Il y a 60 ans, l’Algérie fêtait pour la première fois son indépendance

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Par Célia Zouaoui(Alger, correspondance)
Publié le 04 juillet 2022

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Overlooking Muslims waving the Algerian national flag and playing traditional music instruments while celebrating the July 1st Independence Day. | Location: Boulevard du Front De Mer, Algiers, Algeria.

« On nous a demandé de nous préparer pour un défilé, on est monté dans un bus sans savoir où on allait » : en 1962, le conservatoire de musique de Cherchell entame une tournée inoubliable.

Ce passage de flambeau, Mohamed Batache l’attend depuis soixante ans. Sa patience sera enfin récompensée sous le ciel nocturne de Tipaza, cité côtière située à près de 70 kilomètres à l’ouest d’Alger. La troupe de jeunes musiciens, qu’il a recrutés et formés, est invitée à participer lundi 4 juillet à la parade dans les rues de l’ancienne ville romaine, qui donne le coup d’envoi des célébrations du 60e anniversaire de l’accession de l’Algérie à l’indépendance.

Depuis des semaines, l’orchestre, affilié aux scouts de Cherchell et auréolé du prix de la deuxième meilleure fanfare du pays, répète d’arrache-pied les chants militaires choisis par l’enseignant. « La relève est assurée », sourit Mohamed Batache, avec la satisfaction du devoir accompli.

Il avait presque leur âge quand il a participé aux festivités organisées lors de la proclamation de l’indépendance du pays. Aux avant-postes, comme ses élèves aujourd’hui. L’opération avait été montée dans le plus grand secret par des officiers de l’Armée de libération nationale (ALN), alors que les Algériens se rendaient aux urnes pour le référendum sur l’autodétermination, tenu le 1er juillet 1962.

A l’époque, Mohamed Batache fréquente le conservatoire national de musique de Cherchell où il apprend à jouer du saxophone. « On nous a demandé de nous préparer pour un défilé. On est monté dans un bus sans savoir où on allait. On n’avait à peine eu le temps de faire un sac », se souvient le cadet de la fanfare, qui venait de souffler ses quinze bougies.

« Célébrer la victoire sur le colonialisme »

L’entraînement se déroule dans le quartier général de la wilaya IV, un régiment de l’armée révolutionnaire, suspendu sur les pentes escarpées de l’Atlas tellien. Les conditions sont rudimentaires, la discipline de fer. Sous une chaleur à faire fondre l’asphalte, les musiciens en herbe munis de leur instrument font des allers-retours en tête d’un cortège dans lequel les maquisards, en ordre serré, apprennent à marcher au pas. « C’était tout nouveau pour eux. Ils n’avaient encore jamais fait ça », souligne le saxophoniste de la bande.

Après trois jours de répétition, au matin du 3 juillet, ils entament une tournée inoubliable. D’abord Médéa, ensuite Blida. A chaque escale, une foule en liesse, qui fait voler en éclats carcans et contraintes imposés par une longue domination coloniale. « Tahia El Djazaïr », « Istiklal »… Les cris déchirant l’air résonnent encore dans les oreilles du concertiste. « On était hébergé chez des familles. L’accueil était chaleureux. C’était un moment de communion et de retrouvailles », se souvient Mohamed Batache.

Assise à ses côtés, Amal, sa fille, bercée par ce récit depuis son enfance, parle de cet instant comme si elle l’avait elle-même vécu. « Les gens n’ont pas attendu le 5 juillet pour célébrer la victoire sur le colonialisme. Ils sont sortis bien avant dans les rues de manière spontanée parce qu’ils n’en pouvaient plus. Ils avaient envie de laisser exploser leur joie », raconte la formatrice en aquaculture de 44 ans, employée à l’école de pêche de Cherchell.

Dans le salon familial, où un emblème national trône sur un buffet, on ne se lasse pas d’entendre le patriarche raconter cette journée du 5 juillet 1962. « Quand on est arrivé le matin à Alger, il y avait déjà tout le peuple dehors. C’était impressionnant, on ne pouvait pas les compter. On a défilé de la place du 1er mai jusqu’à Bab-El-Oued. Notre fanfare a ouvert la marche. Derrière nous, des rangées de soldats impeccablement alignées », se remémore Mohamed Batache.

Entonner « Kassaman »

« Pourquoi jusqu’à Bab-El-Oued ? Parce que c’était un quartier très chaud, beaucoup de pieds noirs y vivaient et l’OAS [l’Organisation de l’armée secrète] y était installée. C’était une façon de marquer le coup », poursuit-il.

La dernière étape de la tournée fut aussi la plus solennelle. Sous le soleil de midi à Sidi Fredj, à mesure que le drapeau aux bandes vertes et blanches est hissé, la fanfare de Cherchell entonne Kassaman devant une foule compacte et un parterre d’officiels et de journalistes étrangers. Joué jusque-là clandestinement à la radio, l’hymne national algérien retentit pour la première fois.

« Durant la colonisation, on nous interdisait de jouer Kassaman. Comme on connaissait le solfège, on a appris par nous-mêmes à le jouer en déchiffrant les notes », confie le musicien, dont le grand-père, impliqué dans la résistance, a été fusillé en 1957 aux abords de Bab-El-Gherb, une porte antique érigée dans le centre de Cherchell.

Le choix de Sidi Fredj, à la périphérie ouest de la capitale, n’était pas anodin. « C’était un symbole puisque c’est de là que les colons français ont débarqué le 5 juillet 1830. Quand j’ai participé à la parade, je ne connaissais pas la portée symbolique de ce lieu, ce n’est que bien plus tard que j’ai compris », précise Mohamed Batache.

« Héritage précieux »

Sa participation à ce pan de l’histoire méconnu est une source de fierté pour sa famille. D’autant que seuls deux membres de cette fanfare militaire sont toujours en vie. « Il ressent une responsabilité encore plus forte à transmettre son histoire qui fait partie de la grande histoire, souligne sa fille. On est fier de la marque qu’il a laissée. Il n’était peut-être pas moudjahid ou chahid, mais il a participé à sa façon à la lutte pour l’indépendance. »

Dans l’effervescence commémorative qui s’empare de l’Algérie chaque 5 juillet, l’histoire de la première fanfare militaire a été jusque-là oubliée. Il ne reste d’ailleurs aucune image du cortège. Seulement les souvenirs vivaces des deux survivants. C’est chose réparée. Pour la première fois, à l’occasion du soixantenaire de l’indépendance, la fanfare de l’armée révolutionnaire va être honorée par la wilaya de Cherchell. « C’est important car le peuple algérien a le droit de savoir comment s’est déroulé le 5 juillet en détail. Nos souvenirs lui appartiennent aussi », estime Mohamed Batache.

Dans sa famille, la transmission de la mémoire demeure une affaire sérieuse. Même pour les plus jeunes. « Je le questionne souvent, on peut parler du passé pendant des heures. Parfois, je prends des notes pour ne pas oublier. Ça me donne de la force », confie son petit-fils Hamza, 17 ans, qui veut prendre soin de cet « héritage précieux. L’indépendance, on ne nous l’a pas donnée, on a dû l’arracher. Elle nous permet aujourd’hui de nous sentir maîtres chez nous, de pouvoir décider par et pour nous-mêmes ».

Amal, sa mère, abonde : « Quand je lève la tête et que je vois le drapeau national, je me dis heureusement qu’on a gagné notre indépendance parce que ça m’a permis d’étudier et d’avoir une fonction à responsabilité. Sinon, sûrement, je ne serais pas allée bien loin à l’école et j’aurais fini par travailler chez un colon comme une simple ouvrière. L’indépendance nous a redonné notre fierté, notre dignité et la possibilité de nous émanciper. »

Rétablir le dialogue intergénérationnel

A l’aube des 60 ans de l’Algérie, la famille ne braque pas ses yeux seulement dans le rétroviseur de l’histoire. Elle réfléchit aussi à l’avenir de la jeune nation. Le défi le plus important ? Rétablir le dialogue intergénérationnel, répond sans ambages Mohamed Batache. Notamment la relation de confiance entre les élites au pouvoir et la nouvelle génération, ébranlée par des scandales politico-financiers en série.

Dans un pays où un habitant sur deux a moins de 30 ans, la jeunesse trouve difficilement sa place, confrontée au poids pesant de la révolution, un horizon brouillé et un mal de vivre qui colle à la peau. Poussant un nombre grandissant à quitter leur terre natale. Parfois au péril de leur vie.

« On croise des personnes qui ont traversé la mer sans papier et se sont fait refouler. Certains ont même vendu leur commerce pour aller en Europe. Ils partent sans projet, c’est triste », lâche Amal. En véritable passeur de témoin, Mohamed Batache n’a qu’un souhait : « Il faut écouter les jeunes et qu’ils se sentent écoutés. Il n’y a que comme cela qu’on peut avancer et poursuivre la construction du pays. »

Célia Zouaoui(Alger, correspondance)

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