Pourquoi le modèle autoritaire algérien, au contraire du modèle autoritaire chinois, n’a pas conduit au développement ?

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Addi Lahouari

Communication rédigée pour le colloque « Algérie 1962-2022, Trajectoires d’une nation et d’une société » tenu les 23, 24 et 25 juin 2022 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne,

Un des dogmes jusque-là indiscutables de la science politique est le lien positif entre démocratie et marché, avec l’hypothèse que la liberté d’entreprendre fait partie des libertés publiques que seule la démocratie protège. Démocratie et développement économique seraient liés puisque le marché assure l’allocation optimale des ressources qui mène à la création des richesses, et donc au développement. Les éléments de cette problématique sont présents dans la pensée académique et renvoient à Adam Smith, le théoricien du marché, et à Hegel, le penseur de la société civile. La société civile, dit ce dernier, s’organise économiquement en marché et politiquement en Etat libéral qui pose au pouvoir exécutif des limites institutionnelles pour ne pas fausser la concurrence par des taxes arbitraires et la corruption des fonctionnaires. Dit autrement, les règles du marché et celles de la démocratie se correspondent et s’articulent dans un système politico-économique qui garantit les droits civiques, dont la liberté d’entreprendre. A l’inverse, les régimes autoritaires étouffent la société civile, handicapent l’accumulation et le développement, et contrarient la mécanique du système de prix qui rationalise la production et la répartition sous la contrainte de la rareté des ressources. Le prix administré des régimes autoritaires est donc un obstacle à l’accumulation et au développement. L’argumentation renvoie à la théorie selon laquelle l’autonomie du champ économique est une condition de la productivité des facteurs de production utilisés dans le respect des lois de la concurrence et de l’offre et de la demande. L’échec de l’économie administrée et l’effondrement de l’Union Soviétique en 1990 ont servi de référence empirique pour souligner que le marché et la démocratie sont liés et indispensables l’un à l’autre. Mais voilà que l’expérience de la Chine dément la théorie et prouve que l’économie d’un un régime autoritaire est capable de créer des richesses ; autrement dit, une économie de marché est compatible avec un Etat non démocratique dirigé par un parti unique qui se réclame encore du communisme.

Dans cette communication, je voudrais montrer, en m’appuyant sur la comparaison de la Chine et l’Algérie, que la théorie de la science politique n’a pas prévu le cas d’un régime autoritaire qui respecte les règles du marché, qui reconnaît l’efficacité du capital privé et qui ne se coupe pas des dynamiques de l’économie internationale. Ce que les Chinois ont appelé « le socialisme de marché » est une situation d’économie capitaliste où il est interdit aux détenteurs de capitaux privés de prendre le contrôle de l’Etat, et où le pouvoir économique des agents privés renonce au projet politique de l’Etat libéral.  Cette situation peut-elle durer dans le temps ? Seul l’avenir le dira. Nous nous limiterons à comparer la Chine qui a bâti son économie sur la base des exportations, avec l’Algérie qui a subi une économie basée sur l’importation. Je dis bien « subi » car ce n’était pas là l’objectif du régime qui a toujours proclamé que le but est de substituer aux hydrocarbures la richesse créée par le travail. Mais les dynamiques du marché lui ont échappé et ont favorisé les activités spéculatives. En instrumentalisant l’économie politiquement, le régime s’est privé des moyens de maîtriser le marché.

L’expérience chinoise

Dirigée par un parti communiste qui contrôle de façon autoritaire l’Etat et la société, la Chine a lancé des réformes économiques à la fin des années 1970 qui ont fait du pays, trente ans plus tard, une puissance économique mondiale. En 1980, son PIB ne représentait que 1,7% de l’économie mondiale ; en 2019, il s’était élevé à 16%. Premier exportateur mondial de produits manufacturés en 2020, le pays attire plusieurs centaines de milliards de dollars qui s’échangent à Shangaï, troisième place financière après celles de New York et Tokyo. Avec un mélange d’autoritarisme politique et de capitalisme économique, la Chine a mis en place une dynamique qui l’a sortie du sous-développement et qui l’a mise, en 2010, au 2èm rang dans le classement des PIB, après les Etats-Unis. Certes, le pays est encore pauvre au vu de l’indice du PIB par habitant qui est de 10 451 euros en 2021 contre 46 000 euros pour les Etats-Unis. Il y a encore 150 millions de Chinois vivant au-dessous du seuil de pauvreté, mais ce chiffre est en recul d’année en année. Ce qui est cependant indéniable, c’est le processus ininterrompu de croissance attesté par différents chiffres d’agrégats, mais aussi par l’évolution du salaire ouvrier moyen qui était de 49,5 euros en 2000, de 81,6 euros en 2011 et de 281,3 euros en 2020. Sur le tableau de l’indice humain, le pays est passé de la place 92 en 2009 à celle de 34 en 2017. Il n’y a jamais eu dans l’histoire un développement économique aussi rapide et d’une telle ampleur. L’accumulation primitive du capital en Angleterre et en France, qui avait préparé le développement industriel, s’était étalée sur deux siècles au cours desquels ces deux pays se sont imposés comme des puissances économiques mondiales.   

Comment a opéré la dynamique chinoise de développement et quelles en ont été les motivations ? Pour comprendre les enjeux auxquels étaient confrontés les dirigeants chinois avant les réformes, il faut rappeler le contexte de la géopolitique régionale marquée par la prospérité du Japon et du décollage économique de la Corée du Sud et de Taïwan, trois pays alliés aux Etats-Unis militairement présents dans la région. Attirant des investissements américains, la Corée du Sud et Taïwan se développaient au contraire de la Corée du Nord et de la Chine continentale confrontées à la pauvreté. A la fin des années 1970, Deng Xiaoping a perçu qu’à moyen terme, le parti communiste perdrait le pouvoir si l’écart économique avec Taïwan se creusait. Pour éviter cette perspective, Deng Xiao Ping a imposé un changement radical de la doctrine économique du parti. Il avait compris que pour être indépendant des puissances étrangères, et posséder une armée forte, il fallait maîtriser la grammaire économique de l’adversaire. Après des luttes au sommet de l’Etat et du parti entre réformateurs et gardiens du temple, le courant de Deng Xiaoping est sorti vainqueur, rompant avec l’économie administrée qui planifie les quantités et qui fixe les prix des marchandises. Deng Xiaoping avait compris que le concept d’indépendance économique n’avait aucun sens et que la souveraineté d’un pays dépend de sa balance commerciale. Il a à cet effet élaboré une doctrine économique qui impose aux entreprises d’Etat la rentabilité et qui réhabilite le secteur privé.   

Dès la fin des années 1970, le gouvernement a renoncé aux instructions destinées aux paysans sur les quantités à produire et sur les prix. Soumise aux lois du marché, la production agricole a augmenté et s’est diversifiée. La réforme, qui avait commencé dans le monde agricole, a été étendue vers le milieu des années 1980 aux entreprises industrielles d’Etat qui ont vu leur nombre diminuer. Prenant conscience que le marché offre plus de souplesse, les dirigeants ont mis fin à la planification centralisée en libérant le prix de 18 000 produits. Une nouvelle doctrine économique a été adoptée sous le nom de « socialisme de marché » qui mettait en avant le mot d’ordre d’efficacité, expliquant que la vocation d’une entreprise est de créer des richesses. Elle est comparée à un chat qui, pour ne pas mourir de faim, devait attraper des souris. A cet effet, le secteur économique public a été restructuré selon deux axes stratégiques. Le premier est la compression du personnel pour permettre la rentabilité sur la base du postulat que le travail et le capital doivent créer plus de richesses qu’ils n’utilisent. Les dirigeants d’entreprises ont été amenés à réfléchir en termes de productivité marginale des facteurs de production. Entre 1996 et 2000, le secteur économique d’Etat est passé de 112 millions à 81 millions d’employés. Cette restructuration s’est déroulée sans mettre en danger la stabilité politique du régime parce qu’elle était accompagnée de mesures qui ont évité la contestation populaire. Les ouvriers licenciés ont bénéficié d’une allocation-chômage et, pour certains, ont été aidés pour créer des sociétés de service. Ils n’ont pas eu à se préoccuper de leurs retraites, ni de la couverture sanitaire. Le deuxième axe consistait à donner à l’Etat le contrôle des secteurs de l’énergie, les infrastructures, les communications et la finance pour empêcher qu’ils ne soient dominés totalement ou en partie par des capitaux étrangers. Le secteur d’Etat fournissait ce que l’économiste Alfred Marshal appelait « les économies externes » qui sont des coûts supportés par la collectivité pour permettre au capital (public et privé) de dégager des profits. L’Etat a fourni les économies externes qui ont permis à la production nationale de prospérer : santé, éducation, infrastructures, communications, finance.

La grande innovation idéologique introduite par la nouvelle doctrine économique du parti est la réhabilitation de la propriété privée appelée pudiquement par le langage officiel « propriété non publique ». Comment la population, habituée pendant des décennies, au discours sur la supériorité su secteur public a-t-elle accepté aussi facilement le nouveau discours ? La transition vers l’activité économique privée a été acceptée parce qu’elle était ouverte et non réservée à une couche sociale particulière ou au personnel de l’Etat. En 1985, la direction du parti avait interdit aux membres des familles des cadres et des fonctionnaires de posséder des commerces. L’ouverture au privé n’a pas profité aux dirigeants du parti et de l’Etat comme dans d’autres expériences autoritaires. Ce qui provoque la contestation et le ressentiment, c’est le sentiment d’injustice. Le père des réformes, Deng Xiaoping, disait aux Chinois : « Il est glorieux de s’enrichir ». Il les invitait cependant à le faire sur la base du travail productif et non sur la base des activités spéculatives. A la différence d’autres expériences de libéralisation économique menées dans des régimes autoritaires, la Chine a découragé le capital privé à prospérer dans les activités spéculatives. Au contraire, il a été orienté vers la production manufacturière destinée à l’exportation. En 1999, le nombre des entreprises privées (1,5 millions) était presque aussi élevé que celui des entreprises publiques (1,6 millions). Entre 1996 et 2000, le volume d’emplois du secteur privé est passé de 11,71 millions à 24,07 millions.

Le secteur privé s’est développé aussi avec l’apport des investissements étrangers attirés par le niveau bas des salaires. Les entreprises étrangères, pour la plupart américaines et européennes, ont saisi l’occasion pour délocaliser et s’implanter dans des zones délimitées par le gouvernement. Elles n’étaient pas intégrées au tissu économique local, c’est-à-dire que leur production était destinée principalement aux marchés des pays d’origine. C’est ainsi que le label « made in China » était fortement présent dans les grands magasins de distribution américains et européens. En prônant au départ une politique de l’exportation, la Chine a lancé un processus de formation d’un marché intérieur où allait s’écouler la production du capital national. Les salaires versés et les impôts payés par les firmes étrangères ont eu des effets positifs sur le marché national et sur le budget de l’Etat. C’est ainsi que, peu à peu, se formait une demande intérieure solvable reposant sur le pouvoir d’achat d’une classe ouvrière et de couches sociales moyennes en expansion. La mondialisation des années 1980 et 1990 a été un phénomène de délocalisation de grande ampleur obéissant aux contraintes de rentabilité du capital financier. Les Chinois ont profité des contradictions du capitalisme mondial en accueillant les multinationales qui produisaient pour le reste du monde et non pour le marché chinois. La stratégie consistait à utiliser la force de travail locale et à exporter les marchandises produites en attendant que le capital privé national maîtrise la technologie et le savoir-faire des firmes étrangères. La Chine a fait le pari de s’intégrer dans l’économie mondiale par l’exportation de biens manufacturés en faisant jouer les avantages comparatifs. Elle ne s’est pas refermée au système de prix international ; elle lui a obéi tout en améliorant la productivité du travail et du capital pour atteindre la compétitivité qu’il impose. C’est comme si le choix avait été fait d’insérer des millions de travailleurs dans le champ de la production manufacturière mondiale. Il faut noter cependant que si la Chine s’est ouverte au libéralisme économique, elle a refusé le néo-libéralisme qui efface la frontière entre biens marchands et biens non marchands. En effet, ni l’éducation, ni la santé, ni les transports en Chine ne sont exclusivement des sources de profit. 

Le modèle de croissance chinois se caractérise par les éléments suivants. 1. Une production manufacturière orientée d’abord vers l’exportation. 2. La formation d’une demande effective intérieure suite à l’accroissement du pouvoir d’achat des différents groupes sociaux. 3. Un secteur économique d’Etat jouant le rôle d’économies externes. En insérant la Chine dans la mondialisation, le capital international espérait faire d’une pierre deux coups. : produire avec des bas salaires, et s’implanter dans un marché de plus d’un milliard de consommateurs potentiels. Trente après, les Occidentaux réalisent qu’ils ont contribué à l’émergence d’un concurrent puissant qui les défie sur leur terrain, qui leur prend des marchés, un concurrent plus dangereux pour leurs intérêts stratégiques que la Russie empêtrée dans les contradictions de l’économie rentière, économie rentière de laquelle l’Algérie n’arrive pas à s’en sortir.

L’expérience algérienne

Depuis l’indépendance du pays en 1962, l’objectif déclaré du régime en Algérie est le développement économique. Dans tous les textes et discours officiels, il est dit que l’indépendance n’a été qu’une étape, l’objectif final étant le développement économique et la modernisation de la société. A sa naissance, le régime s’était auto-légitimé par sa mission de lutter contre le sous-développement économique et culturel. La stratégie pour atteindre cet objectif devait cependant reposer sur le secteur public, c’est-à-dire que l’Etat devait veiller à ce que le capital privé soit limité à ce que la Charte nationale de 1976 a appelé « la propriété privée non exploiteuse ». Ce choix idéologique renvoyait à la crainte que le capital privé soit le cheval de Troie du capital international qui pillerait les richesses nationales comme cela a été le cas durant la colonisation qui avait réduit l’économie à l’exportation de produits agricoles et de matières premières. C’est cette structure coloniale que l’Etat indépendant voulait transformer en optant pour une industrialisation ambitieuse. Celle-ci a été financée par la rente énergétique, ce qui permettait de ne pas recourir à l’investissement étranger ni à l’emprunt sur le marché international. « Semer le pétrole pour récolter l’industrie » disait le discours officiel de l’époque. Une majorité de la population adhérait à ce programme qui créait des emplois et qui promettait de sortir du sous-développement en dix ou vingt ans. Les années 1970 ont été l’âge d’or de cette politique économique qui avait mobilisé une part importante du PNB en faveur de l’investissement industriel, négligeant l’agriculture, les infrastructures, les communications, le logement et les services. Il n’y avait pas de semaine ou de mois où le président n’inaugurait une usine importée clé ou produit en main et qui utilisait une technologie de pointe. Les usines étaient cependant surdimensionnées par rapport au marché local, mais il était prévu qu’elle exporte une partie de la production. Elles avaient été conçues pour être rentables et pour amortir les investissements qui ont financé leur création. Cela n’a pas été le cas car elles généraient un déficit devenu structurel au fil des ans. Elles n’avaient pas l’autonomie de gestion, ne bénéficiaient pas d’économies externes et étaient victimes de gaspillage et de prédation. Appartenant à l’Etat et protégée de la faillite financière, elles étaient gérées comme des entités sociales et non comme des unités économiques. Leur déficit colossal était pris en charge par le budget de l’Etat dont les ressources provenaient essentiellement de l’exportation des hydrocarbures.   

Avec l’effondrement des prix du pétrole au milieu des années 1980, l’Etat n’avait plus les moyens financiers pour combler le déficit de ses entreprises et assurer les importations de biens de consommation. La révolte à l’échelle nationale d’Octobre 1988 a été l’occasion pour l’aile modérée du régime d’imposer des réformes économiques et politiques destinées à restaurer la crédibilité du régime. Les mesures libérales importantes, notamment la fin du monopole de l’Etat sur le commerce extérieur, ont été justifiées par un nouveau discours officiel sur le secteur public et sur le capital privé. Moins de deux ans après, il a été mis fin aux fonctions du gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche. Deux explications avaient été avancées par les observateurs au sujet de l’hostilité de l’aile conservatrice du régime aux réformes économiques. Pour les uns, la majorité des décideurs militaires percevaient que, sans le contrôle de l’économie par l’Etat, le régime tomberait. Pour d’autres, de nombreux dirigeants, dont des officiers supérieurs, captaient une partie de la rente pétrolière sous le couvert de l’économie administrée. Si ces deux hypothèses sont vraies, cela signifierait que le rapport de forces au sein du sommet de l’Etat n’était pas favorable aux réformes. Tant que la rente énergétique alimentait bon an mal an le budget de l’Etat, les réformes n’avaient pas un caractère nécessaire.

Il y a eu cependant une libéralisation partielle de l’économie désormais ouverte à l’importation de biens de consommation par le secteur privé. La crise violente des années 1990 avait mis au second plan le débat sur la réforme économique, bien que des décisions libérales antisociales aient été prises dans un climat de peur. A la faveur de l’augmentation spectaculaire du prix de pétrole à partir de l’année 2001, le discours sur la réforme n’était plus d’actualité. L’Etat avait suffisamment de ressources financières pour acheter la paix sociale à travers des transferts sociaux et pour continuer à financer le déficit des entreprises du secteur public. Entre 2000 et 2016, l’Algérie a vendu l’équivalent de mille milliards de dollars d’hydrocarbures. Cette somme colossale a été utilisée pour financer un programme ambitieux de construction de centaines de milliers de logements, d’autoroutes, de tramways dans les villes et de diverses infrastructures. Etalé sur dix ans, ce programme a été réalisé en grande partie par des entreprises étrangères. En négligeant les entreprises nationales, ou en ne les associant pas à ces investissements, l’Etat a raté une occasion d’aider au renforcement d’une offre nationale qui aurait eu une opportunité de s’agrandir en affrontant la concurrence internationale. De ce point de vue, non seulement l’Etat n’a pas eu de politique visant la formation d’un marché national avec une offre locale, mais il a mené à la faillite de nombreuses PME locales étouffées par la concurrence de biens importés de Chine et de Turquie entre autres. Une partie importante de la rente énergétique a été accaparée par des entreprises étrangères de construction et par l’importation de biens de consommation. L’Etat a même autorisé les banques à prêter de l’argent pour financer la consommation. Des milliards de dollars ont été utilisés pour importer des voitures qui auraient pu être fabriquées localement. Une politique volontariste de crédit à la consommation a profité aux importateurs qui ont constitué des lobbys puissants au sein de l’Etat pour caper le maximum de la rente énergétique. Un système socio-politico-économique se reproduisant sans accumulation s’était mis en place, alimenté par la rente énergétique qui pousse les acteurs économiques à élaborer des stratégies de rent-seeking (recherche de captation de la rente). L’aisance financière de l’Etat a permis de desserrer la pression interne en procédant à des transferts sociaux, dont la subvention des produits de nécessité comme le pain, la semoule, le sucre, l’huile, l’eau, l’électricité, etc. Ces subventions, d’un montant avoisinant les 20 milliards de dollars par an, illustrent le décalage entre le système national et le système international de prix. Il est souvent question de les supprimer, mais cela est impossible, à moins de multiplier par 3 le salaire minimum.

Il semblerait que la notion d’indépendance économique a été comprise par les dirigeants comme une rupture avec le système international de prix accusé – à raison – de drainer la valeur vers l’extérieur. Mais la seule façon de surmonter cet obstacle est d’inverser le flux par l’exportation de produits manufacturés en acceptant les termes de la concurrence internationale. Un seul chiffre indique l’échec des politiques économiques depuis l’indépendance : les hydrocarbures représentent 95% des revenus provenant des exportations. Le pays exporte moins de 2 milliards de dollars de produits finis ou semi-finis. Cela signifie que l’essentiel de la consommation des Algériens est financé par la rente pétrolière et non par le travail local. Quand le prix du pétrole est à la baisse, le pays connait une situation économique et sociale difficile.  

La comparaison de l’expérience de l’Algérie avec celle de la Chine est pertinente, dans la mesure où, dans les années 1980, à la même époque, les autorités des deux pays ont abandonné l’option socialiste et ont ouvert au capital privé la possibilité d’investir et de contribuer au développement. Mais ce qui ressort le plus, c’est que l’Etat en Algérie a enrichi le secteur privé spéculatif, alors qu’en Chine, le secteur privé productif a enrichi l’Etat. En Chine, le développement économique a été conçu comme une stratégie existentielle dans le cadre de la compétition avec l’Occident. Il était une nécessité vitale pour se protéger de l’hégémonie américaine. En Algérie, le développement économique n’était pas politiquement nécessaire pour se protéger de l’hégémonie de l’Occident, puisque la rente énergétique donne une aisance financière qui dispense de demander l’aide financière de l’Occident. Politiquement, la rente protégeait l’Etat des pressions extérieures, mais économiquement, elle rendait l’économie plus dépendante du marché international. Je voudrais aller plus loin dans la comparaison entre les deux expériences.  

Comparaison Chine-Algérie

Le premier élément de comparaison qui saute aux yeux est que la Chine a opté pour une économie orientée vers l’exportation en créant une législation qui protège le capital privé et qui s’ouvre à l’économie internationale dans le cadre des accords signés avec l’OMC. A l’inverse, l’Algérie a utilisé son atout financier – la rente pétrolière – pour affaiblir le capital privé productif et pour se protéger des dynamiques concurrentielles du système international des prix. Le résultat est une intégration à l’économie mondiale par la consommation et non par la production. Ce faisant, le régime n’a pas été en mesure de protéger le marché national et n’a pas su renforcer l’offre de la production locale. La comparaison entre la Chine et l’Algérie, sur le plan économique, renvoie à la différence entre deux structures de l’autorité publique qui, dans un cas, tire sa légitimité d’un parti politique et, dans l’autre, de l’administration militaire. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’y pas en Algérie de parti dirigeant. Avant d’être différentes économiquement, la Chine et l’Algérie sont d’abord différentes politiquement. Et cela à trois niveaux.

  1. En Chine, il y a un parti politique qui contrôle l’Etat et ses institutions et qui fixe les objectifs économiques et sociaux du pays. La direction du parti a autorité sur toutes les institutions, y compris l’armée qui est sous le contrôle de la Commission Centrale des Affaires Militaires dépendant du Bureau Politique. Cette commission détermine, entre autres le budget de l’armée et la carrière des officiers supérieurs. En 1938 déjà, Mao Tsé Toung déclarait devant le Comité Central : « Notre principe est que le parti commande le fusil et que le fusil ne commandera jamais le parti ». Ce même principe avait été adopté en Algérie par le Congrès de la Soummam en 1956 sous la formulation de « la primauté du politique sur le militaire ». Mais à l’indépendance, le FLN a été marginalisé par sa branche militaire. Il a continué d’exister après l’indépendance, mais il n’était pas la source du pouvoir comme en Chine. Il a été transformé en une organisation chargée de gérer la rente symbolique de la guerre de libération sous les ordres de l’administration. Le colonel Boumédiène, fondateur du régime, ne voulait pas dépendre du parti et a cherché à tirer sa légitimité directement du peuple sur la base de la Charte Nationale soumise à référendum en 1976. Boumédiène considérait que le parti devait être un auxiliaire de l’administration qui agit dans le cadre de la Charte Nationale. Le multipartisme introduit par la réforme de 1989 n’a pas changé la structure du régime, et le FLN a continué d’être aux ordres de l’administration. En 1992, par la voix de son secrétaire général Abedelhamid Mehri, il avait désapprouvé la décision des militaires d’annuler les élections remportées par les islamistes du FIS. L’administration a fomenté une fronde interne qui a mis fin à ses fonctions. Parallèlement, un autre parti de l’administration, le RND, a été créé, ce qui fait que le régime a deux partis, ce qui signifie qu’il n’en a aucun.
  2. L’élite civile qui dirige les institutions tire son autorité non pas d’un parti comme en Chine, mais de l’administration militaire, ce qui mène à la bipolarité du pouvoir de l’Etat. Il y a un pouvoir au-dessus du pouvoir du président, ce qui amoindrit l’autorité de l’Etat, en particulier dans les affaires de corruption où la justice ne peut juger des personnes impliquées dans des malversations financières et protégées par des officiers supérieurs. C’est le cas des affaires Khalifa, de BRC, de l’autoroute est-ouest, Sonatrach I et II, etc. Il a fallu le séisme du 22 février 2019, appelé Hirak, pour que la hiérarchie militaire donne le feu vert pour l’arrestation d’une vingtaine de généraux, de deux premiers ministres, de plusieurs ministres, des deux secrétaires généraux des deux partis du pouvoir, le FLN et le RND, et de nombreux hommes d’affaires. La corruption avait atteint un tel niveau qu’elle portait atteinte à la crédibilité des dirigeants, civils et militaires. En Chine, le parti impose aux cadres de l’Etat de ne pas s’impliquer dans des activités commerciales sous peine de sanctions sévères, allant jusqu’à la condamnation à mort. Les dirigeants chinois ont compris que la corruption, outre qu’elle discrédite les dirigeants, elle répand un sentiment d’injustice qui pousse à la révolte. Par ailleurs, elle fausse la concurrence et handicape la compétitivité des produits locaux sur les marchés extérieur et intérieur. Pour un pays qui fonde sa politique économique sur l’exportation, la corruption est jugée comme un crime qui porte atteinte aux intérêts supérieurs du pays.                                        
  3. Les titulaires du pouvoir formel ne possèdent pas la capacité de défendre et d’appliquer le programme sur lequel ils ont été élus ou désignés. Ils ne font qu’appliquer des instructions émanant de la présidence qui répond à la conjoncture. Or la présidence est étroitement surveillée par la hiérarchie militaire qui n’est pas monolithique. Les officiers supérieurs sont d’accord sur la nécessité du maintien de l’ordre public, mais ils divergent sur tout le reste car ils ne sont pas l’émanation d’un parti politique avec une doctrine idéologique et économique cohérente. D’où l’instabilité du code de l’investissement régulièrement modifié, et parfois avec effets rétroactifs. Le capital national ou étranger a besoin de la stabilité du cadre juridique dans la durée pour investir sur des projets à long ou moyen terme. En été 2017, Abdelmajid Tebboune, alors ministre de l’Habitat, a été nommé Premier Ministre suite à l’augmentation vertigineuse des importations. Il a été chargé de rétablir l’équilibre de la balance du commerce extérieur et a pris des mesures en ce sens. Pour avoir heurté des intérêts d’hommes d’affaires puissants, il a été relevé de ses fonctions trois mois après sa nomination.

En conclusion, si l’on résume la comparaison entre la Chine et l’Algérie durant les trente dernières années, elle mettrait en parallèle, dans un cas, une économie basée sur l’exportation et la rentabilité, et dans l’autre, une économie basée sur l’importation et l’assimilation de la rente énergétique au statut de valeur d’usage au lieu du statut valeur d’échange fructifiée par l’investissement. Mais la grande différence est que dans un cas, l’Etat est dirigé par un parti et, dans l’autre, par une haute administration dont les membres, civils et militaires, sont divisés idéologiquement, d’où les incohérences au sommet de l’Etat. Il est temps que les officiers supérieurs prennent conscience que les partis ne sont pas des organisations de propagande qu’il faut manipuler. Ce sont des segments qui relient l’Etat à la société et, sans eux, l’Etat se coupe de son environnement politique, social et culturel.

Lahouari Addi, professeur émérite Sciences Po Lyon

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