À El-Hadjar, l’ambition sidérurgique algérienne part en fumée

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Avec la démolition du premier des deux hauts fourneaux du complexe d’El-Hadjar, dans la wilaya d’Annaba, c’est le rêve pionnier d’une industrie sidérurgique florissante, symbole de modernité et rêve d’avenir prospère dans l’Algérie indépendante des années 1970 qui disparait.

HISTOIRE ÉCONOMIE > JEAN-PIERRE SERENI > 25 JUILLET 2022
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Le complexe sidérurgique El-Hadjar en 1971© Jean Cabot/Le monde en images, CCDMD

La nouvelle est passée inaperçue ou presque. Depuis le 19 mai 2022, deux équipes d’ouvriers se succèdent jour après jour pour démolir le haut fourneau no. 1 (HF1), longtemps la pièce maitresse du complexe sidérurgique d’El-Hadjar situé à une quinzaine de kilomètres d’Annaba, le grand port de l’Est algérien. Un expédient tout au plus, car les mineurs du gisement de fer voisin, souvent en grève, l’approvisionnent irrégulièrement depuis des mois. La ferraille récupérée remplacera le minerai absent pendant quelque temps.

Voilà comment une usine qui fut une des grandes ambitions de la jeune Algérie indépendante finit sans gloire sous les coups de marteaux piqueurs amnésiques. L’époque était à l’engagement et à la foi dans un avenir fait d’usines et d’emplois pour les millions d’oubliés de la colonisation.

UN PROJET POLITIQUE COLONIAL

Dès l’origine, en 1958, le projet est politique. Le général de Gaulle, à peine revenu au pouvoir, rêve de favoriser une hypothétique troisième force contre les rebelles du Front de libération nationale (FLN) et lui dessine une base économique avec le Plan de Constantine lancé un an plus tard. Sa pièce maitresse, la plus spectaculaire, est le projet de couler l’acier sur place, à mille lieues du pacte colonial qui cantonnait les trois départements au rôle modeste de fournisseur de vin et de minerais — dont le fer de l’Ouenza — exportés pendant plus d’un siècle par un monopole hexagonal.

Les sidérurgistes français appelés à financer ce projet sont réticents à l’idée de perdre leur marché algérien et surtout de payer la facture. Les négociations trainent jusqu’en 1960, année de fondation de la Société bônoise de sidérurgie (SBS) forte de 32 actionnaires (les entreprises françaises sidérurgiques), et où commencent aussi les pourparlers entre Paris et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).

L’année suivante, les travaux démarrent enfin sur un premier schéma très classique à l’époque : un haut fourneau qui produira à partir de coke importé et du fer de l’Ouenza environ 400 000 tonnes de fonte liquide — une quantité jugée bien modeste par les nationalistes algériens. Mais dès 1963, le chantier s’arrête, laissant une montagne de béton et quelques bâtisses. Finalement, l’État français s’engage à financer sur fonds publics l’achèvement du chantier sous la supervision technique de la Sofresid, une société d’engineering également française. Six ans plus tard, en juin 1969, l’installation est mise à feu et dépasse d’emblée sa capacité nominale. Comme l’aciérie et le laminoir qui sont le débouché normal de la fonte produite ne sont pas encore achevés, les gueuses de première fusion1 sont exportées à des prix élevés.

FLEURON DE LA MODERNITÉ DANS L’ALGÉRIE INDÉPENDANTE

Acteur majeur — avec la Sonatrach en charge des hydrocarbures — de l’industrialisation prônée par le président de la République Houari Boumediene secondé par un ministre hyperactif, Belaïd Abdeslam, le complexe d’El-Hadjar fait figure de symbole de la modernité et des ambitions de la nouvelle Algérie.

En 1964, la SBS est remplacée par une entreprise publique, la Société nationale de sidérurgie (SNS) emmenée avec brio par un des rares Algériens à l’époque diplômé de l’École polytechnique, Mohamed Liassine. Une formidable aventure humaine2 va s’y dérouler, attirant de jeunes étudiants revenus d’universités un peu partout dans le monde, de maquisards ayant interrompu leurs études pour s’engager ou d’étrangers en quête d’engagement ou de dépaysement. Ils sont surtout algériens, mais aussi français, soviétiques, allemands, bulgares, tous jeunes et souvent bardés de diplômes.

Au-delà de leur diversité, l’amalgame va se faire, et une équipe soudée prend en charge la réalisation en moins de vingt ans d’un secteur industriel d’importance : la sidérurgie. Les inaugurations se succèdent à un rythme rapide : une fabrique de tubes à soudure en spirale pour les pipe-lines de l’industrie pétrolière en 1969, une autre sans soudure en 1977 qui fournit également les canalisations dont le ministère de l’hydraulique a besoin, deux laminoirs en 1980 pour profiler des tôles plates et alimenter l’industrie mécanique locale qui se développe rapidement. La même année, un second haut fourneau (HF2), près de trois plus gros que le précédent, entre en production tandis que trois aciéries sont construites.

Au total, un décret de novembre 1977 recense 26 unités relevant de « l’entreprise socialiste SNS » qui n’a plus rien à voir avec le format étriqué de la SBS, et devient même une école de formation de gestionnaires et de cadres pour d’autres entreprises publiques. Les retombées sur la région d’Annaba sont spectaculaires : 40 000 travailleurs sont passés par la SNS, dont 20 000 à El-Hadjar. La zone en est transformée, et les ruraux venus des camps de regroupement de l’armée française ou de la frontière tunisienne découvrent une nouvelle vie, plus moderne et plus ouverte. « Du village initial à la naissance d’une ville, de la condition paysanne à la naissance d’un prolétariat, El-Hadjar a été au cœur d’une révolution des modes de vie et de travail », écrit Rezki Hocine, dirigeant de la SNS de 1977 à 1983, dans le livre rédigé un demi-siècle plus tard par les acteurs de cette métamorphose humaine et sociale3 qui a heurté les milieux traditionnalistes et religieux au point que les notables de la ville de Jijel ont refusé pendant plus de trente ans le développement d’une nouvelle aciérie chez eux.

UNE RESTRUCTURATION EN FORME DE DÉCLIN INDUSTRIEL

Au lendemain de la disparition du président Boumediene, à partir des années 1980, les sociétés nationales perdent leur protecteur. Une vaste « restructuration des entreprises publiques » est entreprise par un nouvel homme fort, Abdelhamid Brahimi, ministre du plan puis premier ministre, qui déploie un zèle sans pareil pour le « démantèlement des monstres quaternaires, véritables États dans l’État, en mesure de bloquer toute tentative extérieure d’impulsion, de réforme ou seulement de contrôle, mais aussi incapables d’efficacité économique », comme le résume l’Annuaire de l’Afrique du Nord, dans son édition de 1984 (no. 23, page 797).

Tout est dit. Derrière l’argument financier, il y a l’abandon de la stratégie d’industrialisation par la puissance publique qui s’apparente en réalité à un règlement de comptes : les hommes politiques qui gèrent l’État et la société depuis bien avant l’indépendance redoutent la concurrence de ceux qu’on n’appelle pas encore les « technocrates » qui bâtissent une nouvelle réalité hors de portée pour eux. La rivalité pour le pouvoir hante les dirigeants du pays. Comme les autres grandes « sociétés nationales », El-Hadjar est rabaissée et divisée en pas moins de 18 sociétés dont Sider, « de fait héritière matérielle et spirituelle de la SNS, de son esprit et de son savoir-faire » (Annuaire de l’Afrique du Nord 1984, page 271).

Mais après 1982, la restructuration organique n’est pas suivie par l’indispensable restructuration financière. Pendant toute la décennie 1990, Sider n’a ni capital social ni fonds de roulement. Pire, en février 1996, tout l’état-major de la société est emprisonné — dont son PDG Messaoud Chettih — pour « mauvaise gestion », une incrimination fantaisiste qui cache mal les foucades du premier ministre d’alors, Ahmed Ouyaha, en quête de bouc émissaire pour passer un cap difficile, aujourd’hui emprisonné à son tour ! Sur les onze dirigeants qui passèrent quatre ans en prison, seuls trois sont encore vivants. On les a accusés d’avoir vendu le rond à béton trop bon marché, une concurrence qui n’arrangeait pas les investisseurs émiratis, qataris et turcs qui se lançaient dans le métier. Le passage à vide du complexe sidérurgique est exploité par des voyous que le premier ministre Abdelaziz Djerad dénoncera comme la « bande d’Annaba », mélange contre nature de fonctionnaires locaux pourris, de syndicalistes vendus et d’escrocs sans vergogne. « L’argent n’ira plus dans les poches de la issaba (bande) d’Annaba » tonnait le chef du gouvernement lors de sa visite à El-Hadjar le 13 septembre 2020.

En se retournant sur leur passé, les anciens de la SNS témoignent qu’une occasion a été ratée avec la disparition de la société. Au lieu d’une industrie moderne, intégrée et capable d’alimenter le reste de l’industrie en produits nobles, l’Algérie ne produit plus que du fil de fer et du rond à béton destiné au bâtiment et aux travaux publics, loin des rêves de ses pionniers.

JEAN-PIERRE SERENI

Journaliste, ancien directeur du Nouvel Économiste et ex-rédacteur en chef de l’Express. Auteur de plusieurs ouvrages sur le Maghreb, le Golfe, l’énergie, les grands patrons et la Ve République.

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