Législatives en Algérie : « Le pays s’enfonce dans une impasse dont il ne voit pas l’issue »

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Ce samedi 12 juin, la population algérienne est appelée à se rendre aux urnes afin d’élire les 407 députés de l’Assemblée populaire nationale. L’opposant Karim Tabbou et les journalistes Ihsane El Kadi et Khaled Drareni ont été arrêtés jeudi. Quels sont les enjeux de ce scrutin pour le pouvoir en place à Alger ? Comment expliquer qu’il accroisse la répression alors même qu’il est en quête de légitimité ? Le pays peut-il sortir de l’impasse politique ? Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences Po (Paris) et auteur de Géopolitique de l’Algérie, paru aux éditions Bibliomonde, répond à nos questions.   
 

Affiches des candidats aux législatives de ce samedi 12 juin, à Alger, en Algérie. © AP Photo/Toufik Doudou

TV5MONDE : Quels sont les principaux enjeux de ce scrutin législatif pour le pouvoir en place à Alger ?Kader Abderrahim, maître de conférences à SciencesPo (Paris), directeur de recherche à l’Institut prospective et sécurité en Europe et auteur de <em>Géopolitique de l’Algérie</em>, paru aux éditions Bibliomonde.Kader Abderrahim, maître de conférences à SciencesPo (Paris), directeur de recherche à l’Institut prospective et sécurité en Europe et auteur de Géopolitique de l’Algérie, paru aux éditions Bibliomonde.© D.R.

Kader Abderrahim : A mon avis, il n’y a pas des enjeux, il n’y en a qu’un seul. L’enjeu principal ce sera la participation. Parce que depuis plusieurs mois maintenant, il y a une dégradation de la situation et des relations entre la société et le régime. On est aujourd’hui à 282 détenus d’opinion en Algérie, c’est-à-dire des personnes qui ont simplement manifesté pour le Hirak chaque vendredi, et qui sont toujours en prison. Il y a un harcèlement judiciaire. Il y a un harcèlement administratif. Il y a aussi beaucoup de journalistes qui se retrouvent aujourd’hui menacés des foudres de la justice.

Et donc tout l’enjeu va être de connaître la participation réelle, pas celle qui sera annoncée par le gouvernement évidemment ; un peu à l’image de ce qu’on avait vu lors de l’élection présidentielle de décembre 2019, lorsque Abdelmadjid Tebboune a été élu. On nous avait annoncé à peine 50% de participation. Mais en réalité, d’après les observateurs et les ONG, la participation à l’élection présidentielle avait été au mieux de 37%. Donc l’enjeu principal aujourd’hui c’est de savoir quelle va être la participation. Moi je fais le pari que cette abstention sera massive ; parce que toute la population aujourd’hui rejette ce régime. Et puis il n’y a pas eu de véritable tentative de dialogue, pour permettre d’entrer dans un processus de transition pacifique.
 
TV5MONDE : Comment expliquer que le régime du président Tebboune accroisse la répression alors même qu’il est en quête de légitimité ?
 
Kader Abderrahim : Je crois qu’il n’a pas le choix dans le fond. Mais il y a deux tendances principales. Il y a le clan présidentiel, et puis il y a dans la coulisse ceux que l’on ne voit pas et que l’on entend rarement, qui sont les généraux, les militaires. Et visiblement, c’est ce second clan qui a pris le pas sur le premier, et qui décide de quelle manière le pays doit être géré, et à quel moment on ouvre un tout petit peu, et à quel moment on estime qu’il faut resserrer la vis. Il me semble qu’il y a aujourd’hui cette dichotomie entre des intérêts qui sont sans doute convergents, même si les divergences se font sur la méthode, sur les moyens. Les militaires ne veulent pas de problèmes jusqu’au déroulement du scrutin.Un gardien de prison observe des détenus de la prison de Blida, en Algérie, qui passaient leurs examens le 18 mai 2021.Un gardien de prison observe des détenus de la prison de Blida, en Algérie, qui passaient leurs examens le 18 mai 2021.© AP Photo/Fateh Guidoum

C’est la raison pour laquelle depuis bientôt cinq semaines, il n’y a pas eu de manifestations du Hirak. Alors que même pendant la pandémie, il y avait eu des tentatives de maintenir une mobilisation à minima sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, il y a une dynamique qui a été stoppée, arrêtée, freinée. On espère évidemment qu’elle pourra reprendre, mais tout ça est très aléatoire et très volatile. La situation est vraiment instable, à la fois sur le plan social et politique en interne, mais aussi avec toutes les menaces qu’il y a aux frontières de l’Algérie. Quand on prend une carte et qu’on regarde, entre le Niger, le Mali ou encore la Libye, tous ces dossiers sont une menace pour le régime. C’est une manière aussi de justifier son raidissement.
 
TV5MONDE : Pour quelles raisons ces élections sont-elles rejetées aujourd’hui par le mouvement du Hirak et une partie de la classe politique algérienne, alors même qu’ils les réclamaient après la chute du régime d’Abdelaziz Bouteflika ?
 
Kader Abderrahim : C’est vrai que les partis politiques, depuis 1990 maintenant, ont fait le choix de se déterminer par rapport aux élections d’une manière un peu binaire. On participe ou on boycotte. Or, personne ne parle de projet politique, de contenu. Or, il me semble qu’il faut aller vers la société, à la fois pour recueillir, pour apprendre de cette population, mais en même temps pour exposer son projet, pour défendre ses idées, pour favoriser un dialogue. En Algérie, ce n’est absolument pas ce à quoi on assiste. Et c’est une des principales raisons pour lesquelles les dirigeants et les partis politiques sont totalement discrédités. Vous avez suivi la campagne comme moi, et vous avez bien vu qu’aucun des candidats, aucun des partis ne propose des idées, ou ne va vers ses concitoyens.Manifestation du Hirak dans les rues d'Alger, en Algérie, le 02 avril 2021.Manifestation du Hirak dans les rues d’Alger, en Algérie, le 02 avril 2021.© AP Photo/Fateh Guidoum

Donc, il y a un problème de maturité, et puis surtout un problème de conception de la vie politique. On est citoyen ou on ne l’est pas. En Algérie, les citoyens s’opposent en permanence à leurs dirigeants politiques et à l’administration. Le Hirak s’oppose à l’administration et au régime en place, et le reste de la population algérienne s’oppose en permanence aux dirigeants politiques dans les mairies, les préfectures, les sous-préfectures… Et donc il y a un monde qui s’est creusé aujourd’hui entre ces deux univers qui sont irréconciliables, parce qu’il n’y a pas la formation sociale et politique minimum qui permettrait de véritables convergences.
 
TV5MONDE : Compte tenu de la persistance des difficultés sociales et économiques, le pays peut-il sortir de cette impasse politique ?
 
Kader Abderrahim : Vaste question ! Je ne vois pas aujourd’hui l’Algérie sortir de cette impasse politique. Alors que ses voisins avancent, progressent, négocient, cherchent des compromis, discutent… malgré les soubresauts, la pandémie, les difficultés sociales… Et l’Algérie pas du tout. L’Algérie s’enfonce progressivement dans un marasme qui est moins idéologique que social. Parce que c’est un régime qui n’a pas su se renouveler, et qui, dans le fond, ne cherche qu’une seule chose : se maintenir à tout prix. En utilisant évidemment certains moyens qui ne sont pas très avouables, et souvent la force. Mais ça n’aura qu’un temps. Et on voit que la société algérienne est capable de donner des leçons à ses dirigeants politiques, puisque depuis maintenant deux ans et demi, le Hirak a été un exemple d’opposition pacifique, avec un véritable contenu.Unité de consultation covid-19 à Alger, en Algérie (juin 2020).Unité de consultation covid-19 à Alger, en Algérie (juin 2020).© AP Photo/Fateh Guidoum

Malheureusement, le Hirak a aussi été prisonnier de sa culture historique en Algérie. On n’a pas laissé émerger de personnalité qui aurait pu porter les revendications collectives du Hirak. Et donc aujourd’hui, le Hirak ne représente pas une alternative politique. Il demeure un mouvement d’opposition au régime. Et c’est très insuffisant parce que ce régime malgré tout reste très fort. Il a des soutiens diplomatiques importants, que ce soit en Europe ou en Occident d’une manière générale. Il est en place. Donc, il a les moyens de l’Etat et de l’administration pour pouvoir se maintenir. Rien ne nous dit, pour le moment, que l’Algérie s’oriente vers une sortie de crise. Au contraire, je crois que l’Algérie s’enfonce dans une impasse dont elle ne voit pas l’issue.     

Christian Eboulé Mise à jour 11.06.2021 à 15:21

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