Les moines de Tibéhirine restent otages des relations franco-algériennes

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« Je veux bien pardonner, assure le père Armand Veilleux. Mais à qui dois-je accorder mon pardon ? » Vingt ans après l’enlèvement de sept moines de Tibéhirine, un monastère situé à 80 km au sud d’Alger, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, les circonstances de leur assassinat n’ont toujours pas été élucidées. Faut-il attribuer la mort des proches du père Veilleux, l’ancien procureur général de l’ordre cistercien, au Groupe islamique armé (GIA) ? Faut-il voir derrière leur décapitation le bras des services secrets algériens ? Celui de l’armée ? Deux décennies n’ont pas suffi à explorer toutes les pistes d’un dossier aussi dense que le maquis de l’Atlas blidéen, et aussi complexe que les relations qui unissent la France et l’Algérie.

L’avancée de l’enquête a toujours été soumise aux aléas diplomatiques. Elle compte plusieurs zones d’ombre, mais une chose est sûre : « Les autorités algériennes ont fait des entraves permanentes à la recherche de la vérité, déplore Patrick Baudouin, avocat des familles parties civiles et président d’honneur de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme. Pourquoi ce manque total de coopération ? Comment l’expliquer, si ce n’est par la crainte d’une vérité gênante, voire compromettante ? Ce comportement est un aveu de reconnaissance de responsabilité. Il n’y a aucune autre explication possible. »

« Refus de coopération »

Abdelaziz Bouteflika a déjà reconnu que des doutes planaient sur la version officielle attribuant le meurtre des sept moines au GIA. Interrogé sur LCI, le président algérien a déclaré « qu’il y a une part de mystère » dans cette affaire et « que toute vérité n’est pas bonne à dire, à chaud ». C’était en 2004, soit huit ans après les faits. En France, il aura fallu attendre la même année pour qu’une enquête judiciaire soit enfin ouverte au pôle antiterroriste de Paris, à la suite d’une plainte du père Veilleux et de la famille du moine Christophe Lebreton.
L’affaire a connu son lot de rebondissements, de manipulations et de faux espoirs. En octobre 2014, au terme d’une longue épreuve de patience avec les autorités algériennes, le juge antiterroriste Marc Trévidic a pu se rendre en Algérie accompagné d’experts afin departiciper à l’exhumation des têtes des moines, les seules parties de leurs corps qui ont été retrouvées enfouies dans le sol. Mais, une fois sur place, les Français n’ont eu qu’un rôle d’observateurs : seuls les spécialistes algériens ont effectué les prélèvements potentiellement exploitables au monastère de Tibéhirine, où reposent les dépouilles. Et, au terme du séjour, les autorités algériennes ont refusé aux experts français le droit d’emporter tout ou partie de ces prélèvements dans l’Hexagone pour des analysesapprofondies.
Depuis, l’affaire, portée à l’écran en 2010 par Xavier Beauvois dans le film Des hommes et des dieux, s’est une nouvelle fois enlisée. « Ce comportement est contraire aux obligations internationales d’entraide judiciaire, regrette Patrick Baudouin. C’est un refus de coopération avec la justice française pour l’assassinat de sept Français… Le président Hollande est intervenu de manière positive pour permettre au juge Trévidic d’aller en Algérie. Mais j’observe que depuis les attentats de janvier 2015 à Paris, le soutien des autorités françaises est plus limité, plus timoré. » Insister, ce serait prendre le risque de froisser, de vexer. La priorité serait-elle ailleurs aujourd’hui ? Est-on en train de sacrifier l’affaire Tibéhirine sur l’autel de la lutte antiterrorriste menée conjointement par les deux pays ?

Décapitations « post mortem »

Les échantillons prélevés sur les crânes sont précieux, car ils peuvent permettre de faire un pas vers la vérité. Ils donneraient d’abord une identification formelle des victimes après une comparaison des empreintes génétiques avec les membres de leurs familles, puisque les têtes n’ont été identifiées que de manière visuelle en 1996. Des prélèvements de la terre présente sur les têtes pourraient aussi apporter une estimation du délai post mortem. C’est-à-dire, le temps qui sépare la mort de l’enfouissement des crânes. En effet, une analyse de la terre – grâce aux larves de mouches, aux sédiments et aux fibres végétales qu’elle contient – pourrait apporter des informations qui permettraient de savoir, par exemple, si les dépouilles ont été enterrées plusieurs fois et – à un ou deux jours près – la date précise de la mort. Un examen microscopique approfondi pourrait enfin apporter des révélations sur les causes des sept morts.

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Dans un rapport, que s’est procuré Le Monde, les analyses effectuées plaident « en faveur de décapitations post mortem ». Le document indique aussi que « l’intervalle entre le décès et les décapitations ne peut pas être évalué » et « qu’en l’absence des corps la cause de la mort des moines ne peut pas être affirmée ». Pour Patrick Baudouin, une chose est certaine : « La version officielle qui consiste à dire que le GIA est responsable de l’enlèvement, de la séquestration puis de l’assassinat des moines, ne tient pas debout. »
Le fait que les moines trappistes aient été kidnappés par un groupe du GIA dans leur monastère de Notre-Dame de l’Atlas la nuit du 26 au 27 mars 1996, alors que l’Algérie était plongée dans une guerre civile qui a fait deux cent mille morts, n’est pas contesté. Ni qu’à la tête de ce groupe qui sévissait sur les hauteurs de Médéa se trouvait Djamel Zitouni, alias l’émir Abou Abderrahmane Amine. C’est d’ailleurs lui qui a signé le communiqué de revendication paru le 26 avril à Londres dans le quotidien Al Hayat. Et lui qui, un mois plus tard, annonçait l’exécution des moines le 21 mai.

« Garder le secret »

Dans le contexte de l’époque, une attaque islamiste visant des ressortissants français était tout à fait plausible. Des dizaines d’autres ont été commises, et la France était une cible privilégiée, comme le prouvent la prise d’otages d’un avion d’Air France en décembre 1994 et les attentats à Paris en 1995. Mais, dans l’affaire des moines de Tibéhirine, plusieurs doutes vont jaillir.

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« On nous a dit que les corps étaient dans des cercueils plombés et qu’il serait impossible de les voir avant les obsèques, se souvient Armand Veilleux, qui a passé plusieurs semaines avec les prêtres avant leur enlèvement, et qui était un proche de Christian de Chergé, le supérieur qui est incarné dans le film Des hommes et des dieux par Lambert Wilson. J’ai alors dit que j’étais prêt à ouvrir les cerceuils avec un tournevis, mais que je voulais pouvoir les authentifier. En allant vers l’hôpital, l’ambassadeur de France m’a confié que seules les têtes avaient été retrouvées, mais qu’il fallait garder le secret. » Pour faire illusion aux obsèques, les cercueils avaient été remplis de sable…

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Au monastère de Tibéhirine, dans l'Atlas algérien, quatre des sept tombes des moines assassinés en 1996.
L’affaire a connu un rebondissement important en 2002, lorsque Abdelkader Tigha, un ex-militaire algérien, a raconté dans Libération que Djamel Zitouni, tué en 1996, était un agent des services algériens, lesquels auraient commandité l’enlèvement des moines. Mais pourquoi se seraient-ils attaqués à des hommes de paix ? « Ils voyaient tout ce qui se passait : les violences des islamistes, mais aussi celles de l’armée, raconte Armand Veilleux. Les autorités algériennes leur ont demandé plusieurs fois de partir. Ils étaient embarrassants parce qu’ils ne voulaient pas prendre position entre les deux camps et vivaient en osmose avec la population. Christian [de Chergé] m’a dit que l’une des raisons de rester était aussi d’affirmer le droit à la différence, car c’est précisément ce que refusent tous les fondamentalistes. »
« C’est une opération qui paraît avoir été montée par les services algériens, considère Patrick Baudouin. Je ne pense pas que l’objectif était de les tuer. On voulait enlever les moines, les récupérer et dire ensuite : “Ils ont été enlevés par le GIA, on les a retrouvés, mais maintenant ils doivent quitter le territoire. »

Une bavure « maquillée » ?

La période de leur séquestration reste toujours nimbée de mystères. Ont-ils été transférés dans une autre cellule du GIA que celle de Djamel Zitouni ? Karim Moulai, un autre ancien militaire, a livré un témoignage semblable à celui d’Abdelkader Tigha, mais la fin de son récit diverge puisqu’il accuse des militaires algériens d’avoir exécuté les moines. Quel crédit faut-il accorder à cette version ? Dans quel but les militaires auraient-ils tranché des têtes ? Parce que les amis du père Christian avaient compris que le groupe Zitouni était « manipulé » par les services algériens, qui auraient alors pensé que les libérer devenait trop risqué ?

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Une autre version, rapportée par le général Buchwalter, ancien attaché de défense à l’ambassade de France à Alger, avance la thèse du mitraillage par un hélicoptère de l’armée algérienne d’un camp d’islamistes, dans lequel étaient regroupés les moines. Leur mort serait selon lui le résultat d’une bavure, « maquillée » ensuite en crime islamiste. Mais les premières analyses réalisées par les légistes algériens ne révèlent aucun impact de balle sur les crânes. Il faudrait pouvoir étudier les corps, mais où sont-ils ? Il y a aujourd’hui peu de chance qu’ils soient recherchés. S’ils l’ont jamais été…
Vingt ans après la mort de Luc Dochier, Christophe Lebreton, Bruno Lemarchand, Paul Favre Miville, Christian de Chergé, Célestin Ringeard et Michel Fleury, il y a encore trop d’hypothèses, trop d’enjeux sur les deux rives de la Méditerranée. « Pour les familles des victimes, cela devient insoutenable, rappelle Patrick Baudouin. Les échantillons doivent être rapportés en France pour relancer l’enquête et avancer vers la vérité. »
En plein cœur de l’Atlas, la cloche du monastère de Tibéhirine sonne toujours. Le père Lassausse, prêtre de la mission de France, y vit depuis maintenant quinze ans en compagnie d’un laïc. « Il espère qu’une nouvelle communauté religieuse viendra un jour lerejoindre, raconte Armand Veilleux. Chaque jour, des Algériens viennent rendre hommage aux moines disparus. »

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/25/vingt-ans-apres-les-moines-de-tibehirine-restent-otages-des-relations-franco-algeriennes_4890244_3212.html#qjrtbRctd6jBKLiM.99

1 COMMENTAIRE

  1. peu importe le ou les raisons de leurs enlèvements, ça ne justifiera jamais leurs assassinats, maintenant comment ce fait il qu’un juge (trevidic) après son retour d’Algérie c’est retrouvé à géré les divorces au tribunal de lille ?????
    on murmure qu’il est maintenant convaincu que c’est le DRS qui a décidé de leurs meurtres pourquoi aussi le vatican ne bouge pas ???
    n’y a t il pas un besoin et une nécessité absolue de garder le régime algerien dans ce debut de 3eme guerre mondial comme allié de l’occident contre l’islamisme?????

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