Il restera ces deux images de femmes pour fermer les portes de 2021.

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Ghania Mouffok

 La première image est celle de Zahra Hamachi, championne d’Afrique de Karaté, 59 kilos, elle arrive le 5 décembre d’Egypte à l’aéroport H. Boumediène à Alger, attendue par son entraîneur une main sur son épaule et une jeune fille un drapeau sur ses épaules, ils sont beaux, leurs yeux brillent de la même lumière, celle de l’orgueil, de la victoire, Zahra est en tête de la photo, en championne « d’Afrique des nations » dans un sport de combat que l’habitude réserve aux hommes.

La seconde est une vidéo d’une inconnue du grand public mais reconnue par sa communauté de fans qui la suivent sur les réseaux, ils la suivent, des curieux mais surtout des curieuses de son récit de vie, c’est ce qui fait son succès, elle raconte sa vie. Elle est arrivée le lendemain, le 6 décembre, de Suède et dans une vidéo elle dit qu’à Alger personne ne l’attendra à l’aéroport H. Boumediéne après 11 ans d’absence, elle est fâchée avec sa famille, elle a cassé un tabou, elle a épousé un non musulman, elle a deux enfants et elle s’appelle Caroline.

Caroline est algérienne, elle parle arabe et ne craint pas l’anglais, elle se filme, elle fait sa life comme une soldate du net, elle fait la guerre à l’invisibilité. Pari gagné, à l’aéroport d’Alger une foule « incroyable » de jeunes filles en hijeb l’attendent et célèbrent son arrivée dans les youyous et un amour qui étonne, toutes présentes à son invitation, date et heure du vol livrées en direct, et aucune n’ignore les détails de son périple. Comme il se doit, toutes ou presque la filment pendant qu’elle les filme, armées l’une et les autres de leurs inséparables portables devenues une extension de leurs mains. Elles s’embrassent et se reconnaissent dans une belle cohue qui nous invite sur le net à découvrir ,médusés, Caroline.

On aurait tort de comparer ces deux images, et de regretter que la championne soit seule à l’aéroport pendant que l’inconnue est si nombreuse qu’elle convoque la surprise et bientôt …la police. Mais « c’est qui cette fille » ? C’est Caroline de son vrai nom Shéhérazade, une youtubeuse, « deux chaînes » sur une plate-forme et « elle compte des centaines de milliers d’abonnés » sur les réseaux sociaux, une immigrée qui rentre au pays parce qu’il lui a manqué, qui raconte sa vie au jour le jour. Elle rit, elle pleure, elle ne cache rien de ce qu’elle vit. Elle donne le nom de son hôtel à Alger, elle va d’un point à l’autre des continents de l’Europe à l’Afrique, elle se montre nature, elle montre sa chambre le tout dans une savante pudeur et une belle coquetterie, elle est si jolie. Ronde, les yeux à la Elisabeth Taylor, les cheveux « à la garçonne » elle aime le blanc, elle est mode et reçoit autant de cadeaux qu’elle en donne. Elle distribue ce qu’elle porte, ce qu’elle mange pour dire merci, un morceau de chocolat qui était dans son sac, une bague qu’elle portait et un billet étranger pour que la fan garde son odeur. Son odeur, elle a l’odeur de l’étranger, de l’exilée, de celle qui est partie, qui a quitté sa famille et qui vit ailleurs autre chose que ce qui était écrit. C’est peut-être cette liberté que ces filles sont venues honorer. Cette liberté qu’elle a de se filmer jusque dans son lit d’hôtel, en pyjama, enroulée dans sa couette, avec cette voix d’homme invisible auquel elle s’adresse pour qu’il l’aide à préciser des détails de sa journée, puis elle s’endort en direct, épuisée mais sans craindre la noirceur du monde, le qu’en dira-t-on.

Ils diront ce qu’ils voudront, elle raconte sa véritable version des faits la preuve par l’image et sa voix qui se parle. Une immersion dans la vie d’une youtubeuse. La police est venue s’étonne-t-elle, quand elle a invité « lebnet », les filles à venir la rejoindre sur la terrasse de son hôtel « pour regarder le match », et la police lui a demandé si elle avait une autorisation pour faire ainsi un attroupement de fans, une autorisation ? elle ne savait pas que c’était nécessaire, elle improvise au jour le jour, et elle ne savait pas que la police déteste l’improvisation, ce trouble à l’ordre public.

« L’ordre public » qui envoie en prison des jeunes gens, également sur les réseaux, pour un drapeau qui dit une autre communauté que celle imprimée dans les ordres de la république qui n’est qu’une, sans autre union possible, où Dalila Touat, syndicaliste, professeur de lycée à Mostaganem, 45 ans, qui se plaint légalement devant la justice parce qu’elle estime que cette justice en prison n’a pas respecté ses droits, maltraitée elle s’est défendue, aggravant son cas de quelques mois de prison supplémentaires.

« L’ordre public » qui défend le drapeau que porte Zahra et sa mère sur leur dos mais qui ne protège ni l’état, ni les institutions de leur paresse à honorer celles qui le portent par leur présence à l’aéroport d’Alger pour rendre hommage au travail, à la sueur de l’engagement, la discipline de cette championne qui a soulevé l’hymne national, le drapeau au coeur de l’Afrique, le monde.

Caroline est cet ailleurs de l’imaginaire qui permet « lebnet» « aux filles » auxquelles elle s’adresse, presque exclusivement, de se projeter dans le possible du monde, et Zahra c’est la solitude de la victoire quand elle rentre au pays. Il y a de la place pour Zahra et Caroline Ce n’est pas la présence de Caroline et de sa communauté à l’aéroport qui fait problème mais l’absence de la communauté de Zahra. La communauté des sportifs algériens et algériennes, des médias traditionnels, et surtout des représentants de ce que nous avons en commun, l’état et ses institutions, un gouvernement qui tous se sont abstenus dans l’indifférence et la paresse d’honorer leurs devoirs. Le problème c’est l’absence de la police des devoirs qu’impose la charge du service public et des affaires publiques.

A l’aéroport il n’y avait aucun flic pour dire à Zahra : ce n’est pas juste que « championne des nations » tu ne sois pas reçue par ceux qui sont payés pour le faire, ce n’est pas juste qu’il n’y ait aucun attroupement pour honorer le drapeau que toi et les tiens vous portez sur vos dos. Ce flic de la conscience était absent comme ceux qui nous gouvernent, transformant ainsi un événement national, africain, mondial en fête locale.

C’est dans sa commune de Timezrit, en kabylie, que Zahra Hamachi a été célébrée et accueillie, vidéo à l’appui en guise de preuve que le gouvernement a porté là une atteinte à l’unité nationale et aux institutions. Omniprésentes pour châtier mais absentes pour récompenser ce qui fait honneur à la Nation. Un pays qui ne célèbre une championne d’Afrique que depuis son village est un pays dont les institutions globales sont épuisées, tellement épuisées qui ne leur reste plus qu’à donner en spectacle ce qui sépare plutôt que ce qui se partage. Les fans de Zahra n’étaient pas à leurs places instituées, pendant que les fans de Caroline ont imposé la leur. Celle que les filles se sont données sans autre moyen que leur visibilité, le déplacement de leurs corps et de leurs esprits jusqu’à l’aéroport pour lui dire : tu n’es pas seule on est là, et en attendant ta famille on va faire autour de toi communauté, solidarité, sororité, on va nourrir ta life, ta story, partager une histoire.

Et, c’est cette présence qui a convoqué l’ordre public, cette police enfermée dans sa seule mission : interdire à une société de faire librement communauté et défendre les intérêts de ceux qui nous gouvernent dans la violence de leur absence civique qui n’a d’égale que celle de leur omniprésence policière. Mission impossible : comment désarmer une femme qui croque des chips de sa bouche gourmande et qui rit à gorge déployée jusqu’à rendre la banalité du quotidien subversive ?

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