Algérie : le parti du désordre au pouvoir

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POSTÉ PAR ARAPRISM ⋅ 7 SEPTEMBRE 2021 ⋅ 
https://araprism.org/

Dans la foulée du mythe de « l’Algérie nouvelle », une succession de malheurs s’est abattue sur la population algérienne, tandis que la contre-révolution se poursuivait, toujours plus cruelle, toujours plus perverse. Le but affiché était d’en finir avec le Hirak [mouvement populaire], associé au désordre ; pourtant, c’est le peuple du Hirak qui s’est organisé contre les catastrophes – de la pandémie aux incendies. Le « parti de l’ordre », c’est-à-dire le pouvoir contre-révolutionnaire, n’aura eu que désordre à offrir. On appréhende ses actions comme on appréhende les fléaux.

  • Le Port d’Alger dans la brume, Albert Marquet

On associe parfois hâtivement la matraque à l’ordre et les soulèvements populaires au désordre. Pourtant, un pouvoir qui s’impose à une nation n’est a priori pas le mieux placé pour la protéger. Ce qui se déroule actuellement en Algérie est là pour infirmer cette hypothèse de la matraque porteuse d’ordre. Par leur incompétence et leur impréparation ostentatoires et par leur propension à diviser et à effrayer, les dirigeants qui se sont imposés aux Algériens semblent même avoir fait du désordre un mode de gouvernement.

Dans le présent article, nous nous contenterons de formuler des questions et des hypothèses car tout chercheur, tout citoyen, doit pouvoir le faire sans prendre le risque de se faire accuser de promouvoir le chaos ou de porter atteinte à l’unité nationale. Tous les arguments sont réunis pour retourner une telle accusation contre les accusateurs. Ajoutons que si dans un élan de lyrisme la patrie peut être sacralisée, les hommes et les institutions que nous visons n’ont rien de sacré. D’ailleurs, en Algérie, les tabous écrasent la pensée : la nation, l’histoire nationale, Dieu et la religion, la famille, la sexualité, l’amour, l’armée, le Maroc, la France … sont autant de domaines où le moindre parti pris singulier est proscrit. Toute résistance à cette anesthésie collective est salutaire.

Précisons, à toutes fins utiles, que si beaucoup d’Algériens (certainement une majorité) rejettent le pouvoir en place, déplorent la situation dans laquelle se trouve le pays, se posent des questions légitimes sur ceux qui les « gouvernent », c’est tout simplement parce qu’ils sont lucides. Affirmer que l’hostilité à l’égard des dirigeants algériens ne peut être que le fruit de manipulations extérieures, c’est faire preuve à la fois d’immodestie et de mépris à l’égard de la population. Puisque l’autocritique des dirigeants est impensable, la critique sévère est nécessaire. Pour écrire ces lignes, il n’est besoin d’aucun financement douteux ni d’aucune influence étrangère. Il est temps d’en finir avec cette fable odieuse dont les Algériens sont abreuvés : le bon sens serait synonyme de trahison, tandis que l’acceptation de la médiocrité serait signe de loyauté.

A quoi sert Monsieur Tebboune ?

Depuis la fin de l’année 2019, soit moins d’un an après le déclenchement du soulèvement populaire, du Hirak, un énième président s’est imposé (a été imposé) aux Algériens. Cette affirmation n’a rien d’extravagant ou de subversif. Depuis l’indépendance en 1962, aucun président algérien n’a été porté par le peuple. Tous les présidents algériens – civils ou militaires – ont été placés ou adoubés par le pouvoir militaire. Le contournement de la souveraineté populaire (au profit d’une espèce de souveraineté militaire) est une constante de l’histoire de l’Algérie indépendante. Même le mieux intentionné d’entre eux, Mohamed Boudiaf (assassiné dans des conditions plus que douteuses en 1992), avait été soigneusement effacé de la mémoire des Algériens avant d’être appelé à la rescousse par les généraux algériens – dont certains, à l’instar de Khaled Nezzar, étaient identifiables.

De même, Abdelaziz Bouteflika avait disparu du paysage politique algérien avant d’être adoubé par le pouvoir militaire et « élu » en 1999. Il a alors institué la fiction d’un pouvoir civil triomphant (accompagné d’un culte de la personnalité, puis du portrait s’étant substitué à la personne à partir de son AVC en 2013), invitant les généraux – comme dans d’autres pays – à se consacrer aux affaires. La situation actuelle (avec un pouvoir militaire qui domine ostensiblement les institutions depuis plus de deux ans, comme l’a en partie révélé l’implication directe de l’ancien chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah) a le mérite de dévoiler la supercherie sur laquelle les vingt années de règne de Bouteflika furent fondées. Bouteflika n’a jamais remplacé le pouvoir militaire par un pouvoir civil : il a simplement mis en place un système oligarchique mixte (mêlant apparatchiks, famille proche, milieux d’affaires, acteurs du renseignement militaire et état-major) qui, une fois menacé par l’absurdité – admise par toutes ses composantes – de l’hypothèse du cinquième mandat d’un homme sans vie, a fini par céder la place à un pouvoir dominé par l’état-major, finalement la composante la plus solide de ce système. Personne de sensé ne regrettera les acteurs sacrifiés (le lest lâché), mais on est en droit de se poser des questions sur ceux qui restent (sur les restes, osera-t-on).

Aujourd’hui, ce système cryptocratique (opaque et insaisissable) semble plus cryptocratique que jamais alors même que la vitrine civile est plus « vivante ». Ironiquement à l’image du Hirak, c’est un système sans nom propre. On ne connaît plus vraiment ni la vitrine civile (des noms sans véritable histoire, fût-elle oubliée) ni les généraux derrière (dont le fonctionnement collégial promeut les uns et écarte les autres de façon imprévisible).

C’est dans ce contexte que sont recyclées des personnalités (des « énarques » ayant consacré toute leur vie au régime en place) comme Abdelmadjid Tebboune – promu président dans une élection sans réelle participation – et Ramtane Lamamra – promu ministre des Affaires étrangères, poste qu’il avait déjà occupé. Au printemps 2019, en plein soulèvement populaire, Lamamra enchaînait les visites « diplomatiques » destinées à défendre le régime en place (ce qui incluait, à l’époque, Bouteflika lui-même en dépit de son incapacité manifeste à diriger le pays).

En février 2019, les Algériens avaient d’excellentes raisons de rejeter l’humiliation d’un cinquième mandat d’un homme sans vie. Mais l’hypothèse de ce cinquième mandat ne peut être attribuée à quelques hommes soigneusement sélectionnés. Sans connaître intimement la cryptocratie algérienne – difficilement sondable par essence –, certaines vérités sautent aux yeux.

Abdelmadjid Tebboune, apparatchik parmi tant d’autres, éphémère Premier ministre d’un Bouteflika déjà incapable de prononcer le moindre discours, plusieurs fois ministre et plusieurs fois wali depuis les années 1990, n’a pas été l’alternative voulue par les Algériens (et encore moins ceux qui ont manifesté), mais celle désignée par le pouvoir militaire alors représenté par le général Ahmed Gaïd Salah.

Soucieux de donner un fondement légal à ses opérations clandestines, le pouvoir militaire algérien a imposé trois scrutins successifs, s’accommodant parfaitement d’une participation dérisoire, nulle dans certaines régions – notamment en Kabylie, habituée au mépris du pouvoir algérien : une élection présidentielle organisée par ceux-là mêmes qui voulaient faire réélire Bouteflika (fraude par excellence), un référendum constitutionnel renforçant le pouvoir (fictif) du président et celui (réel) de l’armée et des élections législatives qui ont reconduit les formations politiques qui prédominaient sous Bouteflika (avec des élus infligés à des populations qui n’ont pas voté, comme en Kabylie). Gonflés par un sentiment d’impunité et de toute-puissance, les dirigeants algériens n’ont pas craint d’imaginer une Assemblée nationale dépourvue d’opposition. Face au discrédit qui frappe le système politique algérien, l’opposition réelle était condamnée à demeurer extraparlementaire.

Tebboune n’est finalement que l’agent « civil » (les guillemets sont de rigueur quand on sait à quel point il est capable de se montrer très peu civil) du pouvoir militaire algérien. Les circonstances de son arrivée au « pouvoir » suffisent à le montrer : on ne lui connaissait aucun projet ni aucune intention politique réelle avant la fiction d’élection présidentielle de la fin de l’année 2019. Lui-même donnait l’impression d’être aussi surpris d’être là que les Algériens qui rechignaient à voter. Mais Tebboune ne sert pas à rien. Il est là pour assurer la continuité du régime (cette fameuse « feuille de route » dont il était déjà question au crépuscule de Bouteflika), mais aussi pour affirmer la primauté du pouvoir militaire. A l’instar de celui qui a fait de lui un président, à savoir feu Ahmed Gaïd Salah, et contrairement à ce que pouvait affirmer Bouteflika à son arrivée au pouvoir en 1999, Tebboune rejette et incrimine cette formule qui devrait sonner comme une évidence : « un État civil et non militaire ! » 65 ans après le congrès de la Soummam (août 1956), acte majeur structurant la révolution algérienne qui affirmait « la primauté du politique sur le militaire », cette idée est devenue suspecte. Le président accrédite ainsi lui-même la thèse du caractère fictif de son pouvoir.

La contre-révolution au service du désordre

La contre-révolution algérienne repose sur trois piliers : un semblant de légalisme (avec les scrutins susmentionnés) ; les ruses et la diversion ; l’intimidation et une répression méthodique et sournoise. Dans un contexte pandémique de fait favorable à la contre-révolution, l’objectif affiché est d’en finir avec le Hirak. Désormais, le moindre article, le moindre propos sur Internet, la moindre idée singulière peuvent valoir à leurs auteurs les accusations les plus saugrenues : trahison, atteinte à l’unité nationale, atteinte au moral des troupes, voire pire encore. Les journalistes sont invités à renoncer à effectuer leur travail, comme le montre la condamnation de Rabah Karèche (et le harcèlement subi par tant d’autres), et à privilégier un journalisme d’affaires courantes (de préférence de restitution de la parole officielle).

Mais cette répression n’est pas celle d’un « parti de l’ordre ». Face aux tragédies dont pâtit le pays – l’épidémie, la sécheresse, les pénuries d’eau, les récents incendies qui ont ravagé certaines régions au premier rang desquelles la Kabylie –, le moins que l’on puisse dire est que nous n’avons eu affaire ni à une gestion exemplaire ni à un discours apaisant et même compatissant. Qu’il s’agisse de vaccination, des soins nécessaires aux malades atteints de la COVID-19 (notamment l’oxygène), de fermeture et d’ouverture des frontières ou de lutte contre les incendies, les Algériens ont dû mobiliser des réseaux parallèles.

Dans un pays aussi riche que l’Algérie, avec des dirigeants qui répriment au nom de l’ordre et de la stabilité, les crises successives mettent à nu un manque flagrant et déconcertant de moyens et une gestion souvent chaotique. C’est finalement le peuple du Hirak et ses mécanismes de solidarité qui sont venus pallier les lacunes de l’État. L’ordre n’est donc pas là où certains ont cru devoir l’attendre.

A défaut de se préoccuper du bien commun, le régime algérien se préoccupe de sa propre survie. Et aucune catastrophe n’est visiblement de nature à le détourner de cette tâche. Quelques mots sur les récents incendies s’imposent. Le bilan humain est tragique : une centaine de morts dont un tiers de militaires. Quand on parle de l’armée et de son pouvoir, on ne vise évidemment pas ces jeunes appelés qui vivent et meurent dans les mêmes conditions que le reste de la population algérienne dont ils sont issus.

Le deuil ne doit pas dispenser d’une série d’interrogations de rigueur. Comment ne pas s’interroger sur les déclarations hâtives – avant la moindre enquête – des autorités algériennes faisant état du caractère criminel des incendies ? Comment ne pas s’interroger sur l’impact de ces déclarations sur les lynchages ? Comment ne pas s’interroger sur l’absence de moyens ? L’armée algérienne figure parmi les dix principaux importateurs d’armements pour la période 2015-2019. Alger est le troisième client de l’industrie militaire russe (après l’Inde et la Chine). On peut toujours expliquer cette place (qui a néanmoins de quoi étonner) par l’environnement géopolitique trouble (la proximité du Sahel et de la Libye, par exemple). Mais l’impréparation face à l’une des principales menaces auxquelles est confrontée l’Algérie (la sécheresse et les incendies) est difficilement justifiable.

Il fallait donc des coupables, des « terroristes » de préférence. Et quoi de plus simple que les deux mouvements classés justement comme organisations terroristes trois mois plus tôt ? Deux mouvements marginaux érigés par les autorités et certains médias en menace existentielle et utilisés pour discréditer et pour diviser le Hirak (et les Algériens en général) : le mouvement islamoconservateur Rachad et le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK). Ce dernier considérerait donc les villages kabyles comme une cible de choix. Voilà pour « l’ennemi intérieur », avec en prime les images des présumés lyncheurs (en l’occurrence celles et ceux qui auraient causé la mort du jeune Djamel Bensmaïl) exhibés par la télévision comme les terroristes arrêtés ou repentis des années 1990. L’ennemi extérieur était aussi tout trouvé : le Maroc, dont les récentes déclarations sur l’autodétermination de la Kabylie (comparée, à tort, au Sahara occidental) n’étaient qu’une provocation parmi d’autres dans les relations algéro-marocaines. De là à l’accuser d’être derrière les feux de forêt il n’y avait qu’un grotesque pas à franchir, et les dirigeants algériens l’ont fait.

La Kabylie (et plus généralement la question berbère, comme on l’a vu avec l’hystérie suscitée par les drapeaux amazighs lors des manifestations du Hirak) et l’islam politique sont des outils de division et de diversion prisés par le régime algérien. Sur la question amazighe comme sur l’islamisme, les dirigeants algériens soufflent le chaud et le froid à leur guise. Sans raison, ils suscitent une polémique en mettant l’accent sur la langue amazighe dans le cadre de la révision constitutionnelle (engendrant de vives réactions dans le camp islamoconservateur), avant de faire de la question kabyle l’une des principales sources du nouveau terrorisme qui menacerait l’Algérie. De même, ils encouragent la bigoterie et condamnent le blasphème, tout en faisant d’un mouvement islamiste marginal (Rachad) l’ennemi à abattre au sein du Hirak et de la population. Pourtant, c’est bien un responsable de l’islam politique « officiel » (celui qui collabore avec les dirigeants algériens et qui a un temps participé au gouvernement du pays), un certain Abderrazak Makri, qui s’est empressé de féliciter les Taliban pour leur coup de force à Kaboul.  

En définitive, nous avons affaire à un pouvoir algérien qui utilise les questions identitaires et la politique étrangère – les deux s’entremêlant souvent – (en particulier les relations avec le Maroc et avec la France) comme moyens de contourner la souveraineté populaire algérienne. Incapable de s’adresser à un peuple algérien dans son ensemble (et on imagine mal le moindre dignitaire du régime s’offrir un bain de foule), le pouvoir algérien préfère les petites polémiques identitaires. Un domaine où aucune compétence n’est exigée.

Adlene Mohammedi

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