Bennabi et la Raison islamique

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Bennabi société et éthique

Quel sens donne Bennabi à ce concept de Raison islamique ?

L’adjectif islamique accolé à la raison n’a pas pour objectif de distinguer une appréhension nouvelle de la raison mais plutôt d’en définir le but dans les mentalités des musulmans actuels. Sa démarche ne relève pas de la philosophie à l’instar, par exemple,  d’Emmanuel Kant qui a voulu déterminer les fondements des usages de la raison dans ses deux célèbres traités, la critique de la raison pure (1781-1787) et la critique de la raison pratique (1788), mais plutôt d’un projet d’éducation intellectuelle.

Arrêtons-nous un instant sur ce que pense Bennabi sur la raison.

Ses réflexions à son sujet sont éparses dans son œuvre. Par exemple, dans le Phénomène coranique, il critique le goût, un « peu trop » prononcé de la technique cartésienne chez le jeune musulman lettré. Il s’attire l’objection de Mohamed Draz dans la préface qu’il consent au livre. L’honorable professeur d’al-Azhar avait craint que ce ne fût un discrédit de Descartes lui-même. Cette crainte était d’autant plus vive que la rationalité était souvent absente des productions intellectuelles et des comportements sociaux des musulmans,  à l’époque de la rédaction de sa préface (1946). Le propos de Bennabi, bien entendu, n’avait rien à voir avec cette crainte et il distinguait nettement Descartes du cartésianisme. Dans Vocation de l’islam, il écrit que « la plante robuste de l’esprit cartésien proliféra jusqu’à se changer parfois en un cartésianisme dangereux ». Il évoque même des « cartésianopolis monstrueuses ».

En affectant un degré absolu à la méthode cartésienne, « on ne s’est pas préoccupé de la finalité, mais de la seule causalité ». Cette démarche aboutit à déifier la raison et à nier toute approche transcendantale au risque de saper toute connaissance. La Révolution française devait porter cette inclination à son aboutissement extrême dans le ridicule culte rendu à la Déesse Raison. La prévention de Bennabi devait s’avérer prémonitoire puisque le postmodernisme, qui devait voir le jour après la disparition de Bennabi, en arrive à détruire les fondements de la raison et de la science comme le montre Mohamed Tahir Messawi dans sa remarquable étude sur le Phénomène coranique, datée de 2006 et qui a servi d’introduction à l’édition du livre en 2008. En effet, Bennabi devait écrire dans Vocation de l’islam : « Et quand [le] renversement [des valeurs morales] a lieu, l’édifice social – ne pouvant tenir uniquement par les étais de la technique, de la science et de la raison- doit s’écrouler car seule l’âme permet à l’humanité de s’élever ».

Kant dans les livres précités a montré les différences entre les connaissances a priori des sciences exactes et celles a postériori de la métaphysique. La différence venant de la possibilité de l’expérience dans le premier cas et son impossibilité dans le second. Par là-même, il définit le champ d’action de la raison.

Revenons maintenant au projet intellectuel de Bennabi sur la Raison islamique.

Il part du constat de l’archaïsme actuel de la raison dans le monde musulman, archaïsme dû à la décadence de la civilisation islamique engendrant une culture stérile dont les musulmans, malgré de nombreuses tentatives, n’arrivent toujours pas à la renouveler en lui donnant son efficacité sociale.

Il nous donne les fondements pour y mettre fin et pose les jalons pour l’édification d’une nouvelle raison.

     « … l’islam est une vision du monde à partir de laquelle se construit une certaine théorie de l’Homme, de la vie et de l’univers. Toute la matière première nécessaire pour l’élaboration d’une théorie de la connaissance et d’une épistémologie propre à l’islam. C’est la condition fondamentale pour une créativité critique ouverte et originale.

     Une telle épistémologie est non seulement possible mais elle constitue le socle sur lequel se construit et se développe toute pensée critique et toute réforme. C’est ce qui nous permet peut-être  enfin de structurer les a priori d’une Raison islamique. »

Il pose résolument la question de la pensée critique et de la réforme uniquement dans le cadre musulman c’est-à-dire dans les conditions endogènes et les facteurs internes à ce qu’il est convenu d’appeler l’Islam (avec un i majuscule), somme des productions intellectuelles et des constructions sociales induites de l’interprétation de l’islam (avec un i minuscule).

Nous sommes loin de tout le discours sur la nécessaire réforme porté par les modernistes. Ces derniers réagissent aux injonctions externes et n’ont de modèle que l’occidental. Ils sont même en régression par rapport à leurs aînés, les modernistes étudiés par Bennabi dans Vocation de l’islam. Ceux-là au moins étaient sous l’influence d’orientalistes à l’érudition certaine malgré le plus souvent une présentation tendancieuse. Eux sont sous l’influence d’essayistes pressés au savoir incertain, de journalistes et de politiciens, tristes parents indigents de la pensée.

Ils prônent d’inconséquents modèles comme la Réforme protestante. Inconséquents car poursuivant un but contraire à leur modèle. Ils s’insurgent contre l’auto-proclamation de personnes, se saisissant du Coran,  qui s’affirment comme autorité morale et spirituelle, et lorgnent vers le modèle hiérarchisé de l’Eglise catholique alors que justement la Réforme s’est élevée contre l’autorité de l’Eglise romaine et de sa prétention à détenir seule la lecture et l’interprétation de la Bible. La Réforme a eu pour but de mettre les textes sacrés à la disposition des fidèles –la première traduction complète en une langue vernaculaire, l’allemand, le fut justement par l’un des pères de la Réforme, Martin Luther- ouvrant la voie à la diversité d’interprétation et à la prolifération d’églises parfois opposées les unes aux autres. Aux mythes du passé véhiculé par ceux qu’ils veulent combattre, ils répondent par des rêves d’un occidentalisme du centre ou de la périphérie, constituée de certains pays émergents, tout aussi irréels.

Ne connaissant pas véritablement leur histoire, ils s’arrêtent le plus souvent aux faits, ne pénétrant pas leur sens profond ; ils ne peuvent que bifurquer dans une voie sans issue avec leurs propositions inconsistantes.

Il n’est pas inutile de rappeler que Bennabi, dans son premier livre sur les problèmes de civilisation, les Conditions de la renaissance, insiste que son repère historique est 1367 (date hégirienne) et non 1948 (date grégorienne). Il veut nous dire que nous ne pouvons comprendre notre situation actuelle si nous ne la replaçons pas dans son contexte historique, son histoire interne.

« … le grand chantier réside dans un travail de compréhension et d’explication de l’histoire de la civilisation islamique. »

L’histoire n’est pas une simple connaissance statique mais appelle à la prise de conscience et à l’action intellectuelle débouchant sur de nouvelles technologies sociales.

Cette prise de conscience se traduit par la « …nécessité d’une nouvelle pensée voire une voie nouvelle. Il ne s’agit pas de réforme, il faut d’abord inventer les outils conceptuels qui nous permettent de déterminer la causalité de ce qui s’est passé dans notre histoire, et faire l’état des lieux scientifiquement de ce qui est à refaire.»

La crise du monde musulman actuelle est comparée à la crise qu’a connue l’Islam aux tournants des huitième et neuvième siècle ; crise due au problème de la lecture et de l’interprétation du Coran dans son aspect juridique. Après près de deux siècles de la disparition du Prophète, les conditions sociales avaient tellement évolué qu’il devenait difficile de continuer avec le fiqh passé.

C’est alors qu’apparut l’imam al-Chafi’i qui va déduire du texte sacré les principes de Droit (oussoul al-fiqh).

Bennabi décrit cette nouvelle science comme « une sorte de va et vient, je dirai presque artistique, entre l’espace et le temps d’un côté et le texte de l’autre. »

Elle est mue par une « intelligence de type critique qui travaille le texte afin de découvrir son sens structurel, sa raison et sa logique interne, en un mot son esprit. »

Pour reprendre le vocabulaire technique d’Arnold Toynbee, au défi constitué par une crise de la pensée qui aurait pu avoir de graves conséquences sociales, la riposte fut l’élaboration d’une nouvelle science.

Continuant son investigation historique comme autant de repères pour l’action d’aujourd’hui.

« D’autres efforts ont été entrepris dans d’autres domaines, dans celui de la philosophie, le nom d’Ibn Rochd dit Averroès est emblématique…On peut dire d’une manière générale que l’Andalousie est la référence par excellence de la maturité de la pensée musulmane en matière de construction méthodologique…

     L’héritage intellectuel de l’Andalousie qui aurait pu constituer une base de départ pour la construction d’une véritable Raison islamique n’est pas encore pris en charge. »

La crise actuelle du monde musulman est plus grave que celle des tournants des huitième neuvième siècle car à la crise de la pensée s’ajoute la crise de l’homme. Du temps d’al-Chafi’i, c’était l’homme de la civilisation qui était à l’œuvre alors qu’actuellement c’est l’homme de la décadence, l’homme post-almohadien.

Les deux faces du post-almohadien agissant, le salafiste tourné exclusivement vers un passé mythique et le moderniste, fasciné par un Occident en panne sont toutes les deux « la proie du mythe de la chose facile et l’illusion des solutions stockées ».

Si le moderniste est un être hybride, et pour reprendre le mot du philosophe espagnol José Ortéga y Gasset un invertébré, le salafiste pense quant à lui incarner l’islamité alors qu’il se dresse avec toute sa bonne foi et toutes ses immenses erreurs sur le chemin du renouvellement de la pensée et de l’homme musulmans.

Il pense que la permanence de l’islam doit entraîner la momification du musulman dans tous ses actes. Il croit au renouvellement perpétuel des mentalités et de l’apparence extérieure de sa personne et de la société.

Le philosophe allemand Karl Jaspers dans sa monumentale étude, Nietzsche, introduction à sa philosophie nous permet de comprendre que ce type psychologique est plus répandu qu’on ne le pense même si le salafiste en est une caricature.

« L’homme n’est pas quelque chose qui reste identique à lui-même, une essence qui ne ferait que se répéter de génération en génération. Au contraire, il n’est ce qu’il est que par son histoire. Elle le tient dans un mouvement perpétuel. C’est une des tâches les plus anciennes que d’amener ce mouvement à la conscience. »

Au moment où Bennabi écrivait son article sur la crise du monde musulman, le terme islamiste venait de sortir des laboratoires de la lutte idéologique afin de permettre la stigmatisation future de tous ceux qui mettraient leur vision islamique au milieu de leurs préoccupations intellectuelles, sociales, politiques ou économiques. Il mettra en garde contre cette étiquette en la qualifiant comme catégorisation erronée du champ islamique, la nommant de mouvements dits islamistes.

« …les mouvements dits islamistes qui ont choisi la sphère politique comme champ d’action, même si au fond, ils symbolisent une certaine prise de conscience, (…) ne vont pas à l’essentiel, en entretenant l’illusion. Ce que je nomme essentiel se traduit par cette capacité historique capable d’opérer la synthèse entre le passé, le présent et le futur. »

Il qualifiera leurs leaders, en revenant à une stricte terminologie islamique, de nouveaux marabouts de l’islam.

Ni ces mouvements ni le discours islamique en général ne sont porteurs de projet de société car ils sont, au fond,  la continuation de l’ancien enseignement islamique qui n’était soucieux que de préserver l’identité musulmane des assauts de la culture occidentale. Ce repli identitaire, qui avait ses raisons lors de l’occupation étrangère, a permis de sauvegarder l’essentiel, la foi du musulman lui donnant la possibilité de devenir une « vérité travaillante » lorsque les circonstances le permettront, mais devient contreproductif dans la phase de construction sociale.

« Ceux qui vont vers l’activisme surtout politique n’ont pas les moyens intellectuels de relever ce genre de défi [la constitution d’un projet de société]. »

La dénonciation de l’imitation servile de l’Occident –imitation qui, de toute façon, n’aboutira à rien de fructueux- va de paire avec la reconnaissance que ce dernier fut un des monuments humains les plus importants. Les sciences sociales qu’il a inventées constituent une « réserve de savoir incontournable » pour le projet intellectuel de Bennabi.

L’appropriation de ces sciences ne peut être efficiente qu’à condition de distinguer leur côté purement technique de « leur aspect qui obéit à une certaine vision du monde et à une certaine culture propre à l’homme de l’Occident. »

Dans cette démarche, nous avons un précédent, l’Occident lui-même, qui a procédé de cette manière dans son appropriation, à partir de la moitié du XIe siècle, des sciences nées ou développées dans le monde de l’Islam.

 

Abderrahman Benamara

Alger, le 11 septembre 2016

 

 

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