Guerre en Syrie An VI : que reste-t-il de l’État syrien ?

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15/03/2017 https://www.lorientlejour.com/
Sur un panneau d’affichage, dans une rue de Damas le 15 mars 2016, un portrait du président Bachar el-Assad. Archives AFP

L’opposition armée ne peut plus gagner la guerre en Syrie. Six ans après le début de la révolution, elle n’est plus en mesure de vaincre militairement le régime syrien et ses alliés. La reprise d’Alep par les forces loyalistes en décembre dernier a enterré les derniers espoirs des rebelles, autant qu’elle a confirmé le profond déséquilibre en matière de rapports de force entre les deux belligérants. Le soutien russe et iranien aux forces du régime, ajouté à la volte-face turque après la réconciliation entre Moscou et Ankara durant l’été 2016, a scellé le sort de la révolution syrienne et condamné l’opposition armée à ne plus lutter que pour sa survie.Les rebelles ont perdu la guerre.
Mais Bachar el-Assad ne l’a pas gagnée pour autant. Ses opposants n’ont pas déposé les armes et ne semblent pas prêts à le faire tant que le président syrien restera accroché à son « trône ». Les négociations diplomatiques patinent. Le processus de paix est encore chimérique. La relégitimation du président syrien, par la voie diplomatique ou par la force, n’est pour l’instant rien d’autre qu’un vœu pieux.
Six ans après les premières manifestations à Deraa, Bachar el-Assad est encore au pouvoir, et rien, excepté une entente russo-iranienne, ne semble en mesure de l’en déloger. Mais sa survie politique a eu un coût abyssal : la décomposition de l’État syrien. Fragmenté, dysfonctionnel, failli, amputé de sa souveraineté en interne comme sur la scène internationale, l’État syrien, dans ses frontières d’avant 2011, n’existe quasiment plus. Il ne répond plus du tout, ou seulement partiellement, aux quatre critères qui définissent un État selon le droit international : un peuple, un gouvernement, un territoire et une reconnaissance internationale.
(Lire aussi : « En Syrie aujourd’hui, tout est détruit, même les gens »)
« Syrie utile »
La Syrie comptait une superficie de 185 181 km2 en 2011. Le territoire est aujourd’hui morcelé en quatre zones principales. Le régime contrôle ce qui a été surnommé, à tort, la « Syrie utile », c’est-à-dire les grandes villes du centre et du Nord-Ouest, Damas, Homs, Hama, Lattaquié et Alep. Il a repris depuis peu la ville de Palmyre qui était aux mains de l’État islamique et défend ses positions contre les jihadistes à Deir ez-Zor (Est). Le territoire aux mains des rebelles s’est largement rétréci pour se limiter à des poches dans le Sud, dans la banlieue de Damas et dans la province d’Idleb, où les groupes les plus radicaux tentent d’éliminer peu à peu tous les autres. Les rebelles sont également présents dans le Nord, soutenus par l’armée turque, pour combattre l’EI ainsi que le PYD (Parti de l’union démocratique) et établir une zone de sécurité. La présence turque en Syrie pourrait être amenée à se prolonger durablement dans le temps.
Les Kurdes syriens affiliés au PYD, considéré comme un groupe terroriste par Ankara, ont perdu du terrain depuis le début de l’opération Bouclier de l’Euphrate mais restent très présents dans le Rojava, à Afrin, à Kobané, à Hassaké et à Manbij.
Les Kurdes ont lancé à la fin 2016 la bataille pour la reprise de Raqqa, capitale autoproclamée de l’EI. Malgré les opérations de reconquête lancées par le régime et ses alliés, et les raids de la coalition internationale, une grande partie des provinces de Raqqa et de Deir ez-Zor est encore sous le joug des jihadistes. Les cinq zones sous contrôle rebelle, jihadiste ou kurde sont en mutation permanente et sont encore amenées à évoluer au cours des prochaines semaines. Mais le morcellement du territoire syrien risque de laisser des traces. Et les troupes loyalistes ne semblent pas être en mesure, à l’heure actuelle, de remettre la main sur l’ensemble du territoire, notamment sur les frontières avec la Turquie au nord, et avec l’Irak à l’est.
La reprise de l’Est syrien est pourtant une question existentielle pour le régime. Elle est « indispensable si Assad planifie de reconstruire le pays, de restaurer son indépendance économique et – le plus important de son point de vue – de garantir l’autonomie politique du pays », écrivait Fabrice Balanche, en janvier dernier, dans un article du Washington Institute intitulé «Assad needs Useless Syria Too». La perte de l’Est syrien, composé de territoires désertiques, mais aussi de la plaine fertile de l’Euphrate a privé Damas de trois ressources essentielles : le pétrole, le gaz et surtout le blé. Cela a contribué à vider les caisses de l’État et l’a obligé à importer une grande partie de ses matières premières.
(Lire aussi : Les Casques blancs se disent prêts à participer à la reconstruction du pays)
Survie des services publics
Au morcellement du territoire répond la décomposition et la désunion du peuple. La guerre syrienne a déjà fait plus de 400 000 morts, sans compter les dizaines de milliers de disparus. La Syrie comptait 22,5 millions d’habitants en 2011. Près de 5 millions ont aujourd’hui le statut de réfugiés, éparpillés dans la région et dans le reste du monde, vivant le plus souvent dans des conditions extrêmement précaires, pour ne pas (sur)vivre sous le joug du régime syrien et/ou des groupes jihadistes. La grande majorité des 6 millions de déplacés internes ont pour leur part, par choix ou par manque de moyens, préféré la stabilité des zones contrôlées par le régime au chaos sévissant dans le reste du pays. Ces mouvements de population ont eu un impact considérable en matière de démographie, notamment dans les villes balnéaires comme Lattaquié ou Tartous, qui n’étaient pas préparés à gérer ces flux. Les infrastructures, déjà en déliquescence, doivent supporter une surcharge inédite.
Une partie non négligeable des services publics a peu ou prou survécu à la guerre. Dans les zones gouvernementales, certains n’ont même jamais cessé de fonctionner. Mais ils ne suffisent plus à répondre aux besoins d’une population qui fait face à la pire crise humanitaire du XXIe siècle, selon l’ONU. En 2014, déjà près de 3 millions d’enfants syriens n’étaient plus scolarisés (2e taux le plus bas au monde), selon l’ONG Save the Children. Trois ans plus tard, la situation des enfants a « touché le fond », selon un rapport publié il y a quelques jours par l’Unicef. Six millions d’enfants syriens dépendent aujourd’hui d’une assistance humanitaire. Dans plus de deux tiers des foyers, les enfants sont contraints de travailler pour venir en aide à leurs familles.
Les hôpitaux ne sont pas en reste. Le système de santé s’est totalement effondré. Plus de 90 % des médecins auraient fui le pays depuis 2011 selon l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM). Entre août 2012 et 2016, 177 hôpitaux ont été détruits et près de 700 médecins et personnels de santé ont été tués, selon la même ONG. 90 % des destructions des hôpitaux et des attaques menées contre le personnel de santé ont été réalisées par l’armée syrienne et ses alliés, selon Amnesty International. Faute de moyens, des maladies comme la poliomyélite, qui était sur le point d’être éradiquée au niveau mondial, ont resurgi en Syrie.
La cherté de la vie a conduit les Syriens à faire feu de tout bois. À Alep, les bus gouvernementaux fonctionnent toujours, mais certains habitants assurent eux-mêmes le transport via des microbus importés de Chine, à « 35 livres la course, soit moins de 0,06 dollar », assure un habitant. « Le mazout, l’électricité et le téléphone sont distribués par l’État à des prix communistes », poursuit-il. Depuis la reprise des quartiers est de la ville en décembre dernier, l’électricité s’est quelque peu améliorée, même si les habitants doivent compter sur leurs générateurs la plupart du temps. « La ville est déprimante la nuit sans lumières dans les rues, mais au moins il n’y a plus de bombes », relève cet Alépin. « La ville n’est clairement pas habitable, sauf faute de mieux », confie-t-il. Celles reprises par le régime à l’instar de Homs ou Daraya sont quant à elles totalement détruites et aujourd’hui pratiquement inhabitables.
(Lire aussi : L’échec des négociations, encore et toujours…)
Dévaluation de la livre
L’État syrien est un malade sous perfusion russo-iranienne. Sa présence, même dysfonctionnelle, est nécessaire à la survie politique du régime. Certaines taxes et impôts continuent notamment d’être prélevés, mais sont de l’ordre du symbolique. Les fonctionnaires perçoivent encore leurs salaires, même dans les zones qui ne sont plus sous le contrôle du régime. Ce dernier a tout fait pour empêcher la prolifération de structures alternatives pour entretenir la dépendance des populations rebelles à son égard, sauf dans les territoires aux mains de l’EI. Damas entretient ainsi l’illusion d’un État qui tient encore sur ses jambes, qui prélève des taxes, fournit des services publics, et continue de payer et d’embaucher des fonctionnaires. Mais l’économie du pays est clairement en ruine, malgré le manque de données officielles. Le FMI a estimé, au dernier trimestre 2016, que le PIB syrien s’est contracté de 57 %. Et selon une étude publiée en avril 2016 par l’ONU et l’Université de Saint Andrews, en Écosse, plus de 80 % de la population syrienne vit sous le seuil de pauvreté.
« Les gens perçoivent leurs salaires en livres et dépensent en dollars. Leurs rentrées n’ont pas changé, mais tout a augmenté à cause de la dévaluation de la monnaie », résume Tony Sakkal, un industriel d’Alep. Un dollar américain vaut aujourd’hui 540 livres syriennes contre 50 avant la guerre. Un conservateur de musée de la côte syrienne révèle de son côté que son salaire a toujours été payé, sans interruption durant ces six ans chaotiques. Mais celui-ci a été divisé par 8, au gré de l’effondrement de la livre. Comme la majorité des fonctionnaires, il gagne aujourd’hui moins de 100 dollars par mois. Le gouvernement est contraint d’emprunter auprès de l’Iran pour financer ses importations, notamment en matières énergétiques. Téhéran donnerait en outre, selon plusieurs experts, entre 15 et 35 milliards de dollars d’aide au régime syrien. Cette situation économique catastrophique accroît la dépendance de Damas envers ses deux parrains, la Russie et l’Iran.
(Pour mémoire : Accord pour l’évacuation du dernier quartier rebelle de Homs)
Dominant/dominé
Pour rester au pouvoir, Bachar el-Assad a sacrifié une partie importante de sa souveraineté. Les pays de la coalition internationale ont lancé leur campagne de bombardements contre l’EI en 2014 sans l’autorisation de Damas. La Turquie a pour sa part négocié directement avec Moscou son intervention dans le Nord syrien. Israël bombarde régulièrement des convois du Hezbollah en Syrie sans que personne, à part Damas et Téhéran, y trouve quelque chose à redire. L’Iran et la Russie sont les seuls États à être intervenus en coopération avec les autorités gouvernementales. Mais leurs rapports avec Damas ressemblent davantage à une relation de dominant/dominé qu’à une amitié entre puissances souveraines. Sans l’intervention des deux parrains, M. Assad ne serait sans doute plus au pouvoir. Ils lui ont sauvé la peau, il est désormais leur obligé. À tel point qu’aucune décision stratégique ne peut se prendre aujourd’hui sans eux. « Si les Russes se retirent, tout se désagrège. Les Russes ont une influence sur toutes les factions qui combattent avec le régime », explique, sous couvert d’anonymat, le porte-parole d’un groupe rebelle affilié à l’ASL et présent aux négociations d’Astana et de Genève. « Les forces du régime sont incapables de reprendre et tenir des régions importantes sans l’appui aérien des Russes et l’infanterie des Iraniens », décrypte Thomas Pierret, expert de la Syrie à l’Université d’Édimbourg.
Le président syrien est un roi nu, dépossédé de son pouvoir. Mais il se sait encore indispensable, aux yeux de ses deux parrains, qui ne s’entendent pas sur une meilleure alternative pour le moment. Il profite de leurs rivalités, teste leur patience et se montre, pour l’instant, sourd aux appels de Moscou pour entamer une réelle négociation politique.
« L’influence des Russes est réelle, mais elle n’est pas encore assez forte pour pousser Assad à des compromis politiques. D’autant plus que les Iraniens poussent dans le sens inverse », analyse Tarek Mitri, ancien ministre libanais et directeur de l’Institut des politiques publiques et des affaires internationales à l’Université américaine de Beyrouth (AUB).
Les deux puissances étrangères ne sont pas les seules à limiter la souveraineté de l’État. Les dizaines de milliers de miliciens, syriens, afghans, irakiens, pakistanais et libanais, disputent à l’État son monopole à exercer la violence légitime. Les miliciens viennent compenser la déroute de l’armée. « Il ne reste plus rien des forces du régime, ils comptent sur les forces étrangères et locales », résume Abou Ahmad, le chef du groupe rebelle Sultan Mourad, soutenu par Ankara. L’armée syrienne comptait environ 300 000 hommes avant la guerre. Plus de 100 000 auraient été tués au combat ces cinq dernières années selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) et plusieurs dizaines de milliers auraient fait défection.
En juillet 2015, Bachar el-Assad admettait pour la première fois que son armée faisait face à un problème de recrutement. Les autorités incitent les jeunes à s’enrôler mais elles font face à la concurrence des milices, plus localisées et proposant parfois des salaires plus élevés. Les chefs de milice deviennent des seigneurs de guerre, adulés par la foule et célébrés comme des héros, parfois plus populaires que le président lui-même.
C’est le cas du général Souhail al-Hassan, un officier de renseignements de l’armée de l’air qui dirige les Forces du tigre. Le régime se sert de ces figures charismatiques comme d’instrument de propagande pour renforcer son prestige, quitte à leur déléguer une partie de l’autorité de l’État. « Les milices supplétives ne sont pas forcément des unités nettement distinctes des forces régulières, leurs chaînes de commandement étant souvent entremêlées », nuance Thomas Pierret. Certaines milices, notamment les non-syriennes, ne rendent quand à elles quasiment aucun compte à l’État. Elles s’entretiennent directement avec les Russes et les Iraniens, et n’hésitent pas à abuser de la situation. « Les milices ont une marge de manœuvre importante au niveau local, en particulier en ce qui concerne l’économie de guerre. Limiter leurs abus est difficile pour le pouvoir central, une situation qui génère des critiques jusque dans les rangs loyalistes », note M. Pierret. Les miliciens sont accusés d’abus, de vols, d’exactions, d’enlèvements et, dans certains cas, de nettoyage ethnique.
(Lire aussi : Quand Mohammad écoute « Hekaya » dans sa chambre dévastée à Alep-Est)
Assadistan
Dans un article du Spiegel, intitulé «Assad’s Control Erodes as Warlords Gain Upper Hand», du 8 mars, le journaliste Fritz Schaap décrit la situation : « Désormais, ces combattants prennent le contrôle dans de nombreuses régions, commettant des meurtres, pillant et harcelant des civils. » Dans un communiqué de l’armée syrienne datant du 9 mars, « 500 combattants » issus de tribus sunnites, prorégime, sont
sommées de quitter Alep au vu de leurs récentes exactions, pour se rendre en périphérie, aux environs d’al-Khafsa. « Nous préférons que les Russes restent chez nous. Au moins eux ne viennent pas voler », dit Tony Sakkal. « Ces milices ont besoin de quelqu’un au-dessous d’elles pour les contrôler »,ajoute-t-il.
Mais les ordres de l’armée ne sont pas tout le temps entendus. « Personne ne peut les (les milices, NDLR) arrêter, pas même Assad lui-même », estime Fritz Schaap. Les milices participent au délitement de l’État mais elles lui permettent, dans le même temps, de subsister. « La tutelle russo-iranienne dissuade les éventuelles velléités de trop grande autonomisation. Les Russes ont notamment pris soin de décorer plusieurs commandants de milices supplétives. Et la structure du conflit n’est pas favorable à une véritable fragmentation du camp loyaliste : même si les rebelles sont affaiblis, ils continuent de représenter un défi militaire considérable qui induit structurellement une unité minimale du camp loyaliste », analyse M. Pierret.
L’État est dans une situation chaotique.
Mais Bachar el-Assad est le maître de ce chaos. Il est le seul lien qui réunit toutes les forces hétéroclites : les Russes, les Iraniens, les milices syriennes et les milices étrangères. Il est la clé du système syrien : il a transformé la Syrie des Assad en un véritable Assadistan. « Le Parlement et le gouvernement fonctionnent très peu. Les décisions sont de plus en plus entre les mains d’Assad et de ses proches », note Tarek Mitri. Le sort du régime est plus que jamais lié au sien. Avec lui, il n’a aucune chance de se réformer. Mais sans lui, il est condamné à disparaître. D’où l’importance pour le régime d’entretenir une guerre sans fin, qu’il ne pourra sans doute jamais complètement gagner. Mais cela fait longtemps que l’enjeu n’est plus la victoire totale, mais bien la survie…..

1 COMMENTAIRE

  1. Frères contre frères jusqu’à ce que leur vent disparaisse…Après, ils seront si faibles qu’ils se soumettront au geste de l’oeil…asservissement châtiment des imbéciles et des cupides.

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