Système politique et paix civile en Algérie

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CONFLUENCES MÉDITERRANÉE – N°100
PRINTEMPS 2017

 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
Addi Lahouari
 
Résumé
Cet article cherche à montrer que la paix civile en Algérie est précaire en raison de l’incapacité des institutions à accepter l’opposition comme protagoniste du champ de l’Etat dans les Assemblées élues. Refusant de négocier avec les représentants légitimes de la population, l’administration s’enferme dans des pratiques bureaucratiques qui, souvent, mènent à la protestation violente et à l’émeute.
Le 2 janvier de cette année, des émeutes violentes ont éclaté dans l’Est algérien, touchant plusieurs wilayas, dont celles de Bejaia et Bouira, suivies deux jours plus tard par des protestations similaires dans la banlieue d’Alger, et aussi à Tiaret, ville située à l’Ouest[1]. De nombreux observateurs et journalistes ont été étonnés par l’ampleur de ces événements que l’Algérie semblait avoir dépassés. Il y a certes toujours eu des émeutes, rapportées par la presse, mais elles sont locales, éclatant à la suite de distributions jugées injustes de logements, ou de coupures d’électricité, ou encore d’obstructions de routes suite à des éboulements[2]. Mais celles qui ont éclaté en janvier dernier portaient des revendications nationales relatives au pouvoir d’achat et risquaient de s’étendre à tout le pays comme ce fut le cas en octobre 1988. La crainte des autorités a été en effet que la protestation de Bejaia n’enclenche un processus similaire à celui des révoltes arabes de 2011 qui avaient touché la Tunisie et la Libye voisines et l’Egypte et la Syrie lointaines. De nombreux observateurs ont cependant fait remarquer que si ledit printemps arabe n’avait pas touché l’Algérie en 2011-2012, c’est parce qu’il avait déjà eu lieu avec les émeutes d’octobre 1988 qui avaient conduit le pays vers une décennie sanglante (1992-2002). En tous les cas, le pays a été épargné et semblait jouir d’une stabilité que lui enviaient beaucoup de pays de la région. Cela signifie-t-il que le régime a construit une légitimité qui lui donne une crédibilité aux yeux de la population ?
Emeutes et répartition de la rente énergétique
Ce n’est pas sûr car si le pays a joui d’une relative stabilité politique, c’est principalement en raison de l’aisance financière de l’Etat suite à l’augmentation du prix du pétrole sur le marché international. Il faut en effet rappeler que ce prix a été de $20 en 1998 et qu’il avait atteint la barre de $140 en 2008, ce qui a permis de mener une politique économique et sociale généreuse, principalement en matière de salaires des fonctionnaires et de construction de logements. Les années 2000-2014 ont permis à l’Etat non seulement de se débarrasser de la dette extérieure, mais aussi de constituer une réserve financière de près de 200 milliards de dollars.  La population, avec toutes ses composantes aisées et moins aisées, a bénéficié de l’embellie financière de l’Etat qui a créé de nombreuses opportunités de revenus et d’emplois à la faveur d’investissements dans le bâtiment et dans la construction d’infrastructure d’envergure (autoroute East-Ouest, tramways dans les centres urbains, barrages…). Pour résoudre l’épineuse crise du logement, le gouvernement s’était fixé comme objectif d’éradiquer les bidonvilles qui s’étaient développés aux abords des grandes villes, constituant des espaces de mécontentement social que les autorités avaient du mal à contenir. En construisant des centaines de milliers de logements où les populations de ces bidonvilles ont été transférées, les autorités ont desserré la pression exercée par l’habitat précaire et la menace qu’il présentait sur la paix civile.
Le gouvernement a par ailleurs autorisé les banques à octroyer des crédits destinés à l’achat de biens immobiliers et mobiliers, ce qui a gonflé la circulation de la masse monétaire qui donne accès aux biens de consommation souvent importés. L’économie était tirée par une demande très forte elle-même alimentée par la rente qui servait de moyen d’échange entre une demande nationale en expansion et le marché international. Avec un prix de baril de pétrole oscillant entre 80 et 100 dollars, l’activité économique semblait florissante, offrant quelques avantages même aux plus démunis qui ont profité de la distribution des logements et de subventions des produits à large consommation. Les effets induits de ces dépenses publiques ont irrigué une répartition, certes inégalitaire, mais qui a aussi bénéficié au plus grand nombre d’une manière ou d’une autre. Le secteur des services a été celui qui a créé le plus d’emplois, le plus souvent dans l’informel, ce qui soulageait la pression du chômage. Par ailleurs, le gouvernement avait mis en place un dispositif appelé l’ANSEJ (Agence Nationale de Soutien à l’Emploi des Jeunes) qui a distribué des crédits bancaires à des centaines de sans-emploi leur permettant de créer leurs propres activités : transport public, sociétés de construction, services divers…[3] Le début des années 2000, jusqu’à 2014, a été une période d’euphorie financière durant laquelle les couches moyennes ont rattrapé la perte de leur pouvoir d’achat subie les années précédentes. Elle a été aussi la période d’émergence de fortunes privées colossales alimentées par les circuits de l’importation de produits divers, la frénésie du marché immobilier, le trafic des biens fonciers urbains cédés à la clientèle du régime, la corruption à grande échelle (affaires Chakib Khelil, Sonatrach I et II, autoroute Est-Ouest…).
Cette répartition de la rente a correspondu  à des capacités financières de l’Etat qui ont commencé à baisser dès 2014 avec le retournement du marché international des hydrocarbures. En effet, entre 2014 et 2016, les prix du baril avaient diminué de moitié, ce qui a mis le budget de l’Etat dans un déficit comblé d’année en année par la réserve financière qui a, en trois ans, fondu de 60 milliards selon les autorités officielles[4]. Après avoir espéré une reprise du prix du baril de pétrole sur le marché international, le gouvernement a dû se résoudre à trouver des ressources financières dans l’économie nationale en augmentant les impôts directs et indirects, notamment le taux de la TVA, sur tous les produits, à l’exception de ceux dont le prix est subventionné[5]. Ce faisant, il a rompu l’équilibre de la répartition qui lui avait assuré une paix sociale durant une décennie. La politique économique menée durant les années 2000-2014 n’est possible que si le prix du baril de pétrole oscille entre $80 et $100. Autrement, les flux qui irriguent la répartition se dessèchent et le système entre en crise. Les émeutes sont en rapport avec cette structure rentière de l’économie dans laquelle la répartition et le système de prix ont une influence immédiate sur l’ordre public. Les émeutes de Béjaia révèlent une donnée structurelle et illustrent la fragilité politique du système socio-économique algérien bâti sur la profusion d’une rente externe. Le gouvernement est pris en tenaille par deux contraintes, liées entre elles, qu’il ne maîtrise pas : le prix du baril de pétrole sur le marché international et la pression de la rue.
La priorité du gouvernement est juste de desserrer les contraintes de la conjoncture, apportant des réponses partielles dans le court terme pour parer au plus urgent. Prenons le cas des émeutes de janvier dernier. Elles font suite à la loi de finances adoptée par l’APN pour l’année 2017, augmentant de deux points le taux de la TVA sur les biens et les services, à l’exception des produits importés à large consommation (céréales, café, sucre…). L’augmentation de la TVA n’a pas été décidée dans le cadre d’un projet global de développement économique sur une période de cinq ou dix ans en vue de renforcer les potentialités du marché national en termes d’offre. Elle a juste été un paramètre de la répartition permettant de lever des ressources financières pour soulager le déficit du budget de l’Etat. La priorité était de parer à une urgence, la baisse des prix des hydrocarbures, avec la crainte que celle-ci ne s’installe dans la durée. C’est dans cette problématique qu’a été décidée la dernière augmentation de la TVA sans que soit posée la question de ses effets sur la compétitivité de la production locale, ni sur son rapport avec le pouvoir d’achat du salaire de base. La priorité était juste de résorber le déficit budgétaire de l’Etat dans une perspective supposée technique ou économiquement neutre de comptabilité publique. Il suffirait de changer quelques variables pour ajuster le budget de l’Etat aux recettes provenant des exportations d’hydrocarbures. Bien sûr, une précaution avait été prise en décidant que les produits subventionnés à large consommation (céréales, sucre, café…) ne soient pas concernés par la hausse de la TVA. Le gouvernement a cru se prémunir ainsi contre la protestation des couches les plus pauvres. Cependant, il a sous-estimé que même les plus pauvres achètent des vêtements, prennent le bus, paient l’électricité, etc. Ces mêmes couches pauvres sont insérées dans un système complexe de prix, même si elles sont exclues de la consommation des biens de luxe. Une taxe quelconque imposée à un commerçant sera automatiquement répercutée sur les consommateurs et aura un effet papillon sur tout le système de prix. Toute augmentation touche forcément la structure des prix du fait que ces derniers sont liés par une logique de système qui opère des transferts de valeur pour trouver l’équilibre imposé par le marché. Taxer l’achat d’une voiture de luxe augmentera, d’une manière ou d’une autre, le prix de la bouteille d’eau de javel, qui n’est pas un produit de luxe, qu’achète la ménagère pour nettoyer son appartement. Par conséquent, si l’on voulait protéger les revenus les plus faibles d’une augmentation de la TVA, il aurait fallu qu’elle soit accompagnée d’une augmentation du salaire de base au moins dans la même proportion. Mais ni l’Etat employeur, ni les employeurs privés n’acceptent une telle solution qui alourdirait leurs charges salariales.
Dépendant depuis longtemps de la rente énergétique, le gouvernement n’arrive pas à envisager une alternative où la rente serait relayée par une création interne de richesses par la production. La politique du gouvernement s’est toujours focalisée sur la demande au lieu de s’occuper de l’offre de production susceptible de créer des richesses nouvelles et de se substituer aux importations. Le gouvernement s’enferme alors dans un jeu à somme nulle en espérant trouver la formule optimale des paramètres de la répartition. Tantôt il modifie la parité de la monnaie pour obtenir plus de dinars contre la même quantité de dollars, tantôt il change le taux d’imposition. Dans les deux cas, il finance ses besoins en liquidités  par la diminution du pouvoir d’achat des consommateurs. A ce jeu, il s’expose à des émeutes de la rue qui indiquent qu’un point d’équilibre a été dépassé. Mais si le nouveau point d’équilibre voulu par le gouvernement était négocié avec les représentants des différents groupes socio-professionnels (travailleurs, chômeurs, entrepreneurs, commerçants…), les émeutes pourraient être évitées. Or le gouvernement préfère ne pas négocier avec des représentants qu’il ne contrôle pas et dont il ne reconnaît pas la légitimité à parler au nom des différents groupes sociaux. C’est ici que s’articule le système économique avec la nature autoritaire du régime qui n’a pas changé malgré les réformes politiques qui avaient légalisé le multipartisme.
Le multipartisme : un leurre
Les émeutes de janvier 2017 indiquent que le pays n’a pas apporté une réponse institutionnelle et définitive à la protestation violente comme mode d’expression des demandes sociales portées par et dans la rue. La vocation de l’Etat n’est pas d’assurer l’ordre public uniquement par la répression ; elle consiste surtout à apporter des réponses à des sentiments d’exclusion qui sont des menaces à l’ordre public. Même si l’Etat n’a pas les moyens de résorber dans le court terme la misère des plus démunis, il est important pour lui que ceux qui se plaignent de leur situation sociale aient le sentiment d’être écoutés et ne pas être méprisés ou ignorés. L’Etat a besoin de la confiance de ceux qu’il dirige, confiance en rapport avec la perception que les citoyens sont représentés dans les institutions. Lorsque les électeurs se rappellent que ce sont les représentants qu’ils élisent qui font les lois, ils auront tendance à les accepter, même si ces lois leur sont défavorables, se promettant qu’ils ne voteront pas pour ces mêmes représentants lors du prochain scrutin. C’est ce qui permet, dans les pays démocratiques, la paix civile, fondée sur le concept de participation politique aux institutions dans lesquelles sont exprimées les doléances des uns et des autres. La fonction du multipartisme est de servir de corps intermédiaire pour permettre à l’Etat de rester en contact avec les différents groupes sociaux. Le multipartisme, issu de la réforme constitutionnelle de Février 1989, devait intégrer dans le champ de l’Etat les différentes composantes de la société pour un fonctionnement pacifique de la vie politique. Les dirigeants avaient en effet pris conscience, lors des émeutes d’Octobre 1988, que le modèle des années 1960 et 1970 avait atteint ses limites et qu’il fallait ouvrir le champ politique.
De ce point de vue, Octobre 1988 a été l’événement politique le plus important de l’histoire de l’Algérie postindépendance en ce qu’il a mis fin à un modèle qui avait échoué dans tous les pays arabes dits progressistes. Le contrôle total de l’économie par l’Etat qui s’était donné pour mission de moderniser de façon autoritaire la société par le système du parti unique était devenu contre-productif au point où il menaçait le régime lui-même. Il a été décidé de procéder à des changements politiques pour laisser s’exprimer les différents groupes sociaux et les diverses sensibilités idéologiques de la société. Un grand nombre de partis a vu le jour dont les activités étaient rapportées par une presse à l’expression libre. Le pays a vécu entre 1989 et 1992 une expérience de vie politique libre comme il n’en avait jamais connue, marquée par des débats contradictoires où se sont affrontés publiquement des projets de société à la recherche d’électeurs pour les approuver et les soutenir. Mais après 25 ans et plusieurs scrutins, il n’y a pas eu d’alternance et le même régime issu de l’indépendance en 1962 est en place. Force est de constater que la transition démocratique qui devait opérer le passage du système du parti unique au multipartisme a échoué. Il n’y a pas eu de renouvellement de la classe dirigeante, ni d’intégration effective des populations au champ de l’Etat. La question est de savoir pourquoi la transition de l’autoritarisme vers la démocratie a échoué, alors que formellement le système du parti unique avait été abandonné et que des élections plurielles avaient été organisées. Une analyse appropriée de la vie politique et du fonctionnement des rapports d’autorité pourra fournir l’explication de cet échec en constatant que le régime a absorbé le « multipartisme » et l’a soumis à sa propre logique. Les décisions politiques les plus importantes ne sont pas prises dans les instances élues et il s’avère que ces dernières ne sont qu’un habillage institutionnel d’une structure politique opaque qui indique que le système repose sur la légitimité historique incarnée par l’armée et non sur la souveraineté du corps électoral. La stratégie du régime recourant au trucage des élections, à la manipulation des partis et leur infiltration, à la promesse de quotas de sièges aux élections, etc.,  a pour finalité de neutraliser les partis de l’opposition de manière à les intégrer dans un jeu institutionnel formel tout en leur barrant la route vers le pouvoir d’Etat. Ainsi, la réforme constitutionnelle de février 1989, légalisant le multipartisme, ne visait pas à instaurer l’alternance électorale, mais simplement à mettre en place une démocratie de façade dans laquelle les partis de l’opposition n’auront aucune chance de diriger l’Etat. Il s’agissait juste de crédibiliser politiquement les dirigeants qui se prévaudront désormais d’une légitimité électorale acquise contre des partis d’opposition à qui la population n’aura pas accordé sa confiance. Le système fonctionne avec deux légitimités : celle électorale sur laquelle insiste le discours officiel, et celle historique détenue par l’armée. L’une est formelle et sert de moyen de cooptation d’élus dociles, et l’autre est réelle et est détenue et exercée par un cercle restreint d’officiers supérieurs. La prérogative de ces derniers comprend la désignation du candidat à la fonction présidentielle que l’administration fera élire, la détermination des quotas à donner aux différents partis dans les assemblées élues et la répartition générale de la rente énergétique entre les différents ministères. Les militaires fixent un cadre général de l’action gouvernementale, laissant une marge de manœuvre aux négociations et aux compromis entre les différents groupements d’intérêts idéologiques et économiques.
L’opposition participative devient un élément constitutif, un rouage de ce système opaque de rapports d’autorité. Si certains membres de partis croient un jour gagner les élections pour opérer une alternance électorale, la majorité des candidats aux postes électifs sont poussés par l’appât du gain. A la veille d’élections, la presse rapporte que beaucoup d’hommes d’affaires paient des sommes importantes pour figurer sur des listes à des positions éligibles[6]. La position d’élus leur permettra d’accéder aux circuits semi-officiels de corruption.
De toute façon, les partis de l’opposition participative, présents principalement dans les grades villes et absents dans le reste du pays, sont politiquement faibles et ne peuvent pas imposer à l’administration la neutralité lors de scrutins nationaux et locaux. Sans neutralité politique de l’administration et sans indépendance de la justice, le multipartisme perd de sa pertinence. Il est évident qu’en cas de bourrage des urnes, aucun juge ne pourra statuer en faveur d’un parti d’opposition contre la volonté du ministère de la justice. La subordination au régime de l’administration et de la justice indique que celui-ci n’a aucune volonté d’orienter le pays vers des perspectives d’alternance électorale et révèle que sa structure est incompatible avec des partis autonomes qui ne s’inscrivent pas dans sa préoccupation de légitimation. Le régime attend des partis de l’opposition qu’ils participent aux institutions de l’Etat, et même de critiquer les orientations du gouvernement, sans espérer accéder au pouvoir par les élections. Pour les militaires, l’opposition n’a pas vocation à créer un nouveau régime ou se réclamer d’une quelconque légitimité électorale puisque le régime a sa propre légitimité, celle dite historique incarnée par l’armée. Tant que le régime dispose encore de ressources pour s’imposer face à des adversaires plus faibles que lui, la transition ne débouchera pas sur l’alternance électorale.
Le rapport de force en faveur des militaires a façonné une structure dans laquelle la lutte politique ne se déroule pas dans les institutions de l’Etat. A y regarder de près, le régime interdit, par la loi, par la ruse et aussi par la violence d’Etat, l’activité politique, si on entend par celle-ci le processus institutionnel par lequel le pouvoir exécutif est critiqué et contrôlé. Dans ces conditions, les partis de l’opposition participative perdent de leur crédibilité et n’auront pas la capacité d’être des corps intermédiaires entre les institutions de l’Etat et la population. S’il est accordé aux partis une relative liberté d’expression, avec une ligne rouge à ne pas dépasser (notamment le rôle de l’armée en tant que source du pouvoir et épine dorsale du régime), il est par contre interdit aux différents groupes sociaux d’avoir leurs propres représentants véhiculant les doléances des travailleurs, des chômeurs, des commerçants, etc. Le régime n’accepte pas avoir à négocier avec des acteurs politiques qu’il ne contrôle pas. De ce point de vue, il est révélateur de noter que les partis ont été légalisés alors que les syndicats autonomes demeurent interdits. La raison est qu’il est plus facile de manipuler et de corrompre des dirigeants de partis que des syndicalistes qui doivent, pour être crédibles, être attachés quotidiennement aux revendications concrètes de leurs bases. Il n’y aura pas de canaux légaux d’expression des doléances des travailleurs, des chômeurs, des commerçants, des entrepreneurs…, ce qui alimente des frustrations débouchant sur la violence à l’occasion de décisions du gouvernement jugées injustes. C’est ainsi que la protestation violente, locale ou nationale, malgré le multipartisme et la relative liberté de la presse, fait partie du système politique et indique les points de rupture entre le gouvernement et la population, principalement sur la question sociale qui devient explosive dès lors que les prix du baril de pétrole baissent sur le marché international.
La conflictualité se déplace vers le terrain social avec pour enjeux cruciaux le pouvoir d’achat, le chômage, le logement, les retraites, etc. que le gouvernement traite de façon bureaucratique et sans représentants légitimes des groupes sociaux concernés, entraînant une confrontation directe et violente avec des acteurs anonymes et sans revendications politiques. Dans cette situation, le gouvernement a recours à la répression pour étouffer le réflexe émeutier. Pour assurer sa survie, il compte sur la répartition de la rente quand le prix du pétrole le permet, et quand il ne le permet pas, il utilise la répression pour assurer la paix civile. Dans ce contexte où le régime refuse à la population d’avoir des représentants légitimes, les partis de l’administration et ceux de l’opposition participative sont impuissants à peser sur le cours des événements.
La démocratie de façade à l’épreuve des forces de l’argent
Le modèle de démocratie de façade mis en avant par l’Algérie semble dépendre des prix des hydrocarbures sur le marché international. Si ce prix ne satisfait pas les besoins financiers du système rentier, le régime est menacé par un niveau élevé de protestation qu’il ne pourra pas gérer uniquement par la répression sans porter atteinte à son image dans les médias internationaux. Est-il cependant permis de supposer qu’il puisse y avoir des changements de l’intérieur sous la pression d’une dynamique provenant du secteur économique privé ? Cette perspective est souvent évoquée par la presse nationale qui fait état du pouvoir de l’argent ou de groupes de pression puissants qui exerceraient une influence sur les décideurs. Il est vrai que des hommes d’affaires, connus sur la place publique, ont contribué financièrement aux précédentes campagnes électorales, faisant une intrusion dans le champ politique pour soutenir les candidats des partis de l’administration. Pour eux, c’est un investissement rentable qui leur ouvrira les portes hermétiques de l’administration pour obtenir les autorisations nécessaires à leurs activités. Des noms d’hommes d’affaires influents sont cités pour avoir une supposée influence dans la prise de décision politique, comme si l’appareil d’Etat était au service de la nouvelle bourgeoisie d’affaires. La presse a récemment rapporté un incident qui s’était produit lors d’un forum économique algéro-africain où le représentant du patronat, Ali Haddad, avait pris la parole avant le premier ministre Abdelmalek Sellal qui était censé ouvrir les travaux[7]. Dans leurs commentaires, les journalistes ont souligné l’importance prise par les hommes d’affaires au point où ils relèguent au second plan un chef de gouvernement. Propriétaire d’une entreprise de construction, Ali Haddad est le représentant flamboyant d’un groupe d’affaires qui a émergé suite aux réformes économiques libérales initiées depuis la fin du monopole d’Etat sur le commerce extérieur. Celles-ci ont favorisé la constitution de fortunes privées colossales dans le bâtiment et surtout dans les activités spéculatives liées au commerce de l’import.
Encore faut-il accéder à ce club de riches dont les activités ont besoin de soutien au plus haut niveau de l’Etat pour vaincre l’hostilité d’une administration habituée à dire non à toute initiative. Le caractère néo-patrimonial de l’Etat restreint en effet l’accès aux circuits de formation des fortunes privées. Pour s’y intégrer, il faut soit prêter allégeance à un groupe dirigeant influent, soit être lié à un des membres de ce groupe par des liens de parenté. La captation d’une partie de la rente dépend ainsi d’une protection clientéliste sans laquelle les services de l’Etat (impôts, douane, préfecture…) seraient des obstacles infranchissables pour importer des biens de l’étranger ou acquérir un marché de construction publique. De ce point de vue, il y a eu en effet désétatisation mais pas ouverture économique. Comme en politique, il y a un filtre qui sélectionne les candidats aux appels d’offres des marchés publics, aux autorisations douanières pour importer des biens à commercialiser, et aussi à l’accès au crédit offert par les banques d’Etat. Se reproduisant sur le mode spéculatif, les récentes fortunes monétaires correspondent à la nature rentière de l’économie algérienne qui dépend à 98% de l’exportation des hydrocarbures. Elles ne sont pas par ailleurs l’expression d’une création de richesses nouvelles ; elles sont issues d’une répartition de la rente, obéissant à la logique politique du régime hostile à tout pouvoir économique autonome. La proximité avec le personnel de l’Etat signifie que les hommes d’affaires ne peuvent prospérer qu’avec le régime auquel ils sont fidèles de par la nature de leurs activités. Leur émancipation politique est impensable car elle serait contraire à leurs intérêts, surtout que souvent, ils sont associés à un fils ou à un beau-frère de général. Ainsi, ils ne peuvent s’émanciper du régime au point de vouloir des réformes démocratiques. C’est ce qui explique qu’ils ne s’impliquent pas avec les partis d’opposition et surtout ne formulent pas de revendications politiques relatives à la démocratie. Quand ils contribuent à des financements de campagnes électorales, c’est toujours en faveur des deux partis de l’administration, le FLN et le RND. Dépendant des ressources de l’Etat, ils ont conscience de leur fragilité politique qui les conduit à opter pour des attitudes opportunistes.
Cette question renvoie au rapport entre politique et économie dans les régimes néo-patrimoniaux où l’économie, considérée comme ressource politique, est façonnée de telle manière à ce qu’elle ne donne pas naissance à des pouvoirs sociaux autonomes (patronat, syndicat, etc.). La règle implicite du système est qu’aucune organisation issue de la société civile ne doit avoir suffisamment de force pour discuter d’égal à égal avec le pouvoir exécutif. Entre un capital commercial spéculatif et un capital ancré dans la production, le régime néo-patrimonial préfère le premier pour ne pas avoir à négocier avec des groupes sociaux dont la richesse ne dépend pas de l’Etat. Car un capital productif de richesses exigera à terme une justice autonome, la concurrence des marchandises, une parité de la monnaie fixée par un Institut d’émission indépendant, etc. Le régime néo-patrimonial craint en effet une production nationale qui, à terme, renforcerait politiquement des entrepreneurs revendicatifs. Il serait plus difficile de soumettre politiquement un patron qui participe au PIB par l’exportation, qui emploie des centaines de travailleurs et qui contribue au budget de l’Etat. Dès les années 1990, le pouvoir réel s’était opposé aux orientations de l’ancien premier ministre Mouloud Hamrouche qui cherchait à encourager la production nationale. Sa ligne politique a été défaite et il a été congédié par les défenseurs du capital commercial dont l’intérêt est de transformer le marché national en débouché naturel des produits de sociétés étrangères. De nombreuses PME  n’ont pas pu résister à la concurrence des produits en provenance de Turquie, de Chine, du Vietnam… Les artisans et petits entrepreneurs, produisant des vêtements, des chaussures et autres biens de consommation divers, ont dû fermer et se sont convertis dans le commerce, voire l’activité informelle où le taux de profit est de loin supérieur.
Les différentes composantes du secteur privé font entendre leurs voix dans l’organisation patronale, le Forum des Chefs d’Entreprises (FCE), exprimant des divergences dans les revendications adressées au gouvernement. Le FCE a été le cadre d’une lutte sévère pour son contrôle entre, d’un côté, les importateurs et les entrepreneurs de bâtiments et, de l’autre, les patrons d’entreprises de fabrication. Les importateurs sont contre les taxes douanières et poussent à la signature d’un accord avec l’OMC, tandis que les PME et le capital productif sont favorables à une politique protectionniste. Dans les conditions actuelles, ce sont les premiers qui ont l’oreille du gouvernement. Les menaces proférées par le ministre de l’industrie contre Issad Rabrab, le patron de CEVITAL, premier exportateur en Algérie après Sonatrach, indiquent clairement que le gouvernement est plus à l’aise avec les spéculateurs qu’avec des entreprises privées qui emploient des milliers de personnes[8]. Le bras de fer entre Issad Rebrab et le ministre de l’Industrie, Abdeslam Bouchouareb, (cité dans les Panama Papers pour avoir un compte offshore) est l’illustration d’une opposition entre un groupe de pression qui amasse les richesses sur la base d’activités spéculatives et de transfert de la rente et un groupe d’entrepreneurs qui considèrent que la rente énergétique doit profiter au capitalisme national et non au capitalisme international.
Certes, le régime est partagé entre les deux lignes en présence, mais il soutient pour le moment les importateurs. Le discours officiel change en fonction du niveau des prix mondiaux des hydrocarbures. Lorsque ces prix sont à la hausse, le rapport de force est en faveur des importateurs, et lorsqu’il est à la baisse, il le discours met l’accent sur la production nationale invitée à se substituer aux produits importés. Mais ce ne sont là que des déclarations de circonstances car rien ne montre qu’elles sont suivies d’effet sur le terrain. La presse souligne quotidiennement ce décalage entre le discours et les actes à l’instar du journal El Watan qui écrit dans son édition du 18 janvier 2017 : «… le gouvernement a dépensé, en 15 ans, plus de 800 milliards de dollars sans pour autant arriver à diversifier l’économie algérienne qui demeure dangereusement dépendante de l’exportation des hydrocarbures ».
En conclusion, la paix civile en Algérie dépend plus de facteurs conjoncturels que de la solidité des institutions. Sans projet et surtout sans sens des perspectives historiques, les dirigeants posent le pouvoir comme une fin en soi, incapables de concevoir un Etat bâti sur la séparation des pouvoirs et l’alternance électorale. Comme l’Egypte, l’Algérie est l’illustration de l’échec du nationalisme arabe radical qui, dans les années 1950 et 1960, se prétendait être au service du peuple. Après avoir prôné le socialisme bureaucratique, il favorise aujourd’hui le capital spéculatif qui s’accommode de l’autoritarisme à l’ombre duquel il fleurit. L’Algérie est grosse d’une révolution que les services de sécurité s’ingénient quotidiennement à faire avorter[9].
Lahouari Addi
Sciences Po Lyon
[1] La presse algérienne a fait état de ces émeutes. Voir El Watan, Liberté, Le Soir d’Algérie, Le Quotidien d’Oran de la semaine du 3 au 9 janvier 2017
[2] Le site Algeria-watch tient une comptabilité annuelle des émeutes locales qui se produisent en Algérie sur la base des informations données par la gendarmerie nationale et la presse.
[3] Cf. Ahmed Yachi, « Haussse vertigineuse des demandes de financement ANSEJ entre janvier et juillet 2011 », Maghreb Emergent, 23 Août
[4] Cf. « Réserves de change : forte contraction en 2016 : elles ont atteint $114,1 milliards », Liberté, 30 janvier 2017
[5] “Loi de Finances 2017 : ce qui attend les consommateurs », El Watan, 7 décembre 2016
[6] Le langage politique algérien a inventé un nouveau mot qui apparaît à chaque élection : la chkara, c’est-à-dire la bourse pleine de billets pour être candidat. Cf. « La campagne de collecte des signatures bat son plein. Les contraintes administratives et la chkara se mettent de la partie », El Watan, 13 février 2014
[7] Cf. Sur cet incident cf. Le Soir d’Algérie qui écrit : « L’incident protocolaire survenu lors de l’ouverture du Forum africain de l’investissement, organisé la semaine dernière, aura provoqué une onde de choc ressentie aussi bien au sommet qu’au plus profond de l’Etat. Et le président du FCE, à l’origine de cet incident, devrait en faire les frais ». Ali Haddad est toujours à la tête du FCE.
 
[8] Issad Rebrab est à la tête d’une société (Cevital) qui emploie 3000 ouvriers et qui exporte annuellement à hauteur de 200 millions de dollars, ce qui le place au 2e rang après Sonatrach dans les exportations. Sur ce conflit, cf. « Rabrab réplique aux accusations du ministre de l’industrie : la guerre est ouverte », La Tribune des Lecteurs, 29 septembre 2015
[9] L’expérience algérienne est révélatrice des limites idéologiques du nationalisme arabe radical qui avait promis la modernisation de la culture et le développement de l’économie. J’ai traité de ces limites dans mon livre Radical Arab Nationalism and Political Islam, Georgetown University Press, Washington DC, juillet 2017, et version en français Le nationalisme arabe radical et l’islam politique, Barzakh, Alger, juin 2017

3 Commentaires

  1. Un homme seul dans son espace doit bouger et travailler pour vivre.La place que cet homme a dans son espace est celle qu’il a fait.
    Un homme qui vit en communauté doit travailler pour vivre et sa place est celle que les autres lui font. c’est dieu l’argent qui veut que l’homme s’auto entretient et rester esclave.
    Et c’est pour cela que la plupart des hommes aiment l’aventure.
    La seul façon de fabriquer un milliardaire et de réduire une partie de la société à la mendicité, c’est le principe des vases communicants.

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