pays en proie à une guerre contre les civiles qui ne disait pas son nom.
Certains “sauveurs de la république” y voyaient une tentative malsaine de réhabiliter l’islamisme politique sous le sigle du FIS.
Pourtant, dans le discours de cérémonie de clôture du Colloque de Rome, tu n’as pas manqué de mettre en garde l’ensemble des signataires et, à travers eux, les partis et les organisations de la société civile qu’ils représentaient :
“Nous devons tous savoir que le peuple algérien nous jugera et ne nous pardonnera pas de faire passer nos intérêts particuliers avant la mise en place des dispositifs concrets et crédibles devant, avant tout, ramener la paix et construire ensemble un Etat fort, capable de réconcilier la Nation et ses institutions.”
Ne souffrant aucune ambiguïté, ce message a pourtant été rejeté par “les janviéristes” et les signataires du Contrat de Rome voués à une vindicte médiatique orchestrée par le “service psychologie” de la police politique.
La folie furieuse des serviteurs zélés du “tout sécuritaire” a même désigné leurs effigies au bûcher.
QUAND LES “INTELLECTUELS NÉGATIFS” SOUTENAIENT LE RÉGIME ALGÉRIEN :
Les va-t-en-guerre, les philosophes de la chair à canon, les Botul(Bernard)-Henri Lévy, les André Glucksmann et leurs acolytes parmi les plumitifs de la pensée jetable ont usé de la puissance médiatique de la françalgérie pour annihiler
En janvier 1994, BHL effectue un “reportage” sous escorte des services de sécurité en Algérie. Quatre pages du Monde consacrées à battre en brèche la question du “qui-tue-qui ?” étaient du pain béni pour les généraux algériens.
En ce sens, BHL et toute l’armada des “intellectuels négatifs” ont mis la machine médiatique en branle pour rendre invisible et illisible toute solution politique à la crise en Algérie.
Les ” fleuves de sang” pouvaient continuer à couler, les généraux de “la salle guerre”étaient protégés.
Seulement, de hautes consciences intellectuelles comme Pierre Bourdieu, ne pouvaient pas rester sans réagir face à ce détournement des fleuves de sang de l’histoire récente de l’Algérie.
Dans un texte d’anthologie écrit en 1998 et intitulé “l’intellectuel négatif”, le sociologue français dénonce :
“Deux articles écrits au terme d’un voyage sous escorte, programmé, balisé, surveillé par les autorités ou l’armée algériennes, qui seront publiés dans le plus grand quotidien français, quoique bourrés de platitudes et d’erreurs et tout entiers orientés vers une conclusion simpliste, bien faite pour donner satisfaction à l’apitoiement superficiel et à la haine raciste, maquillée en indignation humaniste. Un meeting unanimiste regroupant tout le gratin de l’intelligentsia médiatique et des hommes politiques allant du libéral intégriste à l’écologiste opportuniste en passant par la passionaria des « éradicateurs ». Une émission de télévision parfaitement unilatérale sous des apparences de neutralité. Et le tour est joué. Le compteur est remis à zéro. L’intellectuel négatif a rempli sa mission : qui voudra se dire solidaire des égorgeurs, des violeurs et des assassins, — surtout quand il s’agit de gens que l’on désigne, sans autre attendu historique, comme des « fous de l’islam », enveloppés sous le nom honni d’islamisme, condensé de tous les fanatismes orientaux, bien fait pour donner au mépris raciste l’alibi indiscutable de la légitimité éthique et laïque ?”
“L’intellectuel négatif” ne connait pas de notion de souveraineté dans l’exercice de la pensée. Pire encore, il ne pense pas. En réalité, il ne fait que reproduire un discours destiné à la consommation immédiate. En ce sens, il ne vit que dans la caricature de l’intellectuel que les médias ont fait de lui.
Pour Pierre Bourdieu, “l’intellectuel négatif” est l’agent désigné pour “toute opération de basse police symbolique”. En ce sens, il est l’”antithèse absolue de tout ce qui définit l’intellectuel, la liberté à l’égard des pouvoirs, la critique des idées reçues, la démolition des alternatives simplistes la restitution de la complexité des problèmes, d’être consacré par les journalistes comme intellectuel de plein exercice.”
Combien sont-ils aujourd’hui à avoir reçu ce message adressé par Pierre Bourdieu à la conscience humaine ?
La religion, on ne se contente pas de “la pratiquer” sans être dans l’esprit de son message, sans penser les Écritures, sans oser transgresser “les clôtures dogmatiques” que la théologie instaure, sans déplacer les constructions traditionnelles de la pensée en contexte religieux vers les terrains d’une lecture critique globale et productrice d’outils conceptuels pertinents et opérationnels, sans dépasser des systèmes de pensée inaptes à toute production libératrice du poids de ce que le Pr Arkoun appelait “l’Impensé”.
Etre croyant, c’est vivre sa religion avec l’intelligence de sa foi, la bonté de son cœur, la clairvoyance de son esprit et dans l’accomplissement humain de son être.
Comment vivre le printemps de son humanité dans le jardin du divin en privant son être des sources intarissables de la culture, en rejetant l’Autre sous prétexte qu’il a d’autres croyances, qu’il est agnostique ou qu’il n’est pas du tout croyant ?
L’unité et la diversité humaines ne sont-elles pas de ce monde ?
C’est dire que la ligne de démarcation est entre ceux qui “savent” et ceux qui “ne savent pas”.
Cela dit, quels sont les facteurs qui permettent de pervertir le religieux au point de le mobiliser contre la culture et la citoyenneté ?
A cette interrogation, le Pr Mohammed Arkoun nous livre la réponse qui suit, dans son livre “Humanisme et Islam : combats et propositions” :
“C’est dans la stricte mesure où l’imaginaire religieux conserve un certain lien avec cette capacité d’anticipation du discours prophétique que les fondamentalismes actuels parviennent à le mobiliser avec tant d’efficacité psychologique et sociale. Les opprimés, les exclus, les démunis, les sans domicile fixe, sans travail, sans espérance que la mondialisation produit en masses grandissantes, mais aussi des nantis, des “cultivés”, des scientifiques de haute formation se raccrochent à ce que la pensée critique stigmatise plus que jamais comme “la grande illusion””
POUR L’ÉMERGENCE D’UNE CONSCIENCE CITOYENNE : 
Le régime de la clanocratie du crime et de l’argent sale a toujours été hostile à toute organisation et à toute manifestation autonome de l’action politique.
A ce titre, il n’a lésiné sur aucune ignominie pour empêcher l’émergence d’une conscience citoyenne libérant la parole, lui rendant sa capacité de faire événement et, en conséquence, mobilisant les richesses populaires à même d’engager le processus de la métamorphose démocratique en Algérie.
Pervertir le religieux, mobiliser les archaïsmes, organiser des retours déchirants dans le passé douloureux du pays étaient autant de moyens pour lui de remuer le couteau dans les plaies de nos mémoires collectives.
Les crimes ciblés, les techniques de guerre anti-insurrectionnelle et les bains de sang “préventifs” sont autant de méthodes utilisés par le régime en cas de crise structurelle.
En 2001, la Kabylie a été la cible d’une stratégie de chaos local appliqué.
Dans une note politique mémorable, Dda l’Hocine, tu nous as mis en garde contre cette version sanglante du politicide :
“Un double message se dégage de l’ampleur et de la brutalité de ce coup de force : d’une part frapper de terreur la population et surtout la jeunesse de la région. A l’exemple du carnage des jeunes algérois abattus à la mitrailleuse lourde en octobre 1988. Et d’autre part frapper de stupeur la communauté internationale afin d’éviter des réactions hostiles à la dictature et, du coup, pour décourager un mouvement de solidarité internationale avec l’opposition démocratique
C’est dire que la planification globale des facteurs diplomatico – psychologiques avait pour priorité d’aggraver l’isolement international et le désespoir des populations dans le but de les réduire à la merci du régime.
En bref, cette opération de grande envergure avait pour souci fondamental de combiner tous les moyens pour désorganiser, démoraliser et normaliser la Kabylie. Cependant, instruits de leur méconnaissance totale des réalités du terrain et non encore remis des échecs de leurs tentatives de déstabilisation précédentes, les généraux ont fini par comprendre que la destruction des forces stratégiques de la région constitue le préalable incontournable à la réalisation de leur dessein totalitaire.”
En effet, “le monstre du Loch Ness”“Arch-Arouch” a constitué une nébuleuse de destruction de toute “dissidence nationale citoyenne et pacifique”.
Connecté aux réseaux mafieux de la finance internationale et du crime organisé en “bavures”, le régime algérien se met au registre de la monstruosité toute faite et appelée “la crimmigration” pour exalter l’élément sécuritaire des Raisons d’Etat.
Ainsi, les raisons sécuritaires d’Etat agissent dans le sens du maintien du statu quo en Algérie. Du moins, en ce qui concerne “la françalgérie”.
L’histoire de nos deux pays continue d’évoluer  en marge de nos mémoires alors que le peuple français et le peuple algérien viennent de perdre l’une des figures les plus emblématiques des porteurs de vérités. Il s’agit de l’historien Gilbert Meynier.
La récente visite éclair du Président français, Emmanuel Macron, invitant la jeunesse algérienne à “regarder vers l’avenir” renseigne, tout au moins, sur une volonté de transformer l’oubli organisé autour des crimes coloniaux et l’impunité des auteurs de crimes contre l’humanité parmi les dignitaires du régime algériens en instruments de construction de mémoires artificielles.
Elle a, également, pour objectif de rappeler le rôle “protecteur” de la France pour le régime algérien dont la prochaine échéance de la Présidentielle est au cœur de l’opération -aussi sensible que complexe- du legs des privilèges du pouvoir et de la rente à la progéniture de ses barons.
En échange, il est question pour la France de se servir de l’Algérie comme rempart contre le flux migratoire subsaharien, de traiter la question des “valises” de financement de cercles occultes des va-t-en-guerre, la gestion par procuration du terrorisme programmé à l’échelle régionale, de la vente concomitante de “la sécurité énergétiques”…autant de questions où la souveraineté de l’Algérie fait objet d’un négoce informel.
Face à cette situation, Dda l’Hocine, ton combat nous rappelle que chaque échéance de l’histoire est un défi à relever.
Pour être à la hauteur de tout ce que tu nous as appris, il nous appartient de mobiliser toutes nos forces, de renouveler notre être collectif dans le langage, d’insuffler à nos imaginaires de nouveaux rêves, d’ouvrir tous les espaces possibles à la jeunesse algérienne pour qu’elle puisse s’exprimer, rendre à la parole publique sa puissance subversive et faire émerger une conscience citoyenne qui puisse permettre à la société algérienne de refonder ses modes d’organisation et de fonctionnement de façon à définir de nouvelles formes de représentation légitime.
Dda l’Hocine, tu nous as appris qu’il est vain de chercher à se faire un statut de militant, qu’être militant, c’est vivre la condition de son être dans sa complexité, se transcender et se renouveler sans cesse pour être au service de sa société et travailler à son bonheur.
Il s’agit aussi d’offrir à sa société les moyens d’acquérir son propre modèle de construction de son histoire, de sortir de sa condition de dominée pour participer au renouvellement de l’acte humainement citoyen à l’échelle mondiale.
Dans un entretien intitulé “Le temps est venu de changer de civilisation”, paru à La tribune du 11 février 2016, ton ami Edgar Morin définissait ainsi le militant de gauche :
“Qu’est-ce qu’être de gauche ? A mes yeux, c’est se ressourcer dans une multiple racine : libertaire (épanouir l’individu), socialiste (amélioration de la société), communiste (communauté et fraternité), et désormais écologique afin de nouer une relation nouvelle à la nature. Etre de gauche c’est, également, rechercher l’épanouissement de l’individu, et être conscient que l’on n’est qu’une infime parcelle d’un gigantesque continuum qui a pour nom humanité. L’humanité est une aventure, et “être de gauche” invite à prendre part à cette aventure inouïe avec humilité, considération, bienveillance, exigence, créativité, altruisme et justice. Etre de gauche, c’est aussi avoir le sens de l’humiliation et l’horreur de la cruauté, ce qui permet la compréhension de toutes les formes de misère, y compris sociales et morales. Etre de gauche comporte toujours la capacité d’éprouver toute humiliation comme une horreur.”
Dda l’Hocine, ta vision humaniste de la culture du religieux, de la politique, ton attachement viscéral à la légitimité populaire dans l’exercice de la souveraineté, à la liberté de l’esprit dans la conception de l’organisation de la Cité, ton ouverture sur les mémoires collectives des peuples, notamment ceux de l’espace méditerranéen, et à leurs cultures, tout en restant fidèle aux traditions de ton peuple, le nôtre, font de toi la plus brillante des écoles algériennes de l’humanisme politique.
Ak-irhem Rebbi.
Tahar Si Serir : Syndicaliste et militant des Droits de la personne humaine.
Essaid Aknine : Démocrate impénitent.
Hocine Gasmi : Journaliste.
Idir Tazerout :  Journaliste.
Hacène Loucif : Journaliste.

1 COMMENTAIRE

  1. Bonsoir,entièrement d’accord avec les propos d’Edgar Morin(qui mérite d’être mieux connu) Dda
    Hocine tout en étant un résistant hors du commun correspond entièrement aux critères d’Edgar Morin

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