Égypte. «Mon fils n’est pas seul. Des millions d’autres ont commis le même crime»

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Lundi 20 décembre, un tribunal égyptien devrait émettre un jugement concernant Alaa Abdel Fattah et deux de ses compagnons. Dans un système judiciaire aux ordres, le verdict ne fait aucun doute. La mère d’Alaa lance un appel à la communauté internationale pour qu’elle aide à faire libérer «une génération» qui se meurt en prison.

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LAILA SOUEIF > 19 DÉCEMBRE 2021

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Traduction de «My Son Is Not Alone. Millions of Young People Commit His Crime»The New York Times, 17 décembre 2021, par Pierre Prier.

Le Caire. Devant le complexe pénitentiaire de Tora, où mon fils est détenu, une mère me demande :

— «Pourquoi votre fils est-il en prison?

— Politique», lui dis-je.

Elle a l’air surprise, non que l’on puisse être emprisonné pour des raisons politiques — rien d’étrange à cela en Égypte —, mais parce que la plupart des prisonniers politiques sont des islamistes; et elle pense que je n’ai pas l’air d’une mère d’islamiste. J’ajoute : «Il faisait partie des chabab al-thawra», les jeunes de la révolution.

Aucune autre explication n’est nécessaire.

Pourquoi mon fils Alaa Abdel Fattah est-il en prison? C’est un prisonnier politique parmi des dizaines de milliers d’autres. Il est emprisonné depuis plus de sept ans, sous différents gouvernements, avec peu d’espoir de sortir. Il a été jugé à plusieurs reprises et sera à nouveau condamné lundi 20 décembre. Son crime, comme des millions de jeunes en Égypte et bien au-delà, est d’avoir cru qu’un autre monde était possible. Et d’avoir tenté de le faire advenir.

Aujourd’hui, il semble que le monde extérieur, autrefois enthousiasmé par les révolutionnaires égyptiens, détourne le regard, tandis que les gouvernements démocratiques ne s’intéressent que du bout des lèvres aux questions de droits et de justice.

Ce sont peut-être ces mots, ceux d’Alaa, qui résument le mieux la situation :

Nous avons atteint notre majorité avec la seconde Intifada. Nous avons fait nos premiers pas dans le monde alors que les bombes tombaient sur Bagdad. Tout autour de nous, les Arabes criaient : «Il faudra nous passer sur le corps!» Les alliés du Nord scandaient : «Pas en notre nom!» Les camarades du Sud clamaient : «Un autre monde est possible». Nous avons alors compris que le monde dont nous avions hérité était en train de mourir, et que nous n’étions pas seuls.

PORTRAIT D’UN ACTIVISTE EN PRISON

Ceci est extrait d’ Un portrait du militant hors de sa prison, un essai qu’il a écrit en 2017 et qui figure dans un récent recueil de ses écrits1 Maintenant, je dois essayer d’esquisser un portrait de l’activiste à l’intérieur de sa prison.

Alaa a été arrêté en septembre 2019, dans le contexte d’une énième vague d’arrestations politiques. Il venait de purger une peine de cinq ans pour «organisation d’une manifestation». Il était en train de reconstruire sa vie. Il était depuis six mois en liberté surveillée, contraint de dormir toutes les nuits dans le commissariat de son quartier, quand ils sont revenus le chercher. Depuis lors, il est détenu à la prison de sécurité maximale de Tora 2 (les conditions dans la prison de sécurité maximale de Tora 1, plus draconienne, et où sont détenus des milliers d’autres prisonniers, sont bien pires).

Le récit qu’il a fait à ses avocats et à moi-même est déchirant. La nuit où il a été amené en prison, il a été déshabillé et battu au cours de ce que les détenus appellent la «fête de bienvenue». On lui a interdit de le signaler aux autorités, m’a-t-il dit, mais il a déposé une plainte auprès du procureur général. On lui refuse toute forme de lecture. Il n’a pas le droit d’avoir une radio. Il n’est pas autorisé à avoir une montre. Il n’a pas le droit de faire de l’exercice en dehors de sa cellule. Il n’est autorisé à sortir de sa cellule que pour les visites ou les comparutions devant le tribunal. Et pourtant, il signale chaque abus ou violation dont il a connaissance, il nous informe lorsqu’il entend parler de personnes disparues dans le système pénitentiaire, il a signalé avoir entendu qu’on torturait quelqu’un dans la cellule voisine. Les agents qu’il a dénoncés sont toujours en place, et il est toujours en leur pouvoir.

UNE LENTE TORTURE

Les restrictions imposées par la Covid ont entraîné la suspension des visites aux prisonniers pendant cinq mois. Lorsqu’elles ont été rétablies, elles ont été réduites à une par mois, pendant vingt minutes, avec un seul membre de la famille. Le détenu est placé derrière une vitre. Nous nous parlons à travers un téléphone; nous supposons que tout ce que nous disons est enregistré. Récemment, il m’a dit qu’il avait des pensées suicidaires.

Lorsqu’il est en procès, il apparaît dans la salle d’audience à l’intérieur d’une cage. Il m’a dit à travers les barreaux qu’il allait mourir en prison. Au début de l’année 2021, deux hommes, un journaliste nommé Mohamed Ibrahim, connu sous son nom de plume Mohamed Oxygen, et le blogueur Abdel Rahman Tarek, connu sous le nom de Moka, ont tenté de mettre fin à leurs jours après avoir été emprisonnés pendant des années sans inculpation dans le cadre de la «détention provisoire.» Ce ne sont là que deux exemples parmi d’innombrables autres.

Alaa subit cette lente torture depuis deux ans, et il n’y a pas de fin en vue.

Pendant la majeure partie de cette période, il a également été détenu sans inculpation, en détention provisoire. Mais une certaine pression internationale s’est exercée pour mettre fin à ces détentions indéfinies, si bien qu’en octobre, il a été renvoyé en jugement, dans une nouvelle affaire, devant une cour d’urgence de la sûreté de l’État. Il est accusé de diffusion de fausses nouvelles, au même titre que Mohamed Oxygen et Mohamed Al-Baqer, un avocat spécialisé dans les droits humains qui a été arrêté alors qu’il représentait Alaa. Le juge a refusé de donner une copie du dossier aux avocats des prévenus, les empêchant ainsi d’organiser leur défense. Mais nous comprenons qu’Alaa est jugé pour avoir retweeté un tweet sur un prisonnier mort après avoir été torturé, dans la même prison où il est lui-même détenu à l’heure actuelle. Alaa et ses coaccusés seront condamnés lundi. La sentence ne peut faire l’objet d’un appel.

L’HYPOCRISIE EUROPÉENNE ET AMÉRICAINE

La pression que les États-Unis et l’Europe prétendent exercer sur le gouvernement égyptien pour qu’il mette de l’ordre dans ses affaires de droits humains ne vise qu’à apaiser une certaine partie de leurs électeurs. Les autorités égyptiennes réagissent en conséquence. Elles comprennent que «Mettez de l’ordre dans vos droits humains» signifie en fait «Nous vous soutenons, mais essayez de ne pas nous embarrasser». L’Égypte se flatte d’avoir récemment publié une stratégie nationale en matière de droits humains. Deux mois plus tard, après une réunion entre le secrétaire d’État américain Antony J. Blinken et Sameh Shoukry, son homologue égyptien, les États-Unis ont publié une déclaration disant qu’ils «saluaient cette stratégie» et prévoyaient de «poursuivre le dialogue sur les droits humains».

Ceux qui se soucient vraiment des droits humains ne devraient pas se laisser berner par des écrits, mais exiger des actions concrètes. Pour commencer, la libération de la génération qui est lentement assassinée en prison pour avoir pensé librement et pour s’être exprimée.

Les mots d’Alaa dans l’essai que j’ai cité plus haut s’adressent, en partie, aux «alliés du Nord qui ont scandé « Pas en notre nom » alors que les bombes tombaient sur Bagdad». Les gens me demandent souvent ce qu’ils peuvent faire pour nous aider, eux qui vivent en Amérique, au Royaume-Uni ou dans les autres pays du Nord. Je leur dis de critiquer la politiques étrangère de leurs gouvernements aussi vigoureusement qu’ils critiquent leur politique intérieure. La réponse d’Alaa, toujours, est la suivante :

Réparez votre propre démocratie. Protégez-la. Il n’y a pas de meilleure façon de nous aider.

LAILA SOUEIFProfesseure de mathématiques et mère d’Alaa Abdel Fattah, prisonnier politique en Égypte.

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