La dictature des petits riens.

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Ghania Mouffok

 Demain, des gens iront sans doute marcher, tentant de maintenir la flamme de ce que certains appellent, un peu hâtivement, une révolution. Je dis hâtivement, parce qu’il me semble qu’une révolution se reconnaît, se rencontre, quand il se passe quelque chose de l’ordre du bouleversement des mœurs, des habitudes et du quotidien, la révolution habite le bas du monde pour en bouleverser ses hauteurs quand le quotidien se refuse à les contenir.

L’une des singularités du Mouvement de février 2019 est de s’être inscrit dans un jour, le vendredi, puis un deuxième jour, le mardi et puis, à l’initiative de Rashad, il a été question de marcher tous les jours, plus difficile parce que les autres jours, il faut quand même retourner sur terre. L’autre singularité est que ce Mouvement, fidèle finalement à son nom, ne s’incarne que par la marche. Un jour, marcher. Le reste du temps, on ne marche pas, et le quotidien reprend ses droits, dans ses inégalités, ses injustices et dans les structures matérielles de l’oppression du quotidien.

Les mêmes organisations du monde nous attendent et nous avalent jusqu’à épuisement, satisfactions parfois, entre le rêve et l’ambition de continuer à défendre sa place dans l’ordre établi comme immuable. Dans mon immeuble, par exemple, les réunions des locataires se tiennent dans la hiérarchie habituelle, les travailleurs qui font le ménage et ramassent nos ordures ne sont toujours pas déclarés et les plus riches décident avec la même arrogance pour les moins riches, les moins dotés, en dressant des fils barbelés, en appelant la police pour défendre “la propriété privée”.

Au lycée de mon fils, c’est le même gardien qui l’accueille avec son gilet noir et jaune où il écrit sécurité, les pions n’existent plus, ces agents sont comme des sous-traitants d’une espèce de police débonnaire mais qui peut vous interdire de vous asseoir sur la pelouse, pendant que les enseignants vous convoquent parce qu’il s’est défendu contre ce qu’il estimait injuste, sa parole vaut insolence, rappel à l’ordre des parents à leur obligation d’autorité.

Le soir, quand il marche un peu tard, il apprend à être fouillé jusqu’à son bonnet noir qu’il porte comme une protection, palpé, touché par un homme en uniforme noir également, je ne sais plus ce que je dois lui apprendre : se taire ou ne pas se laisser faire ? C’est très perturbant, je coupe la poire en deux, ne sois pas obséquieux et évite la violence parce qu’ils s’en serviront contre toi au nom du respect de leur fonction et de l’ordre public, ils ont le monopole de la violence et la violence du monopole, je lui apprends l’esquive, je lui apprends à vivre dans un état policier.

Parce que je l’aime plus que la liberté, c’est terrible, non?

Le vendredi, je rencontre des tas de gens que je connais, certains sont des hauts fonctionnaires, d’autres travaillent pour le privé, certains sont chômeurs et d’autres sont trop riches. Il m’arrivait par exemple de croiser Slimane Hamitouche le vendredi comme bien avant dans le quotidien de son métier, il travaillait à la mairie de mon quartier et j’aimais lui sourire et discuter avec lui en attendant les tampons sur mes papiers – des dizaines de tampons – on évitait de se rappeler que son frère était “porté disparu” et que depuis des années il marchait et moi j’étais à ses côtés – pas toujours mais quand je pouvais – en militant actif, personnalité infatigable bien qu’invisible des familles de disparus. Arrêté, emprisonné puis libéré, à son retour il était viré, et toutes ses collègues, des femmes surtout mais aussi des hommes, c’est eux qui ont la puissance du tampon, ont mollement protesté et laissé faire.

Dans ces métiers précaires, il n’y a eu aucune révolution, presque tous sont en contrats limités, renouvelables au prix de la soumission à la fragilité de leur emploi, sans autre droit que celui de percevoir des miettes de salaire à la fin du mois. Mais, paraît-il, ce n’est pas le moment de faire des syndicats. Comment peut-on défendre Hamitouche sans syndicat pour porter son droit au travail, là, dans cette mairie qui l’a viré? Maintenant Hamitouche est chômeur et depuis le 28 avril à nouveau emprisonné : nous ne sommes pas égaux devant le prix à payer quand il s’agit de marcher.

Je rencontrais aussi un ami de longue date, on avait fait sciences-éco ensemble, devenu haut fonctionnaire, le vendredi il marchait et le reste de la semaine il travaillait dans la machine à faire le pouvoir, rapports et obligation de réserve. Le hirak ne prêtait pas à conséquence et il ne viendrait à personne le droit de le lui reprocher, c’est la vie, c’est le droit du pain. Les étudiants marchent le mardi et le reste de la semaine ils courent comme d’habitude après les notes et un TD, il ne se passe pas grand chose de notable sur les campus en terme de collectifs, de quotidien, la bouffe est toujours infecte, les transports aléatoires, les gardiens harcèlent les filles, et ils sont des dizaines de milliers.

La marge et le centre.

Au début du Hirak, j’allais à droite à gauche pour inventer avec les autres du collectif, j’ai essayé sur deux cordes, les droits des gens et le journalisme. Dans le premier, j’ai été à la première réunion d’un Comité pour la défense de ces droits, nous étions une bonne vingtaine dans le local du PST qui avait lancé l’appel. Entre respect de l’ “ordre du jour” et chef autoritaire je me suis très vite sentie mal à l’aise, il n’était pas question de nous auto-définir, de clarifier nos objectifs, nos méthodes, nos exigences, “tu n’as pas lu notre texte” m’a dit le chef, “si justement et c’est de lui que je discute”, ce n’est pas à l’ordre du jour etc, etc, “dans le cadre du cadre” et je suis partie. Les électrons libres ne sont pas très intéressants, j’en conviens, mais sur la marge ils sentent que cette fois-ci encore cela- ne- va- pas- le faire. Je dois reconnaître que ceux qui sont restés, surtout celles qui sont restées en cheville ouvrière, ne sont pas restées pour rien, elles ont fait du bon boulot. Que serait le Hirak sans le CNLD qui permet au jour le jour de recenser les arrestations, les dates des procès, les chefs d’inculpation, les verdicts, de dire “les détenus du Hirak” ? Ici, il n’est pas inintéressant de noter que s’organiser depuis le Hirak dans la visibilité des objectifs et des animateurs n’est pas inutile, contrairement à ce que nous ont seriné les savants en hirakie avant de se dédire aujourd’hui, et devant les impasses prévisibles, de nous expliquer doctement en activiste au jour le jour que finalement, c’est bien dommage que nous ne soyons pas organisés.

Cette expérience est exemplaire de ce possible qu’ouvrait le Hirak comme forme d’auto-organisation, en dehors de la marche sacrée mère de toutes les batailles. L’autre expérience d’auto-organisation m’a ramené à mes confrères journalistes, c’était tellement surréaliste que je serais bien incapable de vous décrire la confusion, le n’importe quoi et la paresse légendaire de cette profession, patrons et journalistes même combat, on ne savait plus dans la réunion qui était salarié et qui était patron, on était censés se battre pour la liberté d’informer mais on ne voulait pas trop creuser, informer sur le cas des premiers journalistes emprisonnés dont l’histoire écornait, si j’ai bien compris, l’image du journaliste free.

Devant tant d’inconséquence, je proposais qu’en tant que journalistes en voie de s’auto-organiser, on s’informe avec précision auprès de leurs avocats, ma proposition fut retenue et au moment de se partager les tâches, nous étions deux femmes, une jeune fille et moi, à nous proposer pour mener l’enquête, deux femmes pendant que les mecs péroraient et que le patron des lieux allait et venait, avant de s’inviter à conclure, à faire la synthèse. Je leur ai dit d’aller au diable et qu’ils se trouvent une autre secrétaire et je suis partie. Je n’ai pas été étonnée qu’ils n’inventent pas un syndicat ou quelque chose qui s’apparenterait à l’autonomie des intérêts de chacun. Les électrons libres etc, etc…

Et enfin je pourrais aussi vous raconter la réunion du Pad, la réunion de la société civile, même structure autoritaire, même texte écrit sur des bouts de table sans auteur connu et reconnu, même formalisme, même unanimité, même silence et trou de mémoire, même pratique que le parti unique . En haut l’estrade pour les chefs, en bas les chaises pour la masse, l’hymne national et le drapeau, draps blancs sur des tables bancales tels des linceuls de la liberté ensemble avec badge autour du cou pendant que tout se décide ailleurs par moulet el 3ars, la nuit dans le secret du débat rendu impublic, impubliable. J’ai même été jusqu’à Oran, invitée à une rencontre féministe, à peine avais-je ouvert la bouche, “je suis journaliste et patati et patata …entre nous les filles si je devais publier un article sur cette rencontre, je ne serais pas tendre…” que j’étais coincée à l’heure de la pause par une jeune fille qui avait l’âge d’être la mienne, dans un univers clos et partagé entre “les vieilles” et “les jeunes” qui dans un couloir, menaçante, me dit : “ce qui se dit ici, ne dois pas sortir d’ici”. A vos ordre madame Staline.

Je crois que ce sont sur ces marges, dans les pratiques du quotidien et celles de la politique, que je n’ai pas senti l’odeur de la révolution. Je n’accuse personne et de tout cela je ne me lave pas les mains, tant de souffrances, tant de prisons nous lient, mais j’apprends et je suis de plus en plus convaincue que c’est le quotidien qui fait système totalitaire, ce n’est pas le détail du pouvoir, mais l’acceptation de sa langue que l’on appelle aussi l’idéologie, sa production et reproduction à l’infiniment petit, cette adhésion à la dictature des petits riens.

Et si se taire c’était aussi parler ?

Un jour, et pour finir, j’accompagnais une moudjahida à la célébration d’un souvenir de guerre de la Fédération de France du FLN, c’était à Riad El Feth, au Musée de l’armée, sur l’estrade il y avait le nidham, les représentants de l’état, du ministère des anciens moudjahidins au patron de l’association des anciens moudjahidines, en bas dans la salle il n’y avait que des héroïnes et des héros, ceux qui avaient fait l’événement que l’on célébrait. Ils avaient, fait unique au monde, transporté la “guerre d’Algérie” en France à coup de bombes, de caches, d’argent sentant l’odeur des travailleurs immigrés, ils avaient tué, été torturés, emprisonnés, menottés… et pendant qu’ils écoutaient sagement, le nidham parlait à leur place, les saoulait et mes compagnes du jour enchassées dans leurs chaises, les moudjahidates regrettaient d’être venues, elles riaient sous cape, chuchotaient, l’une accusant l’autre de l’avoir traînée à cette affaire alors que toutes étaient si fatiguées entre diabète et hypertension.

Je ne sais plus lequel des historiens présents commença à leur faire la leçon officielle, c’était invraisemblable, il leur dit : “quand vous parlez vous dites la fédé, la fédération, non il faut dire le FLN”. Les mots me tuent. Je ne sais ce qui m’a pris, mais subitement je me suis levée comme un ressort et je l’ai interrompu, furieuse : mais pourquoi vous leur parlez comme ça, mais pourquoi vous leur parlez comme à des petits enfants, le plus jeune ici a plus de 80 ans, ce sont eux qui ont fait l’histoire dont vous parlez, cela ne leur donne t-il pas le droit de choisir les mots pour la dire… ?

Dans la salle un silence de mort m’accompagna, presque gêné, pendant que je quittais la salle le corps tremblant. Bouleversée, sur l’esplanade de Riad El Feth, (bien qu’étonnée par le nombre de familles qui visitaient avec leurs enfants ce musée si pompier de la guerre de libération nationale), j’ai éclaté en gros sanglots, je ne comprenais même pas cet étrange chagrin, je pleurais depuis une profondeur dans ma poitrine dont j’ignorais jusqu’à l’existence, à la manière d’une enfant inconsolable d’avoir brisé le vase familiale d’une grand-mère, disparue à jamais.

Sur le chemin du retour, mon amie m’a dit : “Excuse nous, c’est l’habitude du nidham”, elle si chère de tout ce qu’elle m’a appris sur être femme dans la guerre. J’ai eu si honte de l’avoir contrainte à ces excuses et, plus tard j’ai compris pourquoi mon corps tremblait : avais – je le droit de briser le silence de cette douleur qui ne se parle pas ? Cette question me paralyse, alors parfois je me tais dans la dictature des petits riens.

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