Eloge du roseau.

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Ghania Mouffok

  Ceux qui nous gouvernent ont décidé d’en finir dans la hâte et la violence avec tous les cœurs, les voix, les yeux qui ont marché pour s’étonner du sombre silence, le détourner du dedans vers le dehors sur la Rue, faire peuple et citoyenneté, se faire entendre. Se faire entendre, pour défaire l’échec qui étouffe, qui casse les échines, qui démolit les morts et les vivants. Depuis le premier jour de la cité des soulèvements, ceux qui nous gouvernent ont fait semblants d’être sourds, de mal entendre. Il y a ceux qui leur ont dit : “vous n’avez pas compris, on va vous expliquer” Et puis il y ceux qui ont compris et ils ont dit : “ils ne lâcheront rien parce qu’ils ont peur comme nous avons peur de les juger, de les pendre aux poteaux de cette histoire sans fin .”

Les premiers pensent qu’on efface tout et on recommence, les seconds savent que rien ne s’efface et tout se trimballe, les vieilles casseroles, les anciennes plaies et les nouvelles, rien ne s’efface mais tout se transforme par la volonté collective, l’intelligence d’un moment qui se nourrit des saisons des révoltes. La révolte n’est pas une, elle est nombreuse, elle se déploie et s’invente au jour le jour et tous les jours. Les premiers sont des idéalistes, non pas en synonyme de doux rêveurs mais de ces philosophes qui espèrent que l’idée est immatérielle et que jamais elle ne bute sur les chaînes de la matérialité du monde de l’oppression, pour ceux là la révolution se trouverait sous leurs semelles magiques, alors que les seconds savent que les semelles s’usent à force de traîner et de tourner en rond.

Agir n’est pas mentir. Ceux qui nous gouvernent pensent que la politique c’est comme un match de foot qui s’ouvre et se ferme, avec d’un côté un vainqueur et un perdant, ils se prennent pour des arbitres alors qu’ils ne sont que des joueurs. Ils jouent leur survie et à ce jeu là, la seule manière de gagner c’est de tricher : exclure l’Autre du terrain, et réécrire les règles du jeu, redessiner le territoire de l’enjeu, je suis le privilège, tu es le silence, je suis le Roi et toi la carte blanche, je suis la puissance et toi l’impuissance, je garde les cartes en mains et j’attache les tiennes, il n’y a pas d’arbitre et tous les coups sont permis, le but du jeu c’est que jamais tu ne gagnes.

Les privilèges jamais ne s’abandonnent, jamais ne se donnent, c’est une leçon d’histoire, un rappel qu’ils écrivent à l’encre bleue dans la vérité palpable et matérielle du monde, un rapport de force qui s’écrit depuis le premier jour de soustraction en soustraction, une démonstration mathématique : ce n’est pas l’unité chimérique qui fait la force mais l’union des volontés sans masque. Ce n’est pas le corps de la nation qui se porte au combat mais les individus solidaires, qui désignent avec leurs têtes sur les pieds des résistances, ensemble, ceux qu’ils reconnaissent comme adversaires, dans la matérialité des intérêts de chacun et si les cœurs sont fragiles, la conscience de soi, la conscience pour soi reste et démontre ce qu’il s’agit de défaire.

La conscience de soi ne livre aucun nom à la pendaison, elle ne se trompe pas, elle sait que les structures de l’oppression n’ont pas de nom, elles n’ont que des intérêts, des privilèges à défendre et ce, quel qu’en soit le prix, les structures ne connaissent pas le deuil, elles calculent et mesurent depuis des hélicoptères les pas des autres qu’elles effacent, elles produisent des systèmes de coercition, d’injonction, où aucun meuble ne doit changer de place dans le continuum de l’accumulation, du vol, et dans l’unique souci de produire et reproduire des tyrans autour desquels se pendent des peuples, se fabriquent des gens qui iront en prison pour payer le prix de la révolte, faire peur à toutes et tous les autres, les rendre au silence, aux bruits des clés de la prison globale. Ce ne sont pas les Droits de l’homme qui font la citoyenneté mais la citoyenneté qui fait les droits des femmes et des hommes, m’a soufflé Hannah Arendt. Ce n’est pas le droit d’avoir un pays, une nationalité qui nous a donné un pays et une nationalité mais le pays arraché qui nous a donné une nationalité et un drapeau.

Et c’est le droit de se draper de ce drapeau pour arracher à la nationalité sa citoyenneté qui est aujourd’hui en prison. Obtenir la libération de celles et ceux qui sont en prison pour nous toutes et tous, et ce quelles que soient nos divergences politiques, idéologiques et matérielles, se doit d’être la première de nos exigences, histoire de rappeler à ceux qui nous gouvernent que si nous avons marché, ce n’était pas le pouvoir que nous voulions, mais la liberté pour chacune et chacun, la fraternité de citoyennes et citoyens solidaires.

Ne laissons à personne le droit d’interdire à nos consciences de dormir en paix. N’abandonnons à personne le droit de nous offenser ainsi. Ne laissons à personne le droit de transformer notre pays en hôtel psychiatrique. Oui, nos enfants ont dit : “maranache mlah ya el hadja”. Et alors ? ont-ils menti ?

Ne laissons à personne le pouvoir de nous rendre folles comme des fous de honte à force de nous réduire à un “attroupement non armé” , alors que nous sommes bel et bien armés de la dignité de nos consciences que nous avons accepté de nommer silmiya pour ne pas continuer à nous entretuer comme des bêtes. Le pouvoir se partage alors que la liberté n’appartient à personne, en revanche elle construit quand elle se déploie ce que nous avons appelé avec les autres peuples du monde de la fraternité, être fraternel ce n’est pas être un et une mais inventer, dessiner les contours, les frontières de ce que la langue française appelle “l’intérêt général” pendant que la liberté définit les territoires solidaires de ce qui se partage et les sanctuaires de ce qui n’appartient à personne d’autre qu’ à la subjectivité si singulière de chacune et de chacun.

Ce qui est mal nommé se défait tout aussi mal, c’est normal et c’est même banal, c’est par la langue que commence l’histoire, chaque fois que des gens marchent sur des lieux interdits ils apprennent à reconnaître, ils apprennent des épines, des blessures, pourquoi c’est interdit et comment des hommes mortels interdisent à d’autres d’êtres des acteurs de cette histoire qui ne s’apprend que quand on se soulève pour marcher. Après il faut s’entendre sur ce que l’on entend par “marcher”.

Il y a les marcheurs qui se maintiennent en forme, on appelle cela une marche hygiénique, elle ne parle qu’au corps en mobilisant la tête pour le convaincre que c’est bien pour lui. Et il y a les marcheurs qui marchent parce qu’ils ont un but à atteindre, généralement ils savent où ils veulent se rendre et en plus des pieds, ceux là travaillent de la tête, ils se disent : par quels chemins faut-il passer pour y arriver ? Ils marchent et se trompent, ils font marche arrière et repartent à côté, ils cherchent, ce qui fait avancer c’est chercher.

Quand ce genre de marcheurs chantent en marchant “marche arrière ma nwoulouch”, de deux choses l’une : soit ils sont ivres d’orgueil et de colère, soit ceux qui les guident sont des mauvais guides de ceux qui vous épuisent avant de vous abandonner. Il n’y a pas d’histoire sans marche arrière, savoir reconnaître l’obstacle, le contourner, sortir du anaraz wala neknou, il y aura toujours des fusils pour nous aider à casser les branches qui nous maintiennent vivants. Apprendre du roseau l’intelligence de laisser passer les vents contraires dans la fabrique des vents qui redressent, apprendre qu’ un roseau cassé n’est jamais rien d’autre qu’un roseau mort.

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