Algérie : frondeuse et délaissée, la Kabylie ne se sent pas concernée par les élections législatives

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Par Safia Ayache

Publié aujourd’hui à 12h30
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REPORTAGE
Samedi, dix-sept listes doivent s’affronter pour remporter les neuf sièges octroyés à cette région dont les habitants s’estiment marginalisés par le pouvoir central.

A Béjaïa, dans le nord-est de l’Algérie, aucune affiche électorale ne pavoise les rues. « Qui oserait en placarder une ? » interroge, sourire en coin, Moussa Naït Amara, un militant opposé à la tenue des élections législatives prévues samedi 12 juin. La capitale de la petite Kabylie, tout comme l’ensemble de cette région traditionnellement frondeuse, se dirige vers un nouveau scrutin sans participation.

« Les candidats à la poubelle ! », « Ulac l’vote ! » (« pas de vote »)… Depuis quelques semaines, les slogans scandés par les manifestants du vendredi donnent le ton. A Béjaïa, les marches hebdomadaires du Hirak, mouvement de protestation antipouvoir apparu en février 2019, ont toujours lieu. Moins massives, certes, que les mois précédents. Mais tandis que la répression a eu raison des manifestations dans d’autres villes du pays, notamment à Alger, plusieurs milliers de personnes continuent de défiler dans la ville côtière.

Moussa Naït Amara, militant et journaliste, au bureau régional du RCD à Béjaïa, Algérie, le 9 juin 2021.
Moussa Naït Amara, militant et journaliste, au bureau régional du RCD à Béjaïa, Algérie, le 9 juin 2021. MOHAMED FOUAD SEMMACHE POUR « LE MONDE »

L’occasion d’appeler à la grève générale et de pourfendre le processus électoral, ainsi que tous ceux qui ont décidé d’y participer : « Des candidats opportunistes. Pour avoir des privilèges », lit-on sur une pancarte brandie par un manifestant.Article réservé à nos abonnés Lire aussiLes autorités d’Algérie « oscillent en permanence entre louanges pour le Hirak “béni” et menaces à peine voilées »

La pression populaire est telle que, le lendemain de la marche hebdomadaire du 4 juin, un jeune homme figurant sur la liste du Front de libération nationale, parti qui a longtemps monopolisé le pouvoir, a annoncé retirer sa candidature.Les deux partis les mieux implantés en Kabylie, le Rassemblement pour la culture et la démocratie et le Front des forces socialistes, ont, quant à eux,annoncé qu’ils ne participeraient pas aux législatives.

Lieux de passage des manifestations du vendredi a Béjaia : la maison de la culture (gauche), la place de la Liberté d’expression Saïd Mekben (centre), et Trémie Aamriw (droite), le 9 juin 2021
Lieux de passage des manifestations du vendredi a Béjaia : la maison de la culture (gauche), la place de la Liberté d’expression Saïd Mekben (centre), et Trémie Aamriw (droite), le 9 juin 2021 MOHAMED FOUAD SEMMACHE POUR « LE MONDE »

Le climat est d’autant plus tendu que, dans une nouvelle tentative de stigmatiser la région, estiment plusieurs militants de Béjaïa, les autorités ont accusé, le 18 mai, les manifestations du Hirak d’être noyautées par les indépendantistes du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), classé « organisation terroriste » par le Haut Conseil de sécurité.

Une abstention record lors du scrutin présidentiel

Dix-sept listes s’affronteront pour remporter les neuf sièges octroyés à cette circonscription au prorata de la population, selon l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE), organisme créé en septembre 2019 pour superviser les scrutins. Mais alors que la campagne officielle se terminait mardi 8 juin, « on ne les a pas vus animer de meetings ou de rassemblements », remarque Moussa Naït Amara. « Que ces gens s’affichent, pour qu’on débatte avec eux et qu’on sache pourquoi ils se présentent ! »

Lors de l’élection présidentielle de décembre 2019, la région avait enregistré un taux de participation quasi nul, de 0,18 % à Béjaïa et 0,04 % à Tizi-Ouzou, les deux principales wilayas (préfectures) de la région, qui « comptabilisent environ 3 millions d’habitants », explique Reda Boudraa, élu RCD de l’assemblée populaire de la wilaya. A l’époque, plusieurs centres de vote avaient été cadenassés, des urnes détruites et des bulletins éparpillés au sol par des habitants en colère.

Graffitis, commune de Béni Maouche, Béjaïa, Algérie, le 10 juin 2021
Graffitis, commune de Béni Maouche, Béjaïa, Algérie, le 10 juin 2021 MOHAMED FOUAD SEMMACHE POUR « LE MONDE »

Pour empêcher qu’un tel scénario se répète, les autorités ont prévu des sanctions sévères. Le 5 mai, le ministère de l’intérieur a annoncé que des peines allant jusqu’à vingt ans de prison seraient prononcées à l’encontre des auteurs « d’actes de destruction ou d’enlèvement d’urnes, d’atteinte au déroulement du scrutin et de troubles aux opérations de vote ».Article réservé à nos abonnés Lire aussiEn Algérie, la répression s’accentue à l’approche des législatives du 12 juin

Dernièrement, des procédures judiciaires ont été lancées contre les maires qui avaient refusé d’encadrer le scrutin présidentiel. L’édile de Chemini, commune située à 50 kilomètres au sud-ouest de Béjaïa, a ainsi été convoqué par la police, le 26 mai, à la suite d’une plainte déposée par le wali (préfet) de Béjaïa pour « incitation à attroupement non armé à travers les réseaux sociaux ».

Les maires écartés au profit d’administrateurs

« Ce sont des intimidations pour ne pas qu’on s’implique dans l’empêchement des législatives », estime Mokrane Labdouci, élu à la tête de Beni Maouche en 2017. Pour atteindre ce territoire, il faut rouler une cinquantaine de kilomètres depuis Béjaïa et emprunter une route sinueuse de montagne. A plus de 1 000 mètres d’altitude, la commune, qui s’étend sur près de 100 kilomètres carrés, est formée de 32 villages, rassemblant 18 000 âmes.

« Nous ne sommes pas concernés par ces élections », poursuit Mokrane Labdouci. Les maires, explique-t-il, sont écartés au profit d’administrateurs désignés par l’ANIE et dépêchés dans chaque commune pour organiser le scrutin. « Je n’ai aucun contact avec le délégué. Ils font un travail administratif grâce à une application, mais sur le terrain il n’y a rien, ni préparation des bureaux de vote, ni tableau d’affichage », ajoute l’édile.

Mokrane Labdouci, maire de la commune de Béni Maouche, dans son bureau, le 10 juin 2021.
Mokrane Labdouci, maire de la commune de Béni Maouche, dans son bureau, le 10 juin 2021. MOHAMED FOUAD SEMMACHE POUR « LE MONDE »

Accrochées aux murs de son bureau, des photos en noir et blanc rappellent le glorieux passé de Beni Maouche. L’une d’elles immortalise une marche de célébration du cessez-le-feu de mars 1962 avec, en tête de cortège, Krim Belkacem, Hocine Aït Ahmed et Mohamed Boudiaf, trois personnalités majeures de la lutte pour l’indépendance. « Beni Maouche compte 1 014 morts au combat sur un peu plus de 3 000 habitants à l’époque, rappelle fièrement le maire. Plusieurs hameaux situés sur les crêtes des montagnes ont été détruits par les bombardements de l’aviation française. Il y en a un qui a été reconstruit trois fois. »Un passé révolutionnaire qui n’empêche pas la marginalisation de la région par le pouvoir central, selon la population.Lire aussi l’édito du « Monde » :L’Algérie dans l’impasse autoritaire

A Beni Maouche, les habitants vivent principalement de l’agriculture, notamment la production d’huile d’olive et de figues sèche, dont la qualité fait la réputation de la région. Le potentiel de la commune lui avait permis d’être sélectionnée en 2017 par un projet du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), consistant à renforcer les « capacités des acteurs du développement local ». Mais sur les dix communes pilotes initialement choisies pour ce projetcofinancé par le ministère algérien de l’intérieur, l’Union européenne et le PNUD, celles de Tigzirt et Beni Maouche, toutes deux en Kabylie, ont été écartées sans explications, explique Mokrane Labdouci.

« Nous avons écrit plusieurs fois aux responsables, des députés ont posé des questions orales à l’Assemblée populaire nationale, mais nous n’avons reçu aucune réponse.Le pouvoir actuel est contre le développement de ces communes. Il veut qu’on reste déficitaire, alors qu’avec un coup de pouce on pourrait s’autosuffire », s’insurge l’élu, dont le budget dépend à 70 % des subventions de l’Etat.

Village abondonné, Eldjabia Nath Khiar, commune de Béni Maouche, Béjaïa, Algérie, le 10 juin 2021
Village abondonné, Eldjabia Nath Khiar, commune de Béni Maouche, Béjaïa, Algérie, le 10 juin 2021 MOHAMED FOUAD SEMMACHE POUR « LE MONDE »

Safia AyacheBéjaïa, Algérie, envoyée spéciale

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