Témoignage de Lakhdar BOUREGAA, victime du régime de Boukharouba.

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A l’occasion du décès du commandant Lakhdar Bouregaa (04 novembre 2020), je reproduis son témoignage que j’avais traduit de ses mémoires en langue arabe (شاهد على اغتيال ثورة) et que j’avais publié en septembre 2001 sur le site Algeria-Watch sous le titre : « La Sécurité militaire au coeur du pouvoir. Quarante ans de répression impunie en Algérie, 1962 – 2001 »
Salah-Eddine SIDHOUM.

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Année 1968.
Témoignage du commandant Bouregaâ Lakhdar, officier de l’armée de libération nationale (ALN), membre du commandement de la wilaya IV (Algérois), et chef de la fameuse katiba Zoubiria. Cet officier s’opposera à la prise du pouvoir par l’armée des frontières au lendemain de l’indépendance et refusera son recyclage par la corruption. Il fera alors l’objet d’un harcèlement permanent par le pouvoir au lendemain du coup d’Etat du 19 juin 1965 et plus particulièrement après l’échec du putsch du colonel Zbiri en 1967. Il sera kidnappé en 1968, incarcéré et torturé avant d’être condamné arbitrairement en 1969 à 30 années de réclusion par le tribunal « révolutionnaire » (juridiction d’exception). Il sera gracié après 7 années de détention.


 » Je suis rentré chez moi et auprès de ma famille après un voyage en Europe.Et j’ai repris ma vie habituelle. Un jour et alors que je me promenais dans la rue Larbi Ben M’hidi, à Alger, mes pas m’emmenèrent au magasin de l’une de mes connaissances. Je m’apprêtais à rentrer au magasin quand une bande de civils m’encercla et m’attacha mes poignets, sous le regard des passants. Ces hommes me poussèrent vers une voiture noire de type Peugeot 403. Quelques instants plus tard, ils m’introduirent au commissariat de police situé à la rue Cavaignac. Je suis resté en ce lieu jusqu’à minuit. Des gardiens se relayaient pour me surveiller et chacun d’eux me regardait avec étonnement mais sans m’adresser la parole. Ils m’entraînèrent ensuite vers un grand bâtiment et me jetèrent dans une cellule sombre située au sous-sol. J’ai appris par la suite que dans ce bâtiment se trouvaient d’autres prisonniers accusés d’appartenir au mouvement de Krim Belkacem.

J’ai séjourné dans cette cellule un mois. J’ai connu toutes les variétés de torture physiques et psychologiques comme les bastonnades, les coups de pieds, la gégène appliquée sur les parties sensibles du corps. Ils jetaient de temps à autre sur ma tête et sur mon corps, de l’eau sale. Les méthodes de torture variaient avec les tortionnaires. A chaque fois que je perdais connaissance, ils cessaient les supplices et reprenaient à nouveau dès que je me réveillais. Je ne me suis jamais imaginé qu’il y avait au sein des appareils chargés des interrogatoires, des esprits aussi chargés de haine contre l’être humain, comme ce que je venais de voir moi-même !

Je commençais au fil des jours et des mois à m’adapter psychologiquement et physiquement aux cauchemars de la torture quotidienne. Au point où j’ai perdu toute sensibilité à la douleur et que s’est installé entre les tortionnaires et moi un dangereux défi: les tortionnaires ne pouvaient venir à bout de ma volonté, je criais de toutes de mes forces et moi, je ne pouvais ni mourir ni abandonner mes principes.

C’est ainsi que ce conflit a évolué vers l’impossible. Je répétais à mes tortionnaires que tout ce que je connaissais comme secrets étaient connus par leurs appareils de sécurité. Ils comptaient sur la poursuite de la torture et sur le temps pour m’arracher ce que je savais comme informations et secrets, et ce jusqu’au 27 août 1968, date à laquelle ils me transférèrent, pratiquement paralysé, vers la prison de Sidi El Houari d’Oran. Et à chaque fois que ma famille demandait de mes nouvelles, la police lui répondait qu’elle aussi, était à ma recherche pour m’arrêter et que pour cette raison, il fallait que ma famille coopère pour me retrouver ! ! ! ! !

Je n’ai pas changé mes vêtements durant près de trois mois, mois faits d’incarcération et de torture. Ils m’empêchèrent de laver mon linge. Au moment de me transférer de ma cellule d’Alger vers celle de Sidi El Houari d’Oran, ils m’attachèrent les poignets avec des menottes et me joignirent à d’autres détenus ligotés comme moi. Ils nous bandèrent les yeux. Il nous était impossible de savoir s’il faisait jour ou nuit. Puis ils nous parquèrent dans un camion sale, sans fenêtre ni aération d’où des odeurs nauséabondes se dégageaient. Ce maudit camion démarra de la capitale vers Oran, soit un trajet de 500 km dans un tel état. Notre surprise fut plus grande quand on entra à la prison de Sidi El Houari et quand les gardiens se mirent à ouvrir les portes, avec les bruits et les grincement des serrures. J’ai deviné, alors que j’avais les yeux bandés que la prison avait plusieurs portes. Les gardiens ne se contentèrent pas de nous garder à cet étage mais nous descendirent à travers des échelles spiralées, dans les profondeurs de la terre, pour nous enfermer dans des cellules individuelles. Cette prison était une citadelle qui donnait sur la mer. Construite par les espagnols lors de l’occupation de cette région, pour se protéger des résistants algériens, elle avait plusieurs passages et tunnels souterrains pour la cache d’armes. C’était aussi une prison terrifiante, avec son froid hivernal glacial, ses bestioles venimeuses, ses saletés et son visage hideux et d’enfer qui terrorisaient les esprits.

Les cellules se présentaient sous forme de puits, situées au bord des passages. De véritables monstres aux gueules béantes qui avalaient dans leurs ténèbres et chaque jour, des êtres humains, avec leur chair, leur sang et leurs esprits.
Le gardien m’ôta le bandage que j’avais sur les yeux et me poussa avec la crosse de son arme dans la cellule. Je n’ai pas pu me contrôler et je suis tombé à terre. Je ne m’étais pas rendu compte que le niveau de la cellule était plus bas que celui de la porte.

Au matin du 27 septembre 1968, les geôliers ouvrirent la porte de ma tombe terrifiante et me lancèrent à haute voix :  « rampes pour sortir de la cellule » . Je me suis mis effectivement à ramper et j’ai pu difficilement me hisser au niveau du passage où j’ai trouvé une armada de gardiens qui étaient en réalité des agents de la sécurité militaire, comme je l’ai su par la suite. Ils me jetèrent dans un véhicule pour prendre la direction de la capitale. Les agents firent plusieurs tours dans les rues de la ville, alors que j’avais les yeux bandés, pour ne pas pouvoir reconnaître les lieux. J’ai failli vomir de faim, de fatigue et à force de tourner dans ces ténèbres. Et finalement la voiture qui dégageait de mauvaises odeurs s’arrêta et mes geôliers m’emmenèrent vers un nouveau cachot de pierres. En entrant, le chef me dit :  « Tu es maintenant entre des mains sûres. Tu es avec des agents de la sûreté nationale. Nous t’avons ramené vers la capitale pour poursuivre les investigations avec toi car le premier interrogatoire n’était pas concluant » .

C’est ainsi que commença une nouvelle étape avec les tortionnaires et l’interrogatoire. Des milliers de questions sortaient de leurs bouches jour et nuit, chacun prenant le relais de l’autre pour m’interroger. Puis c’était tout un groupe qui me questionnait en même temps. Les questions s’enchevêtraient.
J’étais alors convaincu que ces tortionnaires étaient des malades mentaux, leur seul souci est de jouir des supplices qu’ils faisaient subir aux prisonniers.
Les tortionnaires contemplaient les séquelles de blessures sur mon corps contractées durant la grande guerre de libération, lorsque nous affrontions le féroce ennemi colonial, poitrines et pieds nus. Ils regardaient les cicatrices des orifices de balles, éteignaient dessus leurs mégots de cigarettes et les trituraient avec des barres métalliques chauffées, tout en s’interrogeant avec ironie :  « s’agit-il vraiment de cicatrices de balles de l’ennemi ou de morsures de chiens ? » . Un autre ajoutait :  « effectivement, il s’agit bien de séquelles de morsures ici » . Un troisième s’interrogeait :  « est-ce que vraiment le moudjahid était courageux et affrontait les canons et les tirs de mitraillettes? Montres-nous ta bravoure ! »  Et leurs ongles s’enfonçaient sauvagement dans mon corps, déchirant les cicatrices de mes anciennes plaies.

Mes tortionnaires ne désespéraient pas de me vaincre psychologiquement. Ils eurent recours à une nouvelle méthode qui leur permettait de se reposer un peu avant de reprendre d’autres séances d’interrogatoires. Ils attachaient mes poignets avec des menottes au plafond et me laissaient suspendu, les pieds pendants. Je restais dans cette position un bout de temps, au point de sentir mes os se désarticuler les uns des autres. Un tortionnaire me mettait un cours instant une chaise sous les pieds, permettant à mon corps de se soulager. Puis soudainement, il l’enlevait. Je me sentais alors plongeant dans un ravin profond.

Alors que j’étais dans les ténèbres de ma cellule, j’ai entendu frapper à ma porte puis le bruit de clés et la voix du geôlier qui s’élevait en disant :  « Prends tes affaires et soit prêt pour sortir. Tu viens d’être amnistié, le procureur t’attend » . Je lui ai alors dit, tout en ramassant mes maigres affaires :  « En quelle occasion, le pouvoir m’a amnistié ? » . Il me répondit d’une manière ferme pour éviter de prolonger la discussion avec moi :   » Ne sais-tu pas que cette nuit est celle du 1er novembre 1968 ? » . Je sortis de la cellule vers la grande salle, mains et pieds enchaînés, avançant entre deux rangées de gardiens qui surveillaient les nombreuses cellules aux portes métalliques. Nous entendîmes des coups de feu et des youyous de femmes à l’extérieur. Les geôliers se mirent à me faire plusieurs tours puis me descendirent à travers des escaliers en pierre pour aboutir à un passage. Avant même de me mettre debout, un gardien me poussa vers une porte métallique et son collègue me surpris de derrière d’un violent coup de pied. J’ai failli tomber à terre et je me suis alors retrouvé dans une autre cellule. J’ai été accueilli par un vent froid et je commençais à connaître les contours de ma nouvelle cellule que m’avaient offerts mes geôliers en cette nuit grandiose du 1er novembre. Je découvrais qu’il s’agissait d’un vaste WC construit pour les besoins de toute la prison ! ?

J’étais profondément épuisé. Je ne pouvais supporter mon corps de par sa maigreur et les séquelles des plaies dues aux tortures, quand soudain vint se dresser devant moi, un gros rat, au regard perçant. J’ai essayé de le chasser avec mon broc, mais je craignais que ce dernier tombe dans la fosse. Puis avec un pan de mes vêtements, j’ai pu le faire reculer. Il disparut dans le trou de la fosse, poussant des cris de protestation probablement contre ma présence sur son territoire. Je fus rassuré momentanément de sa disparition. Il ne tarda pas à revenir avec une armée d’autres rats. J’ai reculé, effrayé, m’appuyant sur le mur, tout en puisant toutes les forces qui me restaient pour affronter les rats de la prison. Et je me suis souvenu que nous étions la nuit du 1er novembre ! Je me suis aussi souvenu de mon enfance dans mon village tranquille et paisible quand je pêchais avec mes proches, des poissons dans les oueds et les ruisseaux et chassais les oiseaux multicolores dans la forêt. Puis je me suis souvenu de ma tendre jeunesse quand je participais avec les héroïques moudjahidines à la chasse de l’ennemi et à leur poursuite en tous lieux sur notre vaste terre sacrée. Mais après toute cette époque riche en faits et en victoires, je me retrouve aujourd’hui prisonnier, entre quatre murs, dans les profondeurs de la terre, cerné par des rats, la nuit du 1er novembre ! ! ! !.

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